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auroit été un héros s'il eût habité les forêts. Un jour, comme on ne l'attachoit plus à sa chaîne, il s'enfuit du palais et retourna dans le pays où il avoit été nourri. Alors le roi de toute la nation lionne venoit de mourir, et on avoit assemblé les états pour lui choisir un successeur. Parmi beaucoup de prétendants, il y en avoit un qui effaçoit tous les autres par sa fierté et par son audace; c'étoit cet autre lionceau qui n'avoit point quitté les déserts pendant que son compagnon avoit fait fortune à la cour. Le solitaire avoit souvent aiguisé son courage par une cruelle faim; il étoit accoutumé à ne se nourrir qu'au travers des plus grands périls et par des carnages; il déchiroit et troupeaux et bergers. Il étoit maigre, hérissé, hideux; le feu et le sang sortoient de ses yeux; il étoit léger, nerveux, accoutumé à grimper, à s'élancer intrépide contre les épieux et les dards. Les deux anciens compagnons demandèrent le combat pour décider qui régneroit. Mais une vieille lionne, sage et expérimentée, dont toute la république respectoit les conseils, fut d'avis de mettre d'abord sur le trône celui qui avoit étudié la politique à la cour. Bien des gens murmuroient, disant qu'elle vouloit qu'on préférât un personnage vain et voluptueux à un guerrier qui avoit appris, dans la fatigue et dans les périls, à soutenir les grandes affaires. Cependant l'autorité de la vieille lioune prévalut; on mit sur le trône le lion de cour. D'abord il s'amollit dans les plaisirs, il n'aima que le faste; il usoit de souplesse et de ruse pour cacher sa cruauté et sa tyrannie. Bientôt il fut haï, méprisé, détesté. Alors la vieille lionne dit : « Il est temps de le détrôner. Je savois bien qu'il étoit indigne d'être roi; mais je voulois que vous en eussiez un gâté par la mollesse et par la politique, pour mieux vous faire sentir ensuite le prix d'un autre qui a mérité la royauté par sa patience et sa valeur. C'est maintenant qu'il faut les faire combattre l'un contre l'autre. » Aussitôt on les mit dans un champ clos, où les deux champions servirent de spectacle à l'assemblée. Mais le spectacle ne fut pas long; le lion amolli trembloit et n'osoit se présenter à l'autre; il fuit honteusement et se cache; l'autre le poursuit et lui in

sulte. Tous s'écrièrent : « Il faut l'égorger et le mettre en pièces ! — Non, non, répondit-il; quand on a un ennemi si lâche, il y auroit de la làcheté à le craindre. Je veux qu'il vive, il ne mérite pas de mourir. Je saurai bien régner sans m'embarrasser de le tenir soumis. » En effet, le vigoureux lion régna avec sagesse et autorité. L'autre fut très-content de lui faire bassement sa cour, d'obtenir de lui quelques morceaux de chair et de passer sa vie dans une oisiveté honteuse.

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Un jeune prince, au retour des zéphyrs, lorsque toute la nature se ranime, se promenoit dans un jardin délicieux; il entendit un grand bruit et aperçut une ruche d'abeilles. Il s'approche de ce spectacle, qui étoit nouveau pour lui; il vit avec étonnement l'ordre, le soin et le travail de cette petite république. Les cellules commençoient à se former et à prendre une figure régulière. Une partie des abeilles les remplissoient de leur doux nectar; les autres apportoient des fleurs qu'elles avoient choisies entre toutes les richesses du printemps. L'oisiveté et la paresse étoient bannies de ce petit État; tout y étoit en mouvement, mais sans confusion et sans trouble. Les plus considérables d'entre les abeilles conduisoient les autres, qui obéissoient sans murmure et sans jalousie contre celles qui étoient au-dessus d'elles. Pendant que le jeune prince admiroit cet objet qu'il ne connoissoit pas encore, une abeille, que toutes les autres reconnoissoient pour leur reine, s'approcha de lui et lui dit : « La vue de nos ouvrages et de notre conduite vous réjouit ; mais elle doit encore plus vous instruire. Nous ne souffrons point chez nous le désordre ni la licence; on n'est considérable parmi nous que par son travail et par les talents qui peuvent être utiles à notre république. Le mérite est la seule voie qui élève aux premières places. Nous ne nous occupons nuit et jour qu'à des choses dont les hommes retirent toute l'utilité. Puissiez-vous être un jour comme nous, et mettre dans le genre humain l'or

dre que vous admirez chez nous ! Vous travaillerez par là à son bonheur et au vôtre; vous remplirez la tâche que le destin vous a imposée; car vous ne serez au-dessus des autres que pour les protéger, que pour écarter les maux qui les menacent, que pour leur procurer tous les biens qu'ils ont droit d'attendre d'un gouvernement vigilant et paternel. »

