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lieu de cela, ils les exterminerent. Je n'aurois jamais fini si je voulois raconter tous les biens qu'ils ne firent pas, et tous les maux qu'ils firent.

C'est à un conquérant à réparer une partie des maux qu'il a faits. Je définis ainsi le droit de conquête: un droit nécessaire, légitime et malheureux, qui laisse toujours à payer une dette immense pour s'acquitter envers la nature humaine.

LE

CHAPITRE V.

Gélon, roi de Syracuse.

E plus beau traité de paix dont l'histoire ait parlé est, je crois, celui que Gélon fit avec les Carthaginois. Il voulut qu'ils abolissent la coutume d'immoler leurs enfants ( 1 ). Chose admirable! Après avoir défait trois cent mille Carthaginois, il exigeoit une condition qui n'étoit utile qu'à eux, ou plutôt il stipuloit pour le genre humain.

Les Bactriens faisoient manger leurs peres vieux à de grands chiens: Alexandre le leur défendit (2); et ce fut un triomphe qu'il remporta sur la superstition.

(1) Voyez le recueil de M. de Barbeyrac, art 112. -(2) Strabon, liv. II.

CHAPITRE VI.

D'une république qui conquiert.

Il est contre la nature de la chose que, dans une constitution fédérative, un état confédéré conquiere sur l'autre, comme nous avons vu de nos jours chez les Suisses (1). Dans les républiques fédératives mixtes, où l'association est entre de petites républiques et de petites monarchies, cela choque moins.

Il est encore contre la nature de la chose qu'une république démocratique conquiere des villes qui ne sauroient entrer dans la sphere de la démocratie. Il faut que le peuple conquis puisse jouir des privileges de la souveraineté, comme les Romains l'établirent au commencement. On doit borner la conquête au nombre des citoyens que l'on fixera pour la démocratie.

Si une démocratie conquiert un peuple pour le gouverner comme sujet, elle exposera sa propre liberté, parcequ'elle confiera une trop grande puissance aux magistrats qu'elle enverra dans l'état conquis.

Dans quel danger n'eût pas été la république de Carthage, si Annibal avoit pris Rome! Que n'eût-il pas fait dans sa ville après la victoire, lui qui y causa tant de révolutions après sa défaite (2)!

(1) Pour le Tockembourg.—(2) Il étoit à la tête d'une faction.

Hannon n'auroit jamais pu persuader au sénat de ne point envoyer de secours à Annibal s'il n'avoit fait parler que sa jalousie. Ce sénat, qu'Aristote nous dit avoir été si sage (chose que la prospérité de cette république nous prouve si bien), ne pouvoit être déterminé que par des raisons sensées. Il auroit fallu être trop stupide pour ne pas voir qu'une armée, à trois cents lieues de là, faisoit des pertes nécessaires qui devoient être réparées.

Le parti d'Hannon vouloit qu'on livrât Annibal aux Romains (1). On ne pouvoit pour lors craindre les Romains, on craignoit donc Annibal.

On ne pouvoit croire, dit-on, les succès d'Annibal: mais comment en douter? Les Carthaginois, répandus par toute la terre, ignoroient-ils ce qui se passoit en Italie ? C'est parcequ'ils ne l'ignoroient pas qu'on ne vouloit pas envoyer de secours à Annibal.

Hannon devient plus ferme après Trébie, après Trasimene, après Cannes : ce n'est point son incrédulité qui augmente, c'est sa crainte. CHAPITRE VII.

Continuation du même sujet.

Il y a encore un inconvénient aux conquêtes faites par les démocraties. Leur gouvernement

(1) Hannon vouloit livrer Annibal aux Romains, comme Caton vouloit qu'on livrât César aux Gaulois.

est toujours odieux aux états assujettis. Il est monarchique par la fiction: mais dans la vérité, il est plus dur que le monarchique, comme l'expérience de tous les temps et de tous les pays l'a fait voir.

Les peuples conquis y sont dans un état triste; ils ne jouissent ni des avantages de la république, ni de ceux de la monarchie. Ce que j'ai dit de l'état populaire se peat appliquer à l'aristocratie.

CHAPITRE VIII.

Continuation du même sujet.

AINSI, quand une république tient quelque peuple sous sa dépendance, il faut qu'elle cherche à réparer les inconvénients qui naissent de la nature de la chose, en lui donnant un bon droit politique et de bonnes lois civiles.

Une république d'Italie tenoit des insulaires sous son obéissance : mais son droit politique et civil à leur égard étoit vicieux. On se souvient de cet acte (1) d'amnistie qui porte qu'on ne les condamneroit plus à des peines afflictives sur la conscience informée du gouver

(1). Du 18 octobre 1738, imprimé à Gênes, chez Franchelli. Vietamo al nostro general-governatore in detta isola di condanare in avvenire solamente ex informata conscientia persona alcuna nazionale in pena afflittiva: potrà ben si far arrestare ed incarcerare le persone che gli saranno sospette; salvo di renderne poi a noi sollecitamente.... Art. VI.,

neur. On a vu souvent des peuples demander des privileges: ici le souverain accorde le droit de toutes les nations.

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CHAPITRE IX.

D'une ronarchie qui conquiert autour d'elle.

I une monarchie peut agir long-temps avant que l'agrandissement l'ait affoiblie, elle deviendra redoutable, et sa force durera tout autant qu'elle sera pressée par les monarchies voisines.

Elle ne doit donc conquérir que pendant qu'elle reste dans les limites naturelles à son gouvernement. La prudence veut qu'elle s'arrête sitôt qu'elle passe ces limites.

Il faut, dans cette sorte de conquête, laisser les choses comme on les a trouvées; les mêmes tribunaux, les mêmes lois, les mêmes coutumes, les mêmes privileges; rien ne doit être changé, que l'armée et le nom du souverain.

Lorsque la monarchie a étendu ses limites par la conquête de quelques provinces voisines, il faut qu'elle les traite avec une grande douceur.

Dans une monarchie qui a travaillé longtemps a conquérir, les provinces de son ancien domaine seront ordinairement très foulées. Elles ont à souffrir les nouveaux abus et les anciens ; et souvent une vaste capitale qui engloutit tout les a dépeuplées. Or, si après avoir conquis autour de ce domaine on traitoit les

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