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> les veines des Troyens, et leur chef laisse échap» per cette prière du fond de son cœur :

«O puissant Apollon! toi qui fus toujours sensi»ble aux cruelles épreuves d'Ilion; toi qui dirigeas » la main et les traits du Troyen Pâris contre Achil»le, c'est sous tes auspices que nous avons par» couru tant de mers qui baignent des contrées im» menses; c'est sous tes auspices que nous avons pénétré jusque chez les peuples Massyliens, malgré les Syrtes qui défendent l'accès de leurs con»trées. Enfin, nous occupons les rivages de l'Italie, si long-temps fugitive devant nous; qu'ici du > moins la fortune de Troie cesse de nous poursui» vre. Vous tous aussi, vous, dieux et déesses, à qui > faisaient ombrage la grandeur d'Ilion et la gloire de la Dardanie, épargnez, il en est temps, les restes de Pergame; et toi, vénérable prêtresse, > instruite des secrets de l'avenir, accorde à ce peu» ple, si je ne réclame ici que l'empire promis à mes » destins, accorde à nos dieux errants, aux dieux » de Troie si long-temps agités, de se fixer enfin › dans le Latium. Pour prix de ces bienfaits, je pro» mets d'élever à Diane, à son frère Apollon, un temple de marbre, où l'on célébrera des jours de › fêtes en l'honneur et sous le nom de ce dieu. Toi-même, ô prêtresse! un auguste sanctuaire » t'attend dans mes états; là, je déposerai tes ora

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cles et tes destins révélés à mon peuple; des pré

> tres choisis en seront les sacrés dépositaires1. Seu»lement ne confie pas tes décrets à des feuilles légères, de peur que, dérangés par les vents, ils » ne volent dispersés au gré de leurs caprices; pro» nonce-les toi-même, je t'en conjure2.

> Telle fut la prière d'Énée.

» Cependant impatiente encore du joug, l'ef» frayante prêtresse s'agite dans son antre comme »une bacchante, pour rejeter de son cœur le dieu » puissant qui l'obsède; plus elle se débat, plus le » dieu fatigue avec le frein sa bouche écumante, » pour dompter cette âme rebelle et la façonner à

La promesse d'Enée, dit M. Eichoff, cache, sous un voile transparent, des allusions à différents traits de l'histoire romaine, tels que la garde des livres sibyllins confiés à dix pontifes, les jeux apollinaires institués pendant les guerres puniques, et le temple d'Apollon élevé par Auguste en mémoire de la bataille d'Actium.

2 Tibulle a dit, au sujet de la même prêtresse, dans la 5o élégie du liv. 2* :

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Phoebe, sacras Messalinum sine tangere chartas

Vatis, et ipse, precor, quod canat illa, doce.

Hæc dedit Æneæ sortes.

Phébus, permets à Messalinus de toucher les livres sacrés de ta prêtresse; je t'en conjure, enseigne-lui toi-même ce qu'elle doit dire; c'est elle qui révéla jadis les destins d'E

uée. »

l'obéissance. Déjà les cent portes de l'antre se » sont ouvertes d'elles-mêmes; les réponses prophé»tiques se répandent dans les airs. « O prince, enfin » délivré des fureurs et des périls de l'onde, de plus › grands périls t'attendent sur la terre. Les Troyens > arriveront dans le royaume de Lavinie, ne con» serve aucun doute à ce sujet; mais ils voudront » n'y être jamais entrés. Je vois des guerres, d'hor»ribles guerres; je vois le Tibre écumant rouler » des flots de sang. Ni le Simoïs et le Xanthe, ni le camp des Grecs, ne manqueront à tes nouveaux › destins. Le Latium a déjà son Achille, fils d'une › déesse comme le premier ; et l'ardente Junon, atta› chée aux pas des Troyens ne les quittera jamais! > Malheureux ! quels secours ne mendiera pas ta » détresse? quel peuple ou quelle ville d'Italie ne te › verra point l'implorer en suppliant? La cause de > tant de malheurs, c'est encore une épouse ravie » à l'amour d'un prince, encore un hymen étranger. Toi, ne cède point à l'orage, mais marche au> devant de lui avec plus d'audace que ta fortune > ne semblera le promettre. La première voie de sa» lut (tu ne saurais jamais prévoir un tel bonheur), »te sera ouverte par une ville grecque. »

«Ainsi, du fond du sanctuaire, la sibylle laisse échapper ces mystères redoutables, et mugit dans » son antre, enveloppant de ténèbres les vérités » qu'elle annonce. C'est ainsi qu'elle obéit au Dieu,

qui tantôt gouverne avec un frein le génie de sa prêtresse, et tantôt lui enfonce et lui retourne un aiguillon dans le cœur. Dès que cette fureur cesse, dès que cette rage tombe et fait silence, Énée prend la parole: « Vierge sacrée, l'image de ces travaux n'est pas nouvelle et inattendue pour » moi; je les ai tous prévus; je les ai tous accomplis d'avance dans le secret de ma pensée. Je ne » demande qu'une grâce : puisque c'est ici la porte » des états du roi des enfers, puisque ces lugubres marais sont un débordement de l'Achéron, ac>> corde-moi le bonheur d'aller revoir et embrasser mon père. Enseigne-moi la route jusqu'à lui, ouvre-moi le seuil sacré de l'Érèbe. Ce père chéri, » on m'a vu à travers les flammes et les traits qui » volaient contre nous, l'enlever sur mes propres épaules, et le sauver du milieu des ennemis; c'est lui qui, compagnon de mon exil, m'a suivi de » mers en mers; lui qui, quoique affaibli par l'âge, supportait comme nous toute l'inclémence du ciel ou des flots, avec un courage au-dessus des forces >et du pouvoir de la vieillesse. Hélas! c'est encore lui dont la prière m'a ordonné d'approcher » du seuil de ta demeure, et de t'implorer en sup>pliant. Que le fils et le père excitent ta pitié, au» guste prêtresse; tu peux tout pour moi, et ce » n'est pas en vain qu'Hécate t'a confié la garde du » bois sacré de l'Averne. Si, gràces aux sons mélo

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dieux de sa lyre éloquente, Orphée a pu ramener › des enfers l'ombre de son épouse 1; si Pollux, heu›reux d'avoir pu racheter son frère, en mourant et > renaissant tour-à-tour, passe et revient sans cesse >par la route fatale 2... Parlerai-je de Thésée, du

* On connaît les admirables vers de Virgile sur Orphée, dans le 4 livre des Géorgiques.

"Ces vers sont un souvenir d'Homère qui a dit des deux jumeaux de Léda:

«Ils vivent tous deux quoique descendus au sein de la terre; honorés par Jupiter après leur trépas, chaque jour alternativement l'un renaît à la lumière, et l'autre redescend chez les morts; tous deux partagent également les honneurs rendus aux dieux. » (Odyssée, chant XI, vers 297.)

Il y a un récit touchant de Pindare sur les deux jumeaux, modèles accomplis de l'amitié fraternelle :

«De ces deux frères tour-à-tour vivants ou morts, l'un passe un jour auprès d'un père chéri, le grand Jupiter, tandis que l'autre descend aux profondeurs de la terre dans les vallées de Thérapné: ainsi leur destinée est égale. Au bonheur d'être tout-à-fait Dieu, et d'habiter l'Olympe, Pollux a préféré cette vie demi-mortelle, après avoir perdu Castor dans un combat.......

» Aussitôt le rejeton de Tyndare vole vers son généreux frère. Il le trouve encore respirant, mais saisi des frissons glacés de la mort. A cette vue, au milieu des soupirs qui se mêlent à ses brûlantes larmes, il s'écrie avec force : « Fils de Saturne, ô mon père! quel sera le terme d'une douleur si grande? Envoie-moi la mort comme à mon frère, ô roi

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