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que celui des hommes, que Fénelon parvenoit à faire goûter au duc de Bourgogne les premiers conseils de la raison et les premières leçons de la vertu.

S'il veut lui inspirer plus d'aménité dans les manières et plus de douceur dans le caractère, il suppose « que << le soleil veut respecter le sommeil d'un jeune prince « pour que son sang puisse se rafraîchir, sa bile s'apai« ser; pour qu'il puisse obtenir la force et la santé dont <«< il aura besoin, et je ne sais quelle douceur tendre qui « pourroit lui manquer. Pourvu qu'il dorme, qu'il rie, <<< qu'il adoucisse son tempérament, qu'il aime les jeux « de la société, qu'il prenne plaisir à aimer les hommes « et à se faire aimer d'eux, toutes les grâces de l'esprit << et du corps viendront en foule pour l'orner. »

S'il veut l'exciter à mettre plus d'attention à ses études et à apporter plus d'exactitude à ses compositions, il le peint à lui-même sous la figure du jeune Bacchus, peu fidèle aux leçons de Silène, et dont un faune moqueur relève toutes les fautes en riant. Le jeune Bacchus ne pouvant souffrir les railleries du faune, toujours prêt à se moquer de ses expressions, si elles ne sont pures et élégantes, lui dit, d'un ton fier et impatient : « Comment <«<oses-tu te moquer du fils de Jupiter? » Le faune répond sans s'émouvoir : « Et comment le fils de Jupiter ose-t-il « faire quelque faute? »

Fénelon veut retracer au duc de Bourgogne, dans une seule fable, tous les défauts de son caractère, et il compose la fable du Fantasque. Le duc de Bourgogne est

obligé d'y lire la fidèle histoire de toutes ses inégalités et de tous ses emportements.

« Qu'est-il donc arrivé de funeste à Mélanthe? Rien << au dehors, tout au dedans: il se coucha hier les dé«<lices du genre humain; ce matin, on est honteux pour <«<lui, il faut le cacher. En se levant, le pli d'un chaus« son lui a déplu; toute la journée sera orageuse, et tout « le monde en souffrira il fait peur, il fait pitié, il <«< pleure comme un enfant, il rugit comme un lion. Une << vapeur maligne et farouche trouble et noircit son ima<«<gination comme l'encre de son écritoire barbouille ses <«< doigts. N'allez pas lui parler des choses qu'il aimoit << le mieux il n'y a qu'un moment; par la raison qu'il les << a aimées, il ne les sauroit plus souffrir. Les parties de << divertissements qu'il a tant désirées lui deviennent « ennuyeuses, il faut les rompre; il cherche à contre« dire, à se plaindre, à piquer les autres; il s'irrite de « voir qu'ils ne veulent point se fâcher. Quand il manque << de prétexte pour attaquer les autres, il se tourne contre « lui-même, il se blâme, il ne se trouve bon à rien, il se « décourage, il trouve fort mauvais qu'on veuille le <«< consoler; il veut être seul, et il ne peut supporter la so<«<litude; il revient à la société et s'aigrit contre elle on « se tait, ce silence affecté le choque; on parle tout bas, «< il s'imagine que c'est contre lui; on parle tout haut, il « trouve qu'on parle trop et qu'on est trop gai pendant << qu'il est triste; on est triste, cette tristesse lui paraît <«< un reproche de ses fautes; on rit, il soupçonne qu'on

«se moque de lui. Que faire ? être aussi ferme et aussi << patient qu'il est insupportable, et attendre en paix qu'il <<< revienne demain aussi sage qu'il l'étoit hier. Cette hu« meur étrange s'en va comme elle vient : quand elle le << prend, on diroit que c'est un ressort de machine qui << se démonte tout à coup. Il est comme on dépeint les « possédés; sa raison est comme à l'envers, c'est la dé<<< raison elle-même en personne; poussez-le, vous Ini « ferez dire en plein jour qu'il est nuit, car il n'y a plus « ni jour ni nuit pour une tête démontée par son caprice ; « quelquefois il ne peut s'empêcher d'être étonné de ses « excès et de ses fougues. Malgré son chagrin, il sourit << des paroles extravagantes qui lui ont échappé; mais <«< quel moyen de prévoir ces orages et de conjurer la « tempête? il n'y en a aucun; point de bons almanachs « pour prédire ce mauvais temps. Gardez-vous bien de <«<< dire: Demain nous irons nous divertir dans un tel << jardin; l'homme d'aujourd'hui ne sera pas celui de <«< demain; celui qui vous promet maintenant disparoîtra << tantôt, vous ne saurez plus où le prendre pour le faire « souvenir de sa parole; en sa place, vous trouverez un « je ne sais quoi, qui n'a ni forme ni nom, qui n'en peut << avoir, et que vous ne sauriez définir deux instants de << suite de la même manière. Etudiez-le bien, puis dites<«< en tout ce qu'il vous plaira, il ne sera plus vrai le mo«ment d'après que vous l'aurez dit. Ce je ne sais quoi <«< veut et ne veut pas; il menace, il tremble; il mêle << des hauteurs ridicules avec des bassesses indignes; il

