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Le Mopsus de Valérius Flaccus me paraît une bien faible image de Déiphobe; si Valérius s'exprime avec plus de chaleur et de force que Tibulle, combien ne le trouve-t-on pas inférieur à leur modèle commun! Racine est plus heureux la prophétie de Joad 1 me semble surpasser, autant par la magnificence des images et la richesse de la poésie, que par la beauté de la situation et la divine éloquence des paroles, les prédictions de la sibylle de Cumes, au fils d'Anchise. Après la fin de leur entrevue, nous attendons presque impatiemment le sacrifice solennel qu'elle lui a prescrit; Virgile

P'harmonie, et combien le mélange heureux des sons ajoute, soit à la force des images, soit à l'impression des traits de sentiment. Tibulle nous laisse froids; Virgile nous effraie et nous serre le cœur.

Le tableau du chantre d'Auguste a été agrandi dans cette comparaison de Satan, éclipsé mais lumineux encore depuis sa chute, avec le soleil naissant ou obscurci :

Vers l'horizon obscur tel le soleil naissant
Jette à peine, au milieu des vapeurs nébuleuses,
De timides rayons et des lueurs douteuses;
Ou tel, lorsque sa sœur offusquant ses clartés,
Påle, et portant le deuil aux rois épouvantés,
Il épanche à regret une triste lumière,
Des désastres fameux sinistre avant-courrière.
(Milton, chant II, trad. de Delille.)

Athalie, acte III, scène vi.

trompe notre désir en nous offrant un autre spec

tacle :

Elle dit. Le héros, le coeur préoccupé,
D'étonnement, de crainte, et de respect frappé,
Triste, les yeux baissés, s'éloignant en silence,
Maudissait la fortune et sa longue inconstance.
A son chagrin profond Achate unit le sien:
Et des propos divers forment leur entretien.
Quel est ce malheureux, quelle est cette ombre chère
Pour qui Pluton demande un tribut funéraire?
Quand leurs tristes regards, ô coup inattendu !
Reconnaissent Misène à leurs pieds étendu;
Misène dont l'airain, cher au dieu de la Thrace,
Échauffait la valeur et rallumait l'audace 2.
Jadis, du grand Hector illustre compagnon,
Il portait près de lui la lance et le clairon;
Mais quand Hector perdit la vie et la victoire,
Sous un autre héros gardant la même gloire,
Du vaillant fils d'Anchise il suivit le destin.
Un jour qu'il embouchait l'harmonieux airain,
Provoqué par le bruit de sa conque sonore,
Un des Tritons jaloux, qu'un noir dépit dévore,
Si le dépit est fait pour les âmes des dieux,
Saisit dans sa fureur ce rival odieux,

'Delille aurait dû essayer de rendre ce trait :

Et paribus curis vestigia figit.

Annibal Caro a dit :

E col suo fiato solo

Possente a suscitar Marte o Bellona.

Le plonge entre les rocs, sous la vague écumeuse.
Tous pleurent sa vaillance et sa trompe fameuse;
Et le héros surtout, du sommet d'un rocher,
Veut porter jusqu'aux cieux son superbe bûcher.
De l'antique forêt déjà les chênes tombent;
Les sapins orgueilleux sous la hache succombent :
On déchire leurs troncs, on coupe leurs rameaux,
Et du sommet des monts roulent de vieux ormeaux *.
Énée est à leur tête; il médite en silence;

Et, plongeant ses regards dans la forêt immense :
«Oh! dans son vaste sein, si ce bois spacieux
» Me montrait le rameau que demandent les dieux!
» La sibylle l'annonce; et ta mort, ô Misène!
Me prouve trop combien sa parole est certaine;
>> Et le destin, toujours trop fécond en douleurs,
»Ne m'a jamais en vain annoncé des malheurs. »
Comme il disait ces mots, deux colombes légères,
De la belle Cypris agiles messagères,

S'abattent à ses yeux; et son regard surpris
Reconnaît de Vénus les oiseaux favoris.
Aussitôt il s'écrie: «Oiseaux de Cythérée !

» Descendez-vous vers moi de la voûte éthérée ?
»Venez; que votre vol me guide vers ces lieux

'On peut opposer à la sagesse de Virgile, qui est ici l'imitateur du vieil Ennius, le luxe et la prodigalité de Lucain, dans la description du bois sacré de Marseille abattu par César; il y a toutefois de grandes beautés dans cette description; elles y sont convenablement placées; elles seraient des fautes graves dans Virgile. Le Tasse a encore plus de simplicité que Virgile dans le même genre de description.

» Où ma main doit cueillir le rameau précieux.

>> Et toi, ma mère, et toi, conduis-moi sur leur trace. »
Le couple alors s'envole, et d'espace en espace,
Autant que l'œil de loin peut suivre son essor,
S'élève, redescend, et se relève encor1.

Mais de l'affreux Averne et de ses lacs immondes
A peine ces oiseaux ont reconnu les ondes,
Ils détournent leur course, et d'un vol assuré
Vont se poser tous deux sur l'arbre désiré.
Son or brille à travers une sombre verdure 2.
Tel quand le pâle hiver nous souffle la froiduṛe,
Le gui sur un vieux chêne étale ses couleurs,
Et l'arbuste adoptif le jaunit de ses fleurs :
Tel était ce rameau; tel, en lames bruyantes,
S'agite l'or mouvant de ses feuilles brillantes.
Au doux frémissement, à l'éclat de cet or,
Le héros court, saisit, emporte son trésor,
Et vole triomphant l'offrir à la prêtresse.

Cependant les Troyens, accablés de tristesse,
Debout près de Misène, objet de leurs douleurs,

La traduction d'Annibal Caro est ici fort agréable, elle a quelque chose de plus naïf que l'original :

Elle pascendo,

Andando, saltellando, a scosse, a volo,

Quanto l'occhio scorgea di mano in mano,
Giunser, ove d'Averno era la bocca.

2 Annibal Caro ajoute ici des grâces au texte :

Indi tra frondi, e frondi, il color d'oro,
Che diverso dal verde uscia raggiando
Di tremolo splendor l'aura percosse.

L'entouraient en silence, et répandaient des pleurs.
De sapins résineux, de rameaux sans verdure,
Ils dressent du bûcher l'immense architecture;
Et, du triste édifice enfermant les apprêts,
En cercles sont penchés de funèbres cyprès :
Au-dessus, du héros on a placé les armes.

Pour en baigner ce corps, digne objet de leurs larmes,
Ils répandent les flots bouillonnants dans l'airain,
Et de riches parfums s'épanchent de leur main.
On gémit, on le met sur le lit funéraire,
De ses restes muets triste dépositaire;
On étend au-dessus ses habits précieux,
Dépouille si connue et si chère à leurs yeux!
D'autres, le regard morne et l'âme désolée,
Triste et lugubre emploi! portent le mausolée,
Saisissent des brandons; et, tremblant d'approcher,
En détournant la vue allument le bûcher.
L'encens, l'huile, les mets, les offrandes pieuses
Que jettent dans le feu leurs mains religieuses,
Brûlent avec le corps : des parfums onctueux
Arrosent les débris qu'épargnèrent les feux;
La douleur les confie à l'urne sépulcrale;
Le rameau de la paix répand l'onde lustrale.
On pleure encor Misène, on l'appelle trois fois,
Et les derniers adieux attendrissent leurs voix.
Énée à cet honneur en joint un plus durable :
Sur un mont il élève un trophée honorable,
Y place de sa main la lance et le clairon;

Et ces bords, ô Misène! ont conservé ton nom'.

'On voit au douzième chant de l'Odyssée, le modèle de ce tombeau dans celui d'Elpénor.

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