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les autres ; comme dans un arbre, ou systême bien entendu des connoissances humaines, on peut voir le rapport mutuel des sciences et des arts. Cette comparaison d'ailleurs est d'autant plus juste, qu'il en est du plan qu'on peut se faire dans l'examen philosophique des loix, comme de l'ordre qu'on peut observer dans un arbre encyclopédique des sciences: il y restera toujours de l'arbitraire; et tout ce qu'on peut exiger de l'auteur, c'est qu'il suive, sans détour et sans écart, le systême qu'il s'est une fois formé.

Nous dirons de l'obscurité, que l'on peut se permettre, dans un tel ouvrage, la même chose que du défaut d'ordre. Ce qui seroit obscur pour les lecteurs vulgaires, ne l'est pas pour ceux que l'auteur a eus en vue. D'ail leurs, l'obscurité volontaire n'en est pas une. M. de Montesquieu ayant à présenter quelquefois des vérités importantes, dont l'énoncé absolu et direct auroit pu blesser sans fruit, a eu la prudence de les envelopper; et, par cet innocent artifice, les a voilées à ceux à qui elles seroient nuisibles, sans qu'elles fussent perdues pour les sages.

Parmi les ouvrages qui lui ont fourni des secours, et quelquefois des vues pour le sien, on voit qu'il a sur-tout profité des deux historiens qui ont pensé le plus, Tacite et Plutarque: mais, quoiqu'un philosophe qui a fait ces deux lectures, soit dispensé de beaucoup d'autres, il n'avoit pas cru devoir, en ce genre,

rien négliger ni dédaigner de ce qui pouvoit être utile à son objet. La lecture que suppose l'Esprit des Loix est immense; et l'usage raisonné que l'auteur a fait de cette multitude prodigieuse de matériaux, paroîtra encore plus surprenant, quand on saura qu'il étoit presque entiérement privé de la vue, et obligé d'avoir recours à des yeux étrangers. Cette vaste lecture contribue non-seulement à l'utilité, mais à l'agrément de l'ouvrage. Sans déroger à la majesté de son sujet, M. de Montesquieu sait en tempérer l'austérité, et procurer aux lecteurs des momens de repos, soit par des faits singuliers et peu connus, soit par des allusions délicates, soit par ces coups de pinceau énergiques et brillans, qui peignent d'un seul trait les peuples et les hommes.

Enfin, car nous ne voulons pas jouer ici le rôle des commentateurs d'Homère, il y a, sans doute, des fautes dans l'Esprit des Loix, comme il y en a dans tout ouvrage de génie, dont l'auteur a le premier osé se frayer des routes nouvelles. M. de Montesquieu a été parmi nous pour l'étude des loix, ce que Descartes a été pour la philosophie : il éclaire souvent, et se trompe quelquefois; et, en se trompant même, il instruit ceux qui savent lire. Cette nouvelle édition montrera, par les additions et corrections qu'il y a faites, que, s'il est tombé de temps en temps, il a su le reconnoître, et se relever. Par-là il acquerra du moins le droit à un nouvel examen, dans les endroits

où il n'aura pas été de l'avis de ses censeurs; peut-être même ce qu'il aura jugé le plus digne de correction, leur a-t-il absolument échappé tant l'envie de nuire est ordinairement aveugle! Mais ce qui est à la portée de tout le monde dans l'Esprit des Loix; ce qui doit rendre l'auteur cher à toutes les nations; ce qui serviroit même à couvrir des fautes plus grandes que les siennes, c'est l'esprit de citoyen qui l'a dicté. L'amour du bien public, le desir de voir les hommes heureux, s'y montrent de toutes parts; et n'eût-il que ce mérite si rare et si précieux, il seroit digne, par cet endroit seul, d'être la lecture des peuples et des rois. Nous voyons déjà, par une heureuse expérience, que les fruits de cet ouvrage ne se bornent pas, dans ses lecteurs, à des sentimens stériles. Quoique M. de Montesquieu ait peu survécu à la publication de l'Esprit des Loix, il a eu la satisfaction d'entrevoir les effets qu'il commence à produire parmi nous; l'amour naturel des François, pour leur patrie, tourné vers son véritable objet; ce goût pour le commerce, pour l'agriculture, et pour les arts utiles, qui se répand insensiblement dans notre nation; cette lumière générale sur les principes du gouvernement, qui rend les peuples plus attachés à ce qu'ils doivent aimer. Ceux qui ont si indécemment attaqué cet ouvrage, lui doivent peut-être plus qu'ils ne s'imaginent. L'ingratitude, au reste, est le moindre reproche qu'on ait à leur faire. Ce n'est pas sans regret Tome 1.

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et sans honte pour notre siècle, que nous allons les dévoiler: mais cette histoire importe trop à la gloire de M. de Montesquieu, et à l'avantage de la philosophie, pour être passée sous silence. Puisse l'opprobre, qui couvre enfin ses ennemis, leur devenir salutaire !

A peine l'Esprit des Loix parut-il, qu'il fut recherché avec empressement, sur la réputation de l'auteur: mais quoique M. de Montesquieu eût écrit pour le bien du peuple, il ne devoit pas avoir le peuple pour juge: la profondeur de l'objet étoit une suite de son importance même. Cependant les traits qui étoient répandus dans l'ouvrage, et qui auroient été déplacés s'ils n'étoient pas nés du fond du sujet, persuadèrent à trop de personnes qu'il étoit écrit pour elles. On cherchoit un livre agréable; et on ne trouvoit qu'un livre utile dont on ne pouvoit d'ail leurs, sans quelque attention, saisir l'ensemble et les détails. On traita légérement l'Esprit des Loix; le titre même fut un sujet de plaisanterie (*); enfin, l'un des plus beaux monumens littéraires qui soient sortis de notre nation, fut regardé d'abord par elle avec assez d'indifférence. il fallut que les véritables juges eussent eu le temps de lire: bientôt ils ramenèrent la multitude, toujours prompte à changer d'avis. La partie du public qui enseigne dicta à la partie qui écoute ce qu'elle devoit penser et dire, et

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(*) M. de Montesquieu, disoit-on, devoit intituler son livre: de l'Esprit sur les Loix. i

le suffrage des hommes éclairés, joint aux échos qui le répétèrent, ne forma plus qu'une voix dans toute l'Europe.

Ce fut alors que les ennemis publics et secrets des lettres et de la philosophie (car elles en ont de ces deux espèces) réunirent leurs traits contre l'ouvrage. De-là cette foule de brochures qui lui furent lancées de toutes parts, et que nous ne tirerons pas de l'oubli où elles sont déjà plongées. Si leurs auteurs n'avoient pris de bonnes mesures pour être inconnus à la postérité, elle croiroit que l'Esprit des Loix a été écrit au milieu d'un peuple de barbares.

M. de Montesquieu méprisa sans peine les critiques ténébreuses de ces auteurs sans talens, qui, soit par une jalousie qu'ils n'ont pas droit d'avoir, soit pour satisfaire la malignité du public qui aime la satyre et la méprise, outragent ce qu'ils ne peuvent atteindre; et, plus odieux par le mal qu'ils veulent faire, que redoutables par celui qu'ils font, ne réussissent pas même dans un genre d'écrire que sa facilité et son objet rendent également vil. Il mettoit les ouvrages de cette espèce sur la même ligne que ces nouvelles hebdomadaires de l'Europe, dont les éloges sont sans autorité et les traits sans effet, que des lecteurs oisifs procurent sans y ajouter foi, et dans lesquelles les souverains sont insultés sans le savoir, ou sans daigner s'en venger. Il ne fut pas aussi indifférent sur les principes d'irréligion qu'on l'accusa d'avoir semés dans l'Esprit des Loix. En méprisant de pareils reproches,

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