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b.

<< pleure, il rit; il badine, il est furieux. Dans sa fureur <«< la plus bizarre et la plus insensée, il est plaisant, élo« quent, subtil, plein de tours nouveaux, quoiqu'il ne « lui reste pas seulement une ombre de raison. Prenez << bien garde de ne lui rien dire qui ne soit juste, précis « et exactement raisonnable; il sauroit bien en prendre « avantage et vous donner adroitement le change; il << passeroit d'abord de son tort au vôtre, et deviendroit << raisonnable pour le seul plaisir de vous convaincre « que vous ne l'êtes pas. C'est un rien qui l'a fait monter « jusqu'aux nues; qu'est-il devenu? il s'est perdu dans la « mêlée, il n'en est plus question; il ne sait plus ce qui «< l'a fâché, il sait seulement qu'il se fâche et qu'il veut « se fâcher, encore même ne le sait-il pas toujours; il << s'imagine souvent que tous ceux qui lui parlent sont « emportés, et que c'est lui seul qui se modère; mais <«< peut-être qu'il épargnera certaines personnes aux<< quelles il doit plus qu'aux autres, ou qu'il paroît aimer « davantage; non, sa bizarrerie ne connoît personne, elle « se prend sans choix à tout ce qu'elle trouve; le pre<«<mier venu lui est bon pour essuyer ses emportements; <«< tout lui est égal pourvu qu'il se fâche; il diroit des «< injures à tout le monde. Il n'aime plus les gens, il << n'en est point aimé; on le persécute, on le trahit; il «< ne doit rien à qui que ce soit. Mais attendez un mo<«<<ment, voici une autre scène : il a besoin de tout le << monde; il aime, on l'aime aussi; il flatte, il s'insinue, <«< il ensorcelle tous ceux qui ne pouvoient plus le souf

<«< frir, il avoue son tort, il rit de ses bizarreries, il se «< contrefait, et vous croiriez que c'est lui-même dans « ses accès d'emportement, tant il se contrefait bien. « Après cette comédie jouée à ses propres dépens, vous « croyez bien qu'au moins il ne fera plus le démoniaque. « Hélas! vous vous trompez, il le fera encore ce soir, « pour s'en moquer demain sans se corriger. »

Ne retrouve-t-on pas, dans cette charmante composition, toute la finesse d'observation que La Bruyère a mise dans ses Caractères? Ne reconnoît-on pas dans ce portrait le prince dont M. de Saint-Simon nous a peint les premiers emportements avec des couleurs si effrayantes. Mais La Bruyère recueilloit, dans l'observation des hommes réunis en société, tous les traits dont il composoit ses tableaux après une étude réfléchie et un travail difficile; et Fénelon peignoit son Fantasque avec l'aisance, le naturel et l'à-propos d'un instituteur qui avertit son élève de ses torts et de ses défauts, au moment même où il le surprend dans ses écarts. M. de Saint-Simon écrivoit ses Mémoires dans le silence de la retraite et dans le secret de son cabinet, après la mort du prince dont il racontoit les foiblesses et les vertus; et c'étoit au jeune prince lui-même que Fénelon adressoit le fidèle récit de ses travers et de ses extravagances; c'étoit en le forçant de fixer ses regards sur sa propre image, qu'il le faiscit rougir de ses emportements; c'étoit en présence de ceux mêmes qui en avoient été témoins, et dont il ne pouvoit démentir l'attachement et

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