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la réputation, et la réputation attire la fortune dont ils ont besoin.

A. Vous avez déjà répondu vous-même à votre objection. Ne disiez-vous pas qu'il faut non-seulement gagner sa vie, mais la gagner par des occupations utiles au public? Celui qui représenteroit des tragédies sans y mêler l'instruction gagneroit sa vie; cette raison ne vous empêcheroit pourtant pas de le chasser de votre république. Prenez, lui diriez-vous, un métier solide et réglé; n'amusez pas les citoyens. Si vous voulez tirer d'eux un profit légitime, travaillez à que que bien effectif, ou à les rendre vertueux. Pourquoi ne diriez-vous pas la même chose de l'orateur?

A. Nous voilà d'accord: la seconde raison que je voulois vous dire explique tout cela.

A. Comment? dites-nous-la donc, s'il vous plaît.

B. C'est que l'orateur travaille même pour le public.

A. En quoi?

B. Il polit les esprits; il leur enseigne l'éloquence.

A. Attendez si j'inventois un art chimérique, ou une langue imaginaire, dont on ne pût tirer aucun avantage, servirois-je le public en lui enseignant cet art ou cette langue?

B. Non, parce qu'on ne sert les autres qu'autant qu'on leur enseigne quelque chose d'utile.

A. Vous ne sauriez donc prouver solidement qu'un orateur sert le public en lui enseignant l'éloquence, si vous n'aviez déjà prouvé que l'éloquence sert elle-même à quelque chose. A quoi servent les beaux discours d'un homme, si ces discours, tout beaux qu'ils sont, ne font aucun bien au public? Les paroles, comme dit saint Augustin 1, sont faites pour les hommes, et non pas les hommes pour les paroles. Les discours servent, je le sais bien, à celui qui les fait; car ils éblouissent les auditeurs, ils font beaucoup parler de celui qui les a faits, et on est d'assez mauvais goût pour le récompenser de ses paroles inutiles. Mais

1. De doct. christ., lib. IV, n. 24.

cette éloquence mercenaire et infructueuse au public doit-elle être soufferte dans l'État que vous policez? Un cordonnier au moins fait des souliers, et ne nourrit sa famille que d'un argent gagné en servant le public pour de véritables besoins. Ainsi, vous le voyez, les plus vils métiers ont une fin solide : il n'y aura que l'art des orateurs qui n'aura pour but que d'amuser les hommes par des paroles! Tout aboutira donc, d'un côté, à satisfaire la curiosité et à entretenir l'oisiveté de l'auditeur; de l'autre, à contenter la vanité et l'ambition de celui qui parle! Pour l'honneur de votre république, monsieur, ne souffrez jamais cet abus.

B. Eh bien, je reconnois que l'orateur doit avoir pour but d'instruire et de rendre les hommes meilleurs.

A. Souvenez-vous bien de ce que vous m'accordez là; vous en verrez les conséquences.

B. Mais cela n'empêche pas qu'un homme, s'appliquant à instruire les autres, ne puisse être bien aise en même temps d'acquérir de la réputation et du bien.

A. Nous ne parlons point encore ici comme chrétiens; je n'ai besoin que de la philosophie seule contre vous. Les orateurs, je le répète, sont donc, selon vous, des gens qui doivent instruire les autres hommes et les rendre meilleurs qu'ils ne sont : voilà donc d'abord les déclamateurs chassés. Il ne faudra même souffrir les panégyristes qu'autant qu'ils proposeront des modèles dignes d'être imités, et qu'ils rendront la vertu aimable par leurs louanges.

B. Quoi! un panégyrique ne vaudra donc rien, s'il n'est plein de morale?

A. Ne l'avez-vous pas conclu vous-même? Il ne faut parler que pour instruire; il ne faut louer un héros que pour apprendre ses vertus au peuple, que pour l'exciter à les imiter, que pour montrer que la gloire et la vertu sont inséparables : ainsi il faut retrancher d'un panégyrique toutes les louanges vagues, excessives, flatteuses; il n'y faut laisser aucune de ces pensées stériles qui ne concluent rien pour l'instruction de l'au

diteur; il faut que tout tende à lui faire aimer la vertu. Au contraire, la plupart des panégyristes semblent ne louer les vertus que pour louer les hommes qui les ont pratiquées, et dont ils ont entrepris l'éloge. Faut-il louer un homme, ils élèvent les vertus qu'il a pratiquées au-dessus de toutes les autres. Mais chaque chose a son tour dans une autre occasion, ils déprimeront les vertus qu'ils ont élevées, en faveur de quelque autre sujet qu'ils voudront flatter. C'est par ce principe que je blâmerai Pline. S'il avoit loué Trajan pour former d'autres héros semblables à celui-là, ce seroit une vue digne d'un orateur. Trajan, tout grand qu'il est, ne devroit pas être la fin de son discours; Trajan ne devroit être qu'un exemple proposé aux hommes pour les inviter à être vertueux. Quand un panégyriste n'a que cette vue basse de louer un seul homme, ce n'est plus que la flatterie qui parle à la vanité.

