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de comparaison, font disparoître l'accusation dont M. Crévier a voulu noircir M. de Montesquieu, et ne laissent que de l'étonnement sur l'atrocité de la calomnie.

Mais il ne faut pas encore se lasser de la surprise: l'auteur du libelle a porté l'attentat jusqu'au comble. Si on l'en croit, M. de Montesquieu est ennemi de la religion; mais il n'est pas de ces ennemis ordinaires qui, contens de s'affranchir eux-mêmes de son joug, s'inquiè tent peu des sentimens que les autres ont pour elle: il veut la détruire; et, pour mieux réussir, il l'attaque par la ruse. Mais écoutons M. Crévier. « Cet ouvrage, dit-il dans son avant» propos, prive la vertu de son motif, et » délivre le vice de la terreur la plus capable » de le réprimer. Il détruit les devoirs dans » leur source; et, en anéantissant ceux qui se » rapportent à l'auteur de notre être, quelle » force laisse-t-il à ceux qui ne regardent que » nos compagnons »?

« Et l'auteur, continue te libelle, exécute » tout cela sourdement, et sans déclarer une » guerre ouverte à l'orthodoxie. Ceux qui l'ont » suivi dans le même plan funeste, devenus » plus audacieux par les succès de leur pré>> curseur, ont levé le masque. Mais, par leur » témérité même, ils sont de moins dangereux >> ennemis; parce que......., en prenant les » armes, ils nous ont avertis de les prendre » de notre côté. L'auteur de l'Esprit des Loix

conduit son entreprise plus adroitement : il

:

*

» ne livre point l'assaut à la religion; il va â » la sape, et mine la religion sans bruit >>.

».

M. Crévier entre, à cet égard, dans quelques détails : ils contiennent la moitié de son livre. Mais qui le croiroit! les prétendues preuves du crime affreux dont il charge son ennemi, ne sont que la répétition des calomnies que le nouvelliste ecclésiastique avoit vomies contre l'auteur de l'Esprit des Loix, au mois d'octobre 1749. Cet affreux libelle fut foudroyé par M. de Montesquieu lui-même dans sa Défense de l'Esprit des Loix. Il ne resta à cet écrivain que la honte d'avoir attaqué un grand homme qui ne méritoit que des éloges, et le chagrin d'avoir fourni la matière d'un opuscule qui transmettra cette honte à la postérité.

Tout le monde lut, et tous les gens de goût admirèrent cet ouvrage; mais il paroît qu'il est demeuré inconnu à M. Crévier. Aussi nous dit-il qu'il a travaillé sur l'édition de l'Esprit des Loix de 1749. Son ouvrage est cependant de 1764, postérieur de six ans à l'édition de 1758. Elle a été faite d'après les corrections que M. de Montesquieu avoit faites lui-même avant sa mort. S'il eût eu soin de se la procurer, comme il le devoit, il y auroit trouvé quelques changemens, dont plusieurs tendent à éclaircir certains passages sur lesquels le nouvelliste avoit cru trouver prise; et que M. Crévier a relevés d'après lui, quoiqu'ils ne soient plus tels qu'ils étoient : il y auroit lu la Défense de l'Esprit des Loix, et y auroit

appris le respect qu'il devoit aux talens, aux vues de l'auteur, et à l'ouvrage.

En 1764, parut, dans les pays étrangers, un critique de l'Esprit des Loix, d'un autre genre. Il a respecté, comme il le devoit, les qualités du cœur de M. de Montesquieu; la calomnie n'a point sali ses écrits; il a seulement prétendu trouver des erreurs dans l'ouvrage, et il a renfermé ses observations dans des notes insérées dans une édition faite des œuvres de M. de Montesquieu, en Hollande. L'examen d'une ou de deux de ces notes suffira pour les apprécier toutes; et l'on va choisir entre celles qui sont les plus importantes.

M. de Montesquieu, après avoir établi la distinction qui caractérise les trois genres de gouvernement, fait voir que, dans chacun de ces gouvernemens, les loix doivent être relatives à leur nature, c'est-à-dire, à ce qui les constitue: ainsi, dans la démocratie, le peuple doit être, à certains égards, le monarque; à d'autres, le sujet : il faut, par exemple, qu'il élise ses magistrats, et qu'il les juge. Si les magistrats cessent d'être électifs, ou si quelque autre que le peuple a le droit de leur demander compte de leur conduite, dès-lors ce n'est plus une démocratie; les magistrats, ou les juges des magistrats, ravissent la puissance au peuple, et se l'attribuent.

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Il est de la nature de la monarchie que la nation soit gouvernée par un prince dont le pouvoir soit modéré par les loix. Pour que ce

gouvernement ne change pas de nature, et në dégénère pas en despotisme, il faut qu'il y ait, entre le monarque et le peuple, beaucoup de rangs, beaucoup de pouvoirs intermédiaires. Si les ordres passoient du trône immédiatement au peuple, la terreur les feroit exécuter, et l'arbitraire s'introduiroit sur les débris des loix. Si les ordres, au contraire, ne parviennent aux extrémités de la nation que par degrés, la sphère de ceux qui les font arriver, touchant immédiatement à ceux qui les doivent exécuter, la crainte ne fait plus d'impression : c'est la loi qui parle par la bouche de ses émissaires; ce n'est plus le monarque.

Il faut encore, dans une monarchie, un corps dépositaire des loix, médiateur entre les sujets et le prince. S'il n'existe point de dépôt pour les loix; si elles ne sont point sous la main de gardiens fidèles qui, pour arrêter l'effet des volontés momentanées du souverain, les placent à propos entre la nation et lui; elles n'ont plus de stabilité; elles n'ont plus d'effet, et le despotisme les anéantit.

Il est de la nature du gouvernement despotique, que la volonté, les caprices d'un tyran soient la seule loi: il faut donc qu'il exerce son autorité par lui seul, ou par un seul qui le représente. Prend-il des mesures pour faire exécuter ses volontés? se prescrit-il des règles? ou souffre-t-il qu'on lui en rappelle? sa volonté n'est pas la seule loi : il cesse d'être despote, et monte à la monarchie.

Tels sont, en général, les établissemens que doit former un législateur qui songe à fonder ou introduire l'un de ces trois gouvernemens. Mais s'il veut que son ouvrage soit durable, après avoir réglé la nature de son gouvernement, il faut aussi qu'il s'occupe de son principe, c'est-à-dire, de ce qui le soutiendra et le fera agir. Ainsi, il faut que, pour une république, il trouve le secret d'insinuer et de perpétuer, dans le cœur des citoyens, l'amour de la république, c'est-à-dire, l'amour de l'égalité; ensorte que les magistratures n'y soient pas regardées comme un objet d'ambition, mais comme une occasion de signaler son attachement pour la patrie, et de se livrer tout entier au maintien de la liberté des citoyens et de l'égalité entre eux.

Pour le mouvement et le maintien d'un état monarchique, il faut que le coeur des sujets soit animé par l'honneur, c'est-à-dire, par l'ambition et par l'amour de l'estime : ces deux passions sont nécessaires, mais elles se tempèrent mutuellement. Le monarqué est le seul dispensateur des distinctions et des récompenses: il faut donc que l'ambition de les obtenir inspire le desir de le servir utilement pour l'état, et de se signaler assez pour qu'il apperçoive ces services, et les récompense. Si les graces et les récompenses dépendoient d'un autre pouvoir que de celui du monarque, son autorité seroit nulle; il n'auroit aucun ressort dans la main, pour faire agir les différentes parties de

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