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les

cer pour courir avec plus de vitesse. Les crins du cheval, cheveux de l'homme, son manteau, tout est flottant, et repoussé par le vent en arrière.

PARRHASIUS. Ceux qui ne savent que représenter des figures gracieuses n'ont atteint que le genre médiocre. Il faut peindre l'action et le mouvement, animer les figures, et exprimer les passions de l'âme. Je vois que vous êtes bien entré dans le goût de l'antique.

POUSSIN. Plus avant, on trouve un gazon sous lequel paroît un terrain de sable. Trois figures humaines sont sur cette herbe : il y en a une debout, couverte d'une robe blanche à grands plis flottants; les deux autres sont assises auprès d'elle sur le bord de l'eau, et il y en a une qui joue de la lyre. Au bout de ce terrain, couvert de gazon, on voit un bâtiment carré, orné de bas-reliefs et de festons, d'un bon goût d'architecture simple et noble. C'est sans doute un tombeau de quelque citoyen qui étoit mort peut-être avec moins de vertu, mais plus de fortune que Phocion.

PARRHASIUS. Je n'oublie pas que vous m'avez parlé du bord de l'eau. Est-ce la rivière d'Athènes nommée llissus ?

POUSSIN. Oui; elle paroît en deux endroits aux côtés de ce tombeau. Cette eau est pure et claire le ciel serein, qui est peint dans cette eau, sert à la rendre encore plus belle. Elle est bordée de saules naissants et d'autres arbrisseaux tendres dont la fraîcheur réjouit la vue.

PARRHASIUS. Jusque-là il ne me reste rien à souhaiter. Mais vous avez encore un grand et difficile objet à me représenter; c'est là que je vous attends.

POUSSIN. Quoi ?

PARRHASIUS. C'est la ville. C'est là qu'il faut montrer que vous savez l'histoire, le costume, l'architecture.

POUSSIN. J'ai peint cette grande ville d'Athènes sur la pente d'un long coteau pour la mieux faire voir. Les bâtiments y sont par degrés dans un amphithéâtre naturel. Cette ville ne paroît point grande du premier coup d'œil on n'en voit près de soi

qu'un morceau assez médiocre, mais le derrière qui s'enfuit découvre une grande étendue d'édifices.

PARRHASIUS. Y avez-vous évité la confusion?

POUSSIN. J'ai évité la confusion et la symétrie. J'ai fait beaucoup de bâtiments irréguliers; mais ils ne laissent pas de faire un assemblage gracieux, où chaque chose a sa place la plus naturelle. Tout se démêle et se distingue sans peine; tout s'unit et fait corps ainsi il y a une confusion apparente, et un ordre véritable quand on l'observe de près.

PARKHASIUS. N'avez-vous pas mis sur le devant quelque principal édifice?

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POUSSIN. J'y ai mis deux temples. Chacun a une grande enceinte comme il la doit avoir, où l'on distingue le corps du temple des autres bâtiments qui l'accompagnent. Le temple qui est à la main droite a un portail orné de quatre grandes colonnes de l'ordre corinthien, avec un fronton et des statues. Autour de ce temple on voit des festons pendants : c'est une fête que j'ai voulu représenter suivant la vérité de l'histoire. Pendant qu'on emporte Phocion hors de la ville vers le bûcher, tout le peuple en joie et en pompe fait une grande solennité autour du temple dont je vous parle. Quoique ce peuple paraisse assez loin, on ne laisse pas de remarquer sans peine une action de joie pour honorer les dieux. Derrière ce temple paroît une grosse tour trèshaute, au sommet de laquelle est une statue de quelque divinité. Cette tour est comme une grosse colonne.

PARRHASIUS. Où est-ce que vous en avez pris l'idée ?

POUSSIN. Je ne m'en souviens plus mais elle est sûrement prise dans l'antique, car jamais je n'ai pris la liberté de rien. donner à l'antiquité qui ne fût tiré de ses monuments. On voit aussi auprès de cette tour un obélisque.

PARRHASIUS. Et l'autre temple, n'en direz-vous rien?

FOUSSIN. Cet autre temple est un édifice rond, soutenu de colonnes; l'architecture en paroît majestueuse et singulière. Dans l'enceinte on remarque divers grands bâtiments avec des fron

tons. Quelques arbres en dérobent une partie à la vue. J'ai voulu marquer un bois sacré.

PARRHASIUS. Mais venons au corps de la ville.

POUSSIN. J'ai cru devoir y marquer les divers temps de la république d'Athènes; sa première simplicité, à remonter jusque vers les temps héroïques; et sa magnificence dans les siècles suivants, où les arts y ont fleuri. Ainsi j'ai fait beaucoup d'édifices ou ronds ou carrés, avec une architecture guerrière; et beaucoup d'autres qui sentent cette antiquité rustique et régulière. Tout y est d'une figure bizarre: on ne voit que tours, que créneaux, que hautes murailles, que petits bâtiments inégaux et simples. Une chose rend cette ville agréable, c'est que tout y est mêlé de grands édifices et de bocages. J'ai cru qu'il falloit mettre de la verdure partout, pour représenter les bois sacrés des temples, et les arbres qui étoient soit dans les gymnases ou dans les autres édifices publics. Partout j'ai tâché d'éviter de faire des bâtiments qui eussent rapport à ceux de mon temps et de mon pays, pour donner à l'Antiquité un caractère facile à reconnoître.