B. Mais que répondrez-vous sur les poëmes qui sont faits pour louer des héros? Homère a son Achille, Virgile son Énée : voulezvous condamner ces deux poëtes?

A. Non, monsieur; mais vous n'avez qu'à examiner les desseins de leurs poëmes. Dans l'Iliade, Achille est, à la vérité, le premier héros; mais sa louange n'est pas la fin principale du poëme. Il est représenté naturellement, avec tous ses défauts; ces défauts mêmes sont un des sujets sur lesquels le poëte a voulu instruire la postérité. Il s'agit dans cet ouvrage d'inspirer aux Grecs l'amour de la gloire que l'on acquiert dans les combats, et la crainte de la désunion comme de l'obstacle à tous les grands succès. Ce dessein de morale est marqué visiblement dans tout ce poëme. Il est vrai que l'Odyssée représente dans Ulysse un héros plus régulier et plus accompli; mais c'est par hasard : c'est qu'en effet un homme dont le caractère est la sagesse, tel qu'Ulysse, a une conduite plus exacte et plus uniforme qu'un jeune homme tel qu'Achille, d'un naturel bouillant et impétueux: ainsi Homère n'a songé, dans l'un et dans l'autre, qu'à peindre fidèlement la nature. Au reste, l'Odyssée renferme de tous côtés mille instructions morales pour tout le détail de la vie; et il ne

faut que lire pour voir que le peintre n'a peint un homme sage qui vient à bout de tout par sa sagesse, que pour apprendre à la postérité les fruits que l'on doit attendre de la piété, de la pru-dence et des bonnes mœurs. Virgile, dans l'Énéide, a imité l'Odyssée pour le caractère de son héros il l'a fait modéré, pieux et par conséquent égal à lui-même. Il est aisé de voir qu'Enée. n'est pas son principal but; il a regardé en ce héros le peuple romain, qui devoit en descendre. Il a voulu montrer à ce peuple que son origine étoit divine, que les dieux lui avoient préparé de loin l'empire du monde; et par là il a voulu exciter ce peuple à soutenir, par ses vertus, la gloire de sa destinée. Il ne pouvoit jamais y avoir chez les païens une morale plus importante que celle-là. L'unique chose sur laquelle on peut soupçonner Virgile, est d'avoir un peu trop songé à sa fortune dans ses vers, et d'avoir fait aboutir son poëme à la louange, peut-être un peu flatteuse, d'Auguste et de sa famille. Mais je ne voudrois pas pousser la critique si loin.

B. Quoi! vous ne voulez pas qu'un poëte ni un orateur cherche honnêtement sa fortune?

A. Après notre digression sur les panégyriques, qui ne sera pas inutile, nous voilà revenus à notre difficulté. Il s'agit de savoir si les orateurs doivent être désintéressés.

B. Je ne saurois le croire : vous renversez toutes les maxines communes.

A. Ne voulez-vous pas que dans votre république il soit défendu aux orateurs de dire autre chose que la vérité? Ne prétendez-vous pas qu'ils parleront toujours pour instruire, pour corriger les hommes et pour affermir les lois?

B. Oui, sans doute.

A. Il faut donc que les orateurs ne craignent et n'espèrent rien de leurs auditeurs pour leur propre intérêt. Si vous admettez des orateurs ambitieux et mercenaires, s'opposeront-ils à toutes les ambitions des hommes? S'ils sont malades de l'avarice, de l'ambition, de la mollesse, en pourront-ils guérir les autres? S'ils cherchent les richesses, seront-ils propres à en détacher

autrui? Je sais qu'on ne doit pas laisser un orateur vertueux et désintéressé manquer des choses nécessaires : aussi cela n'arrivet-il jamais, s'il est vrai philosophe, c'est-à-dire tel qu'il doit être pour redresser les mœurs des hommes. Il mènera une vie simple, modeste, frugale, laborieuