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En pardonnant l'invraisemblance d'avoir mis dans la bouche de Virgile les choses de la religion chrétienne, on est forcé de convenir de la vérité, de la vivacité des peintures, et des beautés de la scène entre les deux poëtes, qui parlent avec tant d'éloquence. Sur le déclin du jour, le Dante, ému au fond des entrailles, marche à la suite de son guide; mais bientôt, comme un homme qui, ne voulant plus ce qu'il voulait, change de dessein par des pensées nouvelles, et se rejette tout entier hors de la route commencée, il s'arrête au milieu de la montagne obscure. Effrayé d'une entreprise si hardie, il a résolu de ne pas aller plus avant. Virgile voit la faiblesse du Dante et lui rend le courage par la plus touchante des révélations : «J'étais, dit-il, parmi les ombres encore suspendues entre la crainte et l'espérance, lorsque je m'entendis appeler par une femme si accorte et si belle que je la priai de commander. Ses yeux brillaient d'une clarté plus vive que celle des étoiles; bientôt elle vint me parler ainsi d'un ton suave et doux comme une voix angélique :

jusqu'à leur séjour, il viendra une âme plus digne que moi de t'y conduire je te laisserai avec elle avant mon départ. Le souverain qui règne sur la partie céleste, ne veut pas que je serve de guide dans son empire, parce que l'ignorance m'a fait rebelle à sa loi. » (Enfer, chant Ier.)

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Ame tendre du poëte de Mantoue, dont la renommée dure encore dans le monde, et durera aussi long-temps que le mouvement céleste; mon ami, et non celui de la fortune, se sent arrêté sur cette plage déserte par des obstacles qui l'ont forcé à retourner sur ses pas. Je crains qu'il ne soit déjà perdu; je tremble d'être venue trop tard à son secours, d'après ce que j'ai entendu sur lui dans le ciel. Va, vole à sa délivrance avec tes magiques paroles, avec ton art suprême; sauve mon ami, tu m'auras consolée. Je suis Béatrix; c'est Béatrix qui t'envoie. Je viens d'un lieu où j'ai désir de retourner; l'amour m'a fait venir, l'amour me fait parler. Quand je serai revenue aux pieds de mon maître, je me louerai souvent de toi devant lui. » Virgile répond à ce discours par un vif empressement d'obéir aux ordres de la vertu, et aussi par des questions qui amènent ces tendres aveux de l'amante céleste. «Lucie, l'ennemie de tout être cruel, est venue me trouver auprès de l'antique Rachel :

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Béatrix, ô louange du vrai Dieu! m'a-t-elle dit, n'iras-tu pas secourir celui qui t'a si ardemment aimée, qui est sorti pour toi des sentiers du vulgaire ? n'entends-tu pas les cris de miséricorde que lui arrache la douleur? ne vois-tu pas la mort contre laquelle il se débat sur ce fleuve inconnu à l'océan ?» Jamais un mortel ne fut aussi prompt à saisir son avantage, et à fuir son malheur, que moi à voler

vers toi après avoir entendu ces mots. J'ai quitté mon siége glorieux, pleine de confiance dans la noble éloquence qui t'honore, toi et ceux qui savent l'entendre. » A ces mots, elle a tourné vers moi des yeux brillants de larmes; voilà comment elle a redoublé mon zèle; voilà comment je suis accouru à ton secours, ainsi qu'elle le voulait; voilà comment je t'ai délivré du monstre qui te fermait le plus court chemin pour franchir cette montagne. Mais que fais-tu? pourquoi, pourquoi demeurer ainsi? pourquoi sembles-tu caresser encore une indigne faiblesse? pourquoi n'as-tu pas la hardiesse et la franchise du courage, puisque trois femmes saintes ont souci de toi dans la cour céleste, et que ma voix te promet des avantages si précieux?» Tel que des fleurs abattues et fermées par le froid de la nuit, aux premiers rayons du soleil qui les colore se relèvent tout ouvertes sur leur tige; ainsi je sentis renaître mes forces affaiblies. Une ardeur si généreuse s'éveilla dans mon cœur que je m'écriai avec confiance : «Quelle pitié pour moi dans celle qui m'a envoyé ton secours! Que tu fus bienfaisant d'accourir aux premières paroles prononcées par elle! Ta voix m'a rendu la force et la résolution de revenir à ma haute entreprise. Marche, ta seule volonté gouverne à présent deux âmes; tu es mon guide, mon seigneur et mon maître. »

Cette création est d'un prix inestimable en ellemême; elle nous découvre des rapports du ciel avec la terre, et une tendresse divine que l'antiquité ne connaissait point. Quelle belle idée! la pitié avertit l'amour; l'amour, sous la forme d'une femme imposante et belle, vient implorer le génie pour le malheur. Cette femme, quelle est-elle ? Béatrix, l'objet des adorations du Dante sur la terre. On a reconnu ici une naïveté qui n'est point celle de l'Odyssée; le sensible Virgile n'a pas un seul des accents du Dante; Didon elle-même n'aurait pas su parler comme Béatrix. Béatrix est plus simple, et cependant chacune de ses paroles est une image; voilà pourquoi elle fait entendre beaucoup de choses en peu de mots. Mais le Dante mérite un éloge au-dessus de tous ces éloges pour la pensée qui préside à cette scène. Nous sommes sur le seuil des enfers; le rival d'Hercule, d'Ulysse, de Télémaque et d'Énée va pénétrer dans le séjour des morts sous les auspices de l'amour et du génie ! L'idée est vraiment sublime; l'opposition qui la suit ne l'est pas moins. Aussi belle et plus touchante que Vénus qui se révèle en fuyant aux regards d'Énée, Béatrix a laissé derrière elle des parfums d'amour, de grâce et d'innocence; et lorsque nous avançons avec le Dante encore tout rempli de la douce présence de cet ange de la terre remonté vers les cieux, le poëte nous fait lire

cette inscription écrite en caractères sombres sur la porte des enfers :

Per me si va nella città dolente;
Per me si va nell' eterno dolore;
Per me si va tra la perduta gente......
Dinanzi a me non fur cose create;
Se non eterne; ed io eterno duro :
Lasciate ogni speranza, voi che'ntrate.

C'est par moi que l'on marche à la cité des larmes ; c'est par moi que l'on va dans l'abîme des douleurs éternelles; c'est par moi que l'on descend vers les races condamnées...... Rien ne fut créé avant moi que les choses éternelles, et moi je dure aussi éternellement. Vous qui entrez ici, laissez sur le seuil toute espérance. »

Il faut l'avouer, ici Virgile est vaincu; ses monstres, le vieux Caron, et le terrible Cerbère, disparaissent comme de vains fantômes devant une inspiration du génie, semblable à l'une des paroles de l'éternel rapportées par Moïse, et dont la plus magnifique éloquence ne saurait atteindre la simplicité sublime. Mais il reste toujours à l'auteur de l'Énéide, le mérite d'avoir composé la vaste galerie de tableaux intéressants et variés par laquelle il nous conduit au Tartare.

Énée alors regarde, et de ce sombre empire A gauche il aperçoit le séjour enflammé

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