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Lorsque la religion condamne des choses que les loix civiles doivent permettre, il est dangereux que les loix civiles ne permettent, de leur côté, ce que la religion doit condamner; une de ces choses marquant toujours un défaut d'harmonie et de justesse dans les idées, qui se répand sur l'autre.

Ainsi les Tartares (1) de Gengiskan, chez lesquels c'étoit un péché, et même un crime capital, de mettre le couteau dans le feu, de s'appuyer contre un fouet, de battre un cheval avec sa bride, de rompre un os avec un autre, ne croyoient pas qu'il y eût de péché à violer la foi, à ravir le bien d'autrui, à faire injure à un homme, à le tuer. En un mot, les loix qui font regarder comme nécessaire ce qui est indifférent, ont cet inconvénient, qu'elles font considérer comme indifférent ce qui est nécessaire.

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Ceux de Formose (2) croient une espèce d'enfer; mais, c'est pour punir ceux qui ont manqué d'aller nuds en certaines saisons, qui ont mis des vêtemens de toile et non pas de soie, qui ont été chercher des huitres, qui ont agi sans consulter le chant des oiseaux: aussi ne regardent-ils point comme péché l'ivrognerie et le déréglement avec les femmes ; ils croient

(1) Voyez la relation de frère Jean Duplan Carpin, envoyé en Tartarie par le pape Innocent IV, en l'année 1246.

(2) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome V, part. I, p. 192.

même que les débauches de leurs enfans sont agréables à leurs dieux.

Lorsque la religion justifie pour une chose d'accident, elle perd inutilement le plus grand ressort qui soit parmi les hommes. On croit, chez les Indiens, que les eaux du Gange ont une vertu sanctifiante (*); ceux qui meurent sur ses bords, sont réputés exempts des peines de l'autre vie, et devoir habiter une région pleine de délices: on envoie, des lieux les plus reculés, des urnes pleines de cendres des morts, pour les jetter dans le Gange. Qu'importe qu'on vive vertueusement, ou non? on se fera jetter dans le Gange.

L'idée d'un lieu de récompense emporte nécessairement l'idée d'un séjour de peines; et quand on espère l'un sans craindre l'autre, les loix civiles n'ont plus de force. Des hommes qui croient des récompenses sûres dans l'autre vie échapperont au législateur : ils auront trop de mépris pour la mort. Quel moyen de contenir par les loix un homme qui croit être sûr que la plus grande peine que les magistrats li pourront infliger, ne finira dans un moment, que pour commencer son bonheur?

(*) Lettres édifiantes, quinzième recueil.

CHAPITRE X V.

Comment les loix civiles corrigent quelquefois les fausses religions.

LE respect pour les choses anciennes, la

simplicité ou la superstition, ont quelquefois établi des mystères ou des cérémonies, qui pouvoient choquer la pudeur; et de cela les exemples n'ont pas été rares dans le monde. Aristote (1) dit que, dans ce cas, la loi permet que les pères de famille aillent au temple célébrer ces mystères pour leurs femmes et pour leurs enfans. Loi civile admirable qui conserve les mœurs contre la religion!

Auguste (2) défendit aux jeunes gens de l'un et de l'autre sexe d'assister à aucune cérémonie nocturne, s'ils n'étoient accompagnés d'un parent plus âgé; et lorsqu'il rétablit les fêtes (3) lupercales, il ne youlut pas que les jeunes gens courussent nuds,

(1) Polit. liv. VII, ch. XVII.

(2) Suétone, in Augusto, ch. XXXI. (3) Ibid.

CHAPITRE XVI.

Comment les loix de la religion corrigent les inconvéniens de la constitution politique.

D'UN autre côté, la religion peut soutenir l'état politique, lorsque les loix se trouvent dans l'impuissance.

Ainsi, lorsque l'état est souvent agité par des guerres civiles, la religion fera beaucoup, si elle établit que quelque partie de cet état reste toujours en paix. Chez les Grecs, les Eléens, comme prêtres d'Apollon, jouissoient d'une paix éternelle. Au Japon (*), on laisse toujours en paix la ville de Méaco, qui est une ville sainte: la religion maintient ce réglement; et cet empire, qui semble être seul sur la terre, et qui n'a, et qui ne veut avoir aucune ressource de la part des étrangers, a toujours dans son sein un commerce que la guerre ne ruine pas.

Dans les états où les guerres ne se font pas par une délibération commune, et où les loix ne se sont laissé aucun moyen de les terminer ou de les prévenir, la religion établit des temps de paix ou de trèves, pour que le peuple puisse faire les choses sans lesquelles l'état ne

(*) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de

pourroit subsister, comme les semailles et les travaux pareils.

Chaque année, pendant quatre mois, toute hostilité cessoit entre les tribus (1) Arabes : le moindre trouble eût été une impiété. Quand chaque seigneur faisoit en France la guerre ou la paix, la religion donna des trèves, qui devoient avoir lieu dans de certaines saisons.

CHAPITRE XVI I.

Continuation du même sujet.

LORSQU'IL y a beaucoup de sujets de haine dans un état, il faut que la religion donne beaucoup de moyens de réconciliation. Les Arabes, peuple brigand, se faisoient souvent des injures et des injustices. Mahomet (2) fit cette loi: « Si quelqu'un pardonne le sang de » son frère (3), il pourra poursuivre le mal» faiteur pour des dommages et intérêts: mais » celui qui fera tort au méchant après avoir » reçu satisfaction de lui, souffrira au jour du »jugement des tourmens douloureux ».

Chez les Germains, on héritoit des haines et des inimitiés de ses proches: mais elles n'étoient pas éternelles. On expioit l'homicide, en don

(1) Voyez Prideaux, vie de Mahomet, p. 64.
(2) Dans l'alcoran, liv. I, ch. de la vache.
(3) En renonçant à la loi du talion,

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