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SOCRATE. Arrêtez, s'il vous plait, Alcibiade; vous abuseriez aisément de ce que j'ai dit. Il y a deux manières de se donner aux hommes. La première est de se faire aimer, non pour être l'idole des hommes, mais pour employer leur confiance à les rendre bons. Cette philanthropie est toute divine. Il y en a une autre qui est une fausse monnoie. Quand on se donne aux hommes pour leur plaire, pour les éblouir, pour usurper de l'autorité sur eux en les flattant, ce n'est pas eux qu'on aime, c'est soi-même. On n'agit que par vanité et par intérêt; on fait semblant de se donner, pour posséder ceux à qui ont fait accroire qu'on se donne à eux. Ce faux philanthrope est comme un pêcheur qui jette un hameçon avec un appât : il paroît nourrir les poissons, mais il les prend et les fait mourir. Tous les tyrans, tous les magistrats, tous les politiques qui ont de l'ambition, paroissent bienfaisants et généreux; ils paroissent se donner, et ils veulent prendre les peuples; ils jettent l'hameçon dans les festins, dans les compagnies, dans les assemblées politiques. Ils ne sont pas sociables pour l'intérêt des hommes, mais pour abuser de tout le genre humain. Ils ont un esprit flatteur, insinuant, artificieux, pour corrompre les mœurs des hommes comme les courtisanes, et pour réduire en servitude tous ceux dont ils ont besoin. La corruption de ce qu'il y a de meilleur est le plus pernicieux de tous les maux. De tels hommes sont les pestes du genre humain. Au moins l'amour-propre d'un misanthrope n'est que sauvage et inutile ar monde; mais celui de ces faux misanthropes est traître et tyrannique. Ils promettent toutes les vertus de la société, et ils ne font de la société qu'un trafic, dans lequel ils veulent tout attirer à eux et asservir tous les citoyens. Le misanthrope fait plus de peur et moins de mal. Un serpent qui se glisse entre des fleurs est plus à craindre qu'un animal sauvage qui s'enfuit vers sa tanière dès qu'il vous aperçoit.

ALCIBIADE. Timon, retirons-nous, en voilà bien assez : nous avons chacun une bonne leçon; en profitera qui pourra. Mais je crois que nous n'en profiterons guère; vous seriez encore fu

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rieux contre toute la nature humaine; et moi je vais faire le protée entre les Grecs et le roi de Perse.

DENYS, PYTHIAS ET DAMON

La véritable vertu ne peut aimer que la vertu.

DENYS. O dieux! qu'est-ce qui se présente à mes yeux? c'est Pythias qui arrive; oui, c'est Pythias lui-même. Je ne l'aurois. jamais cru. Ah! c'est lui; il vient pour mourir et pour dégager son ami.

PYTHIAS. Oui, c'est moi, je n'étois parti que pour payer aux dieux ce que je leur avois voué, régler mes affaires domestiques selon la justice, et dire adieu à mes enfants pour mourir avec plus de tranquillité.

DENYS. Mais pourquoi reviens-tu? Quoi donc! ne crains-tu point la mort? viens-tu la chercher comme un désespéré, un furieux?

PYTHIAS. Je viens la souffrir, quoique je ne l'aie point méritée; car je ne puis me résoudre à laisser mourir mon ami en ma place.

DENYS. Tu l'aimes donc plus que toi-même?

PYTHIAS. Non, je l'aime comme moi; mais je trouve que je dois périr plutôt que lui, puisque c'est moi que tu as eu intention de faire mourir; il ne seroit pas juste qu'il souffrit, pour me délivrer de la mort, le supplice que tu m'as préparé.

DENYS. Mais tu prétends ne mériter pas plus la mort que lui. PYTHIAS. Il est vrai; nous sommes tous deux également innocents, et il n'est pas plus juste de me faire mourir que lui.

DENYS. Pourquoi dis-tu donc qu'il ne seroit pas juste qu'il mourût au lieu de toi?

PYTHIAS. Il est également injuste à toi de faire mourir Damon ou bien de me faire mourir; mais Pythias seroit injuste s'il laissoit souffrir à Damon une mort que le tyran n'a préparée qu'à Pythias.

DENYS. Tu ne viens donc, au jour marqué, que pour sauver la vie à ton ami, en perdant la tienne?

PYTHIAS. Je viens à ton égard souffrir une injustice qui est ordinaire aux tyrans, et à l'égard de Damon faire une action de justice en le retirant d'un péril où il s'est mis par générosité pour moi.

DENYS. Et toi, Damon, ne craignois-tu pas, dis la vérité, que Pythias ne reviendroit point et que tu payerois pour lui?

DAMON. Je ne savois que trop que Pythias reviendroit ponctuellement, et qu'il craindroit bien plus de manquer à sa parole que de perdre la vie. Plût aux dieux que ses proches et ses amis l'eussent retenu malgré lui! maintenaut il seroit la consolation des gens de bien, et j'aurois celle de mourir pour lui.

DENYS. Quoi! la vie te déplaît-elle ?

DAMON. Ouí, elle me déplaît quand je vois un tyran.

DENYS. Eh bien! tu ne le verras plus. Je vais te faire mourir tout à l'heure.

