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quoient avec fureur; comme un léopard et un tigre qui s'entredéchirent dans les rochers du Caucase, ils se rouloient tous deux dans le sable, chacun paroissant altéré du sang de son frère. Pendant cet horrible spectacle, Cléobule, qui avoit suivi Polynice, combattit contre un vaillant Thébain que le dien Mars rendoit presque invincible. La flèche du Thébain, conduite par le dieu, auroit percé le cou de Cléobule, qui se détourna promptement. Aussitôt Cléobule lui enfonce son dard jusqu'au fond des entrailles. Le sang du Thébain ruisselle, ses yeux s'éteignent, sa bonne mine et sa fierté le quittent, la mort efface ses beaux traits. Sa jeune épouse, du haut d'une tour, le vit mourant et eut le cœur percé d'une douleur inconsolable. Dans son malheur, je le trouve heureux d'avoir été aimé et plaint; je mourrois comme lui avec plaisir pourvu que je puisse être aimé de même. A quoi servent la valeur et la gloire des plus fameux combats, à quoi servent la jeunesse et la beauté quand on ne peut ni plaire ni toucher ce qu'on aime? »

La bergère, qui avoit prêté l'oreille à une si tendre chanson, comprit que ce berger étoit Cléobule, vainqueur du Thébain. Elle devint sensible à la gloire qu'il avoit acquise, aux grâces qui brilloient en lui, et aux maux qu'il souffroit pour elle. Elle lui donna sa main et sa foi. Un heureux hymen les joignit. Bientôt leur bonheur fut envié des bergers d'alentour et des divinités champêtres. Ils égalèrent, par leur union et par leur vie innocente, par leurs plaisirs rustiques, jusque dans une extrême vieillesse, la douce destinée de Philémon et Baucis.

XXXV. LES AVENTURES DE MÉLÉSICHTHON

Mélésichthon, né à Mégare, d'une race illustre parmi les Grecs, ne songea, dans sa jeunesse, qu'à imiter dans la guerre les exemples de ses ancêtres il signala sa valeur et ses talents dans plusieurs expéditions, et, comme toutes ses inclinations étoient magnifiques, il y fit une depense éclatante qui le ruina bientôt. Il fut contraint de se retirer dans une maison de cam

pague, sur le bord de la mer, où il vivoit dans une profonde solitude avec sa femme Proxinoé. Elle avoit de l'esprit, du courage, de la fierté. Sa beauté et sa naissance l'avoient fait rechercher par des partis beaucoup plus riches que Mélésichthon; mais elle l'avoit préféré à tous les autres pour son seul mérite. Ces deux personnes, qui, par leur vertu et leur amitié, s'étoient rendues naturellement heureuses pendant plusieurs années, commencèrent alors à se rendre mutuellement malheureuse par la compassion qu'elles avoient l'une pour l'autre. Mélésichthon auroit supporté plus facilement ses malheurs s'il eût pu les souffrir tout seul et sans une personne qui lui étoit chère. Proxinoé sentoit qu'elle augmentoit les peines de Mélésichthon. Ils cherchoient à se consoler par deux enfants qui sembloient avoir été formés par les Grâces; le fils se nommoit Mélibée et la fille Poéménis. Mélibée, dans un âge tendre, commençoit déjà à montrer de la force, de l'adresse et du courage; il surmontoit à la lutte, à la course et aux autres exercices, les enfants de son voisinage. Il s'enfonçoit dans les forêts, et ses flèches ne portoient pas des coups moins assurés que celles d'Apollon; il suivoit encore plus ce dieu dans les sciences et dans les beaux-arts que dans les exercices du corps. Mélésichthon, dans sa solitude, lui enseignoit tout ce qui peut cultiver et orner l'esprit, tout ce qui peut faire aimer la vertu et régler les mœurs. Mélibée avoit un air simple, doux et ingénu, mais noble, ferme et hardi. Son père Jetoit les yeux sur lui et ses yeux se noyoient de larmes. Poéménis étoit instruite par sa mère dans tous les beaux-arts que Minerve a donnés aux hommes; elle ajoutoit aux ouvrages les plus exquis les charmes d'une voix qu'elle joignoit avec une lyre plus touchante que celle d'Orphée. A la voir, on eût cru que c'étoit la jeune Diane sortie de l'île flottante où elle naquit. Ses cheveux blonds étoient noués négligemment derrière sa tête; quelques-uns échappés flottoient sur son cou au gré des vents. Elle n'avoit qu'une robe légère avec une ceinture qui la relevoit un peu pour être plus en état d'agir. Sans parure, elle effaçoit tout ce qu'on peut voir de plus beau, et elle ne le savoit pas

elle n'avoit même jamais songé à se regarder sur le bord des fontaines elle ne voyoit que sa famille et ne songeoit qu'à travailler. Mais le père, accablé d'ennuis et ne voyant plus aucune ressource dans ses affaires, ne cherchoit que la solitude. Sa femme et ses enfants faisoient son supplice. Il alloit souvent sur le rivage de la mer, au pied d'un grand rocher plein d'antres sauvages; là, il déploroit ses malheurs, puis il entroît dans une profonde vallée qu'un bois épais déroboit aux rayons du soleil au milieu du jour. Il s'asseyoit sur le gazon qui bordoit une claire fontaine, et toutes les plus tristes pensées revenoient en foule dans son cœur. Le doux sommeil étoit loin de ses yeux; il ne parloit plus qu'en gémissant; la vieillesse venoit avant le temps flétrir et rider son visage; il oublioit même tous les besoins de la vie et succomboit à sa douleur.