XXXI. LE NIL ET LE GANGE

Un jour, deux fleuves, jaloux l'un de l'autre, se présentèrent à Neptune pour disputer le premier rang. Le dieu étoit sur un trône d'or, au milieu d'une grotte profonde. La voûte étoit de pierres ponces, mêlées de rocailles et de conques marines. Les eaux immenses venoient de tous côtés et se suspendoient en voûte au-dessus de la tête du dieu. Là paroissoient le vieux Nérée, ridé et courbé comme Saturne; le grand Océan, père de tant de nymphes; Téthys, pleine de charmes; Amphitrite avec le petit Palémon; Ino et Mélicerte; la foule des jeunes néréides couronnées de fleurs. Protée même y étoit accouru avec ses troupeaux marins, qui, de leurs vastes narines ouvertes, avaloient l'onde amère, pour la revomir comme des fleuves rapides qui tombent des rochers escarpés. Toutes les petites fontaines transparentes, les ruisseaux bondissants et écumeux, les fleuves qui arrosent la terre, les mers qui l'environnent, venoient apporter le tribut de leurs eaux dans le sein immobile du souverain père des ondes. Les deux fleuves, dont l'un est le Nil et l'autre le Gange, s'avancent. Le Nil tenoit dans sa main une palme; et le Gange ce roseau indien dont la moelle rend un suc si doux que l'on nomme sucre. Ils étoient couronnés de jonc. La vieillesse des deux étoit également majestueuse et vénérable. Leurs corps nerveux étoient d'une vigueur et d'une noblesse au-dessus de l'homme. Leur barbe, d'un vert bleuâtre, flottoit jusqu'à la ceinture. Leurs yeux étoient vifs et étincelants, malgré un séjour si humide. Leurs sourcils épais et mouillés tomboient sur leurs paupières. Ils traversent la foule des monstres marins; les trou

peaux de tritons folâtres sonnoient de la trompette avec eurs conques recourbées; les dauphins s'élevoient au-dessus de l'onde, qu'ils faisoient bouillonner par les mouvements de leurs queues, et ensuite se replongeoient dans l'eau avec un bruit effroyable comme si les abîmes se fussent ouverts.

Le Nil parla le premier ainsi : « O grand fils de Saturne, qui tenez le vaste empire des eaux, compatissez à ma douleur; on m'enlève injustement la gloire dont je jouis depuis tant de siècles; un nouveau fleuve, qui ne coule qu'en des pays barbares, ose me disputer le premier rang. Avez-vous oublié que la terre d'Égypte, fertilisée par mes eaux, fut l'asile des dieux quand les géants voulurent escalader l'Olympe? C'est moi qui donne à cette terre son prix; c'est moi qui fais l'Égypte si délicieuse et si puissante. Mon cours est immense; je viens de ces climats brûlants dont les mortels n'osent approcher; et quand Phaéton, sur le char du Soleil, embrasoit les terres, pour l'empêcher de faire tarir mes eaux, je cachai si bien ma tête superbe, qu'on n'a point encore pu, depuis ce temps-là, découvrir où est ma source et mon origine. Au lieu que les débordements déréglés des autres fleuves ravagent les campagnes, le mien, toujours régulier, répand l'abondance dans ces heureuses terres d'Égypte, qui sont plutôt un beau jardin qu'une campagne. Mes eaux dociles se partagent en autant de canaux qu'il plaît aux habitants pour arroser leurs terres et pour faciliter leur commerce. Tous mes bords sont pleins de villes, et on en compte jusqu'à vingt mille dans la seule Égypte. Vous savez que mes catadoupes ou cataractes font une chute merveilleuse de toutes mes eaux de certains rochers en bas, au-dessus des plaines d'Égypte. On dit même que le bruit de mes eaux, dans cette chute, rend sourds tous les habitants du pays. Sept bouches différentes apportent mes eaux dans votre empire, et le delta qu'elles forment est la demeure du plus sage, du plus savant, du plus policé et du plus ancien peuple de l'univers; il compte beaucoup de milliers d'années dans son histoire et dans la tradition de ses prêtres. J'ai donc pour moi la longueur de mon cours, l'ancienneté de mes peuples, les

merveilles des dieux accomplies sur mes rivages, la fertilité des terres par mes inondations, la singularité de mon origine inconnue. Mais pourquoi raconter tous mes avantages contre un adversaire qui en a si peu? Il sort des terres sauvages et glacées des Scythes, se jette dans une mer qui n'a aucun commerce qu'avec des barbares; ces pays ne sont célèbres que pour avoir été subjugués par Bacchus, suivi d'une troupe de femmes ivres et échevelées, dansant avec des thyrses en main. Il n'a sur sɛs bords ni peuples polis et savants, ni villes magnifiques, ni monuments de la bienveillance des dieux; c'est un nouveau venu qui se vante sans preuve. O puissant dieu, qui commandez aux vagues et aux tempêtes, confondez sa témérité !

-C'est la vôtre qu'il faut confondre, répliqua alors le Gange. Vous êtes, il est vrai, plus anciennement connu; mais vous n'existiez pas avant moi. Comme vous, je descends de hautes montagnes, je parcours de vastes pays, je reçois le tribut de beaucoup de rivières, je me rends par plusieurs bouches dans le sein des mers, et je fertilise les plaines que j'inonde. Si je voulois, à votre exemple, donner dans le merveilleux, je dirois, avec les Indiens, que je descends du ciel, et que mes eaux bienfaisantes ne sont pas moins salutaires à l'âme qu'au corps. Mais ce n'est pas devant le dieu des fleuves et des mers qu'il faut se prévaloir de ces prétentions chimériques. Créé cependant quand le monde sortit du chaos, plusieurs écrivains me font naître dans le jardin de délices qui fut le séjour du premier homme. Maist ce qu'il y a de certain, c'est que j'arrose encore plus de royaumes que vous; c'est que je parcours des terres aussi riantes et aussi fécondes; c'est que je roule cette poudre d'or si recherchée, et peut-être si funeste au bonheur des hommes; c'est qu'on trouve sur mes bords des perles, des diamants, et tout ce qui sert à l'ornement des temples et des mortels; c'est qu'on voit sur mes rives des édifices superbes et qu'on y célèbre de longues et magnifiques fêtes. Les Indiens, comme les Égyptiens, ont aussi leurs antiquités, leurs métamorphoses, leurs fables; mais ce qu'ils ont plus qu'eux, ce sont d'illustres gymnosophistes,

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