PYTHIAS. Excuse le transport d'un homme qui regrette son ami prêt à mourir; mais souviens-toi que c'est moi seul que tu as destiné à la mort. Je viens la souffrir pour dégager mon ami; ne me refuse pas cette consolation dans ma dernière heure.

DENYS. Je ne puis souffrir deux hommes qui méprisent la vie et ma puissance.

DAMON. Tu ne peux donc souffrir la vertu?

DENYS. Non, je ne puis souffrir cette vertu fière et dédaigneuse qui méprise la vie, qui ne craint aucun supplice, qui est insensible aux richesses et aux plaisirs.

DAMON. Du moins tu vois qu'elle n'est point insensible à l'honneur, à la justice et à l'amitié.

DENYS. Çà, qu'on emmène Pythias au supplice; nous verrons si Damon continuera à mépriser mon pouvoir.

DAMON. Pythias, en revenant se soumettre à tes ordres, a mérité de toi que tu le laisses vivre; et moi, en me livrant pour lui à ton indignation, je t'ai irrité : contente-toi, fais-moi . mourir.

PYTHIAS. Non, non, Denys; souviens toi que je suis le seul qui t'a déplu: Damon n'a pu...

DENYS. Hélas! que vois-je? où suis-je ? que je suis malheureux et digne de l'être! Non, je n'ai rien connu jusqu'ici; j'ai passé ma vie dans les ténèbres et dans l'égarement. Toute ma puissance m'est inutile pour me faire aimer; je ne puis pas me vanter d'avoir acquis, depuis plus de trente ans de tyrannie, un seul ami dans toute la terre. Ces deux hommes, dans une condition privée, s'aiment tendrement, se confient l'un à l'autre sans réserve, sont heureux en s'aimant, et veulent mourir l'un pour l'autre.

PYTHIAS. Comment auriez-vous des amis, vous qui n'avez jamais aimé personne? Si vous aviez aimé les hommes, ils vous aimeroient. Vous les avez craints, ils vous craignent, ils vous haïssent.

DENYS. Damon, Pythias, daignez me recevoir entre vous deux, pour être le troisième ami d'une si parfaite société; je vous laisse vivre et je vous comblerai de biens.

DAMON. Nous n'avons pas besoin de tes biens, et pour ton amitié nous ne pouvons l'accepter que quand tu seras bon et juste. Jusque-là tu ne peux avoir que des esclaves tremblants et de lâches flatteurs. Il faut être vertueux, bienfaisant, sociable, sensible à l'amitié, prêt à entendre la vérité, et savoir vivre dans une espèce d'égalité avec de vrais amis, pour être aimé par des hommes libres.

PLATON ET DENYS LE TYRAN

Un prince ne peut trouver de véritable bonheur et de sûreté que dans l'amour de ses sujets.

DENYS. Eh! bonjour, Platon; te voilà comme je t'ai vu en Sicile.

PLATON. Pour toi, il s'en faut que tu sois aussi brillant que sur ton trône,

DENYS. Tu n'étois qu'un philosophe chimérique; ta république

n'étoit qu'un beau songe.

PLATON. Ta tyrannie n'a pas été plus solide que ma république; elle est tombée par terre.

DENYS. C'est ton ami Dion qui me trahit.

PLATON. C'est toi qui te trahis toi-même. Quand on se fait haïr, on a tout à craindre.

DENYS. Mais aussi quel plaisir de se faire aimer! Pour y parvenir, il faut contenter les autres. Ne vaut-il pas mieux se contenter soi-même, au hasard d'être haï?

PLATON. Quand on se fait haïr pour contenter ses passions, on a autant d'ennemis que de sujets; on n'est jamais en sûreté. Dis-moi la vérité; dormois-tu en repos?

DENYS. Non, je l'avoue. C'est que je n'avois pas encore fait mourir assez de gens.

PLATON. Eh! ne vois-tu pas que la mort des uns t'attiroit la haine des autres; que ceux qui voyoient massacrer leurs voisins attendoient de périr à leur tour, et ne pouvoient se sauver qu'en te prévenant? Il faut, ou tuer jusqu'au dernier des citoyens, ou abandonner la rigueur des peines, pour tâcher de se faire aimer. Quand les peuples vous aiment, vous n'avez plus besoin de gardes; vous êtes au milieu de votre peuple comme un père qui ne craint rien au milieu de ses propres enfants.

DENYS. Je me souviens que tu me disois toutes ces raisons, quand je fus sur le point de quitter la tyrannie pour être ton disciple, mais un flatteur m'en empêcha. Il faut avouer qu'il est bien difficile de renoncer à la puissance souveraine.

PLATON. N'auroit-il pas mieux valu la quitter volontairement pour être philosophe, que d'en être honteusement dépossédé pour aller gagner sa vie à Corinthe par le métier de maître d'école? DENYS. Mais je ne prévoyois pas qu'on me chasseroit.

PLATON. Hé! comment pouvois-tu espérer de demeurer le maître en un lieu où tu avais mis tout le monde dans la nécessité de te perdre pour éviter ta cruauté?

DENYS. J'espérois qu'on n'oseroit jamais m'attaquer.

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