Un jour, comme il étoit dans cette vallée si profonde, il s'endormit de lassitude et d'épuisement; alors il vit en songe la déesse Cérès, couronnée d'épis dorés, qui se présenta à lui avec un visage doux et majestueux. « Pourquoi, lui dit-elle en l'appelant par son nom, vous laissez-vous abattre aux rigueurs de la fortune? Hélas! répondit-il, mes amis m'ont abandonné, je n'ai plus de bien; il ne me reste que des procès et des créanciers; ma naissance fait le comble de mon malheur, et je ne puis me résoudre à travailler comme un esclave pour gagner

ma vie. >>

Alors Cérès lui répondit : « La noblesse consiste-t-elle dans les biens? ne consiste-t-elle pas plutôt à imiter la vertu de ses ancêtres? Il n'y a de nobles que ceux qui sont justes. Vivez de peu, gagnez ce peu par votre travail; ne soyez à charge à personne; vous serez le plus noble de tous les hommes. Le genre humain se rend lui-même misérable par sa mollesse et par sa fausse gloire. Si les choses nécessaires vous manquent, pourquoi voulez-vous les devoir à d'autres qu'à vous-même? Manquezvous de courage pour vous les donner par une vie laborieuse ? » Elle dit, et aussitôt elle lui présenta une charrue d'or avec une corne d'abondance. Alors Bacchus parut, couronné de lierre,

et tenant un thyi se dans sa main; il étoit suivi de Pan, qui jouoit de la flûte et qui faisoit danser les faunes et les satyres. Pomone se montra chargée de fruits, et Flore ornée des fleurs les plus vives et les plus odoriférantes. Toutes les divinités champêtres jetèrent un regard favorable sur Mélésichthon.

Il s'éveilla, comprenant la force et le sens de ce songe divin; il se sentit consolé et plein de goût pour tous les travaux de la vie champêtre. Il parla de ce songe à Proxinoé, qui entra dans tous ses sentiments. Le lendemain, ils congédièrent leurs domestiques inutiles; on ne vit plus chez eux de gens dont le seul emploi fût le service de leurs personnes; ils n'eurent plus ni char ni conducteur. Proxinoé et Poéménis filoient en menant paître leurs moutons; ensuite elles faisoient leurs toiles et leurs étoffes, puis elles tailloient et faisoient elles-mêmes leurs habits et ceux du reste de la famille. Au lieu des ouvrages de soie, d'or et d'argent, qu'elles avoient accoutumé de faire avec l'art exquis de Minerve, elles n'exerçoient plus leurs doigts qu'au fuseau ou à d'autres travaux semblables. Elles préparoient de leurs propres mains les légumes qu'elles cueilloient dans leur jardin pour nourrir toute la maison. Le lait de leur troupeau, qu'elles alloient traire, achevoit de mettre l'abondance. On n'achetoit rien; tout étoit préparé promptement et sans peine. Tout étoit bon, simple, naturel, assaisonné par l'appétit inséparable de la sobriété et du travail.

Dans une vie si champêtre tout étoit chez eux net et propre. Toutes les tapisseries étoient vendues; mais les murailles de la maison étoient blanches, et on ne voyoit nulle part rien de sale ni de dérangé : les meubles n'étoient jamais couverts de poussière: les lits étoient d'étoffes grossières, mais propres. La cuisine même avoit une propreté qui n'est pas dans les grandes maisons; tout y étoit bien rangé et luisant. Pour régaler la famille dans les jours de fête, Proxinoé faisoit des gâteaux excellents. Elle avoit des abeilles, dont le miel étoit plus doux que celui qui couloit du tronc des chênes creux pendant l'àge d'or. Les vaches venoient d'elles-mêmes offrir des ruisseaux de lait.

Cette femme laborieuse avoit dans son jardin toutes les plantes qui peuvent aider à nourrir l'homme en chaque saison, et elle étoit toujours la première à avoir les fruits et les légumes de chaque temps; elle avoit même beaucoup de fleurs, dont elle vendoit une partie après avoir employé l'autre à orner sa maison. La fille secondoit sa mère, et ne goûtoit d'autre plaisir que celui de chanter en travaillant ou en conduisant ses moutons dans les pâturages. Nul autre troupeau n'égaloit le sien la contagion et les loups même n'osoient en approcher. A mesure qu'elle chantoit, ses tendres agneaux dansoient sur l'herbe, et tous les échos d'alentour sembloient prendre plaisir à répéter ses chan

sons.

:

Mélésichthon labouroit lui-même son champ; lui-même il conduisoit sa charrue, semoit et moissonnoit : il trouvoit les travaux de l'agriculture moins durs, plus innocents et plus utiles que ceux de la guerre. A peine avoit-il fauché l'herbe tendre de ses prairies, qu'il se hâtoit d'enlever les dons de Cérès, qui le payoient au centuple du grain semé. Bientôt Bacchus faisoit couler pour lui un nectar digne de la table des dieux. Minerve lui donnoit aussi le fruit de son arbre, qui est si utile à l'homme. L'hiver étoit la saison du repos, où toute la famille assemblée goûtoit une joie innocente et remercioit les dieux d'être si désabusée des faux plaisirs. Ils ne mangeoient de viande que dans les sacrifices, et leurs troupeaux n'étoient destinés qu'aux autels.

Mélibée ne montroit presque aucune des passions de la jeunesse il conduisoit les grands troupeaux, il coupoit de grands chênes dans les forêts, il creusoit de petits canaux pour arroser les prairies, il étoit infatigable pour soulager son père. Ses plaisirs, quand le travail n'étoit pas de saison, étoient la chasse, les courses avec les jeunes gens de son âge et la lecture, dont son père lui avoit donné le goût.

Bientôt Mélésichthon, en s'accoutumant à une vie simple, se vit plus riche qu'il ne l'avoit été auparavant. Il n'avoit chez lui que les choses nécessaires à la vie, mais il les avoit toutes en abon

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