PARRHASIUS. Tout cela est observé judicieusement. Mais je ne vois point l'acropolis. L'avez-vous oublié ? ce seroit dommage.

POUSSIN. Je n'avois garde. Il est derrière toute la ville, sur le sommet de la montagne, laquelle domine tout le coteau en pente. On voit à ses pieds de grands bâtiments fortifiés par des tours. La montagne est couverte d'une agréable verdure. Pour la citadelle, il paroît une assez grande enceinte avec une vieille tour qui s'élève jusque dans la nue. Vous remarquerez que la ville, qui va toujours en baissant vers le côté gauche, s'éloigne insensiblement, et se perd entre un bocage fort sombre, dont je vous ai parlé, et un petit bouquet d'autres arbres d'un vert brun et enfoncé, qui est sur le bord de l'eau.

PARRHASIUS. Je ne suis pas encore content. Qu'avez-vous mis derrière toute cette ville?

POUSSIN. C'est un lointain où l'on voit des montagnes escarpées et assez sauvages. Il y en a une, derrière ces beaux temples et cette pompe si riante dont je vous ai parlé, qui est un roc

tout nu et affreux. Il m'a paru que je devois faire le tour de la ville cultivé et gracieux, comme celui des grandes villes l'est toujours. Mais j'ai donné une certaine beauté sauvage au lointain, pour me conformer à l'histoire, qui parle de l'Attique comme d'un pays rude et stérile.

PARRHASIUS. J'avoue que ma curiosité est bien satisfaite ; et je serois jaloux pour la gloire de l'antiquité, si on pouvoit l'être d'un homme qui l'a imitée si modestement.

POUSSIN. Souvenez-vous au moins que si je vous ai longtemps entretenu de mon ouvrage, je l'ai fait pour ne vous rie n refuser et pour me soumettre à votre jugement.

PARRHASIUS. Après tant de siècles, vous avez fait plus d'honneur à Phocion que sa patrie n'auroit pu lui en faire le jour de sa mort par de somptueuses funérailles. Mais allons dans ce bocage ici près, où il est avec Timoléon et Aristide, pour lui apprendre d'aussi agréables nouvelles.

LÉONARD DE VINCI ET POUSSIN

Description d'un paysage peint par le Poussin.

LÉONARD. Votre conversation avec Parrhasius fait beaucoup de bruit en ce bas monde; on assure qu'il est prévenu en votre faveur, et qu'il vous met au-dessus de tous les peintres italiens. Mais nous ne souffrirons jamais...

POUSSIN. Le croyez-vous si facile à prévenir? Vous lui faites tort; vous vous faites tort à vous-mêmes, et vous me faites trop d'honneur.

LÉONARD. Mais il m'a dit qu'il ne connoissoit rien de si beau que le tableau que vous lui avez représenté. A quel propos ofenser tant de grands hommes pour en louer un seul qui.....

POUSSIN. Mais pourquoi croyez-vous qu'on vous offense en louant les autres? Parrhasius n'a point fait de comparaison. De quoi vous fàchez-vous?

LEONARD. Oui, vraiment, un petit peintre françois, qui fut

contraint de quitter sa patrie pour aller gagner sa vie à Rome. POUSSIN. Oh! puisque vous le prenez par là, vous n'aurez pas le dernier mot. Eh bien! je quittai la France, il est vrai, pour aller vivre à Rome, où j'avais étudié les modèles antiques, et où la peinture étoit plus en honneur qu'en mon pays : mais enfin, quoique étranger, j'étais admiré dans Rome. Et vous, qui étiez Italien, ne fûtes-vous pas obligé d'abandonner votre pays, quoique la peinture y fût si honorée, pour aller mourir à la cour de François Ier?

LÉONARD. Je voudrois bien examiner un peu quelqu'un de vos tableaux, sur les règles de la peinture que j'ai expliquées dans mes livres. On verroit autant de fautes que de coups de pin

ceau.

POUSSIN. J'y consens. Je veux croire que je ne suis pas aussi grand peintre que vous, mais je suis moins jaloux de mes ouvrages. Je vais vous mettre devant les yeux toute l'ordonnance d'un de mes tableaux : si vous y remarquez des défauts, je les avouerai franchement; si vous approuvez ce que j'ai fait, je vous contraindrai à m'estimer un peu plus que vous ne le faites.

LÉONARD. Eh bien! voyons donc. Mais je suis un sévère critique, souvenez-vous-en.

POUSSIN. Tant mieux. Représentez-vous un rocher qui est dans le côté gauche du tableau. De ce rocher tombe une source d'eau pure et claire, qui, après avoir fait quelques petits bouillons dans sa chute, s'enfuit au travers de la campagne. Un homme qui étoit venu puiser de cette eau est saisi par un serpent monstrueux; le serpent se lie autour de son corps et entrelace ses bras et ses jambes par plusieurs tours, le serre, l'empoisonne de son venin, et l'étouffe. Cet homme est déjà mort, il est étendu; on voit la pesanteur et la roideur de tous ses membres; sa chair est déjà livide; son visage affreux représente une mort cruelle.

LÉONARD. Si vous ne nous présentez point d'autres objets, voilà un tableau bien triste.

POUSSIN. Vous allez voir quelque chose qui augmente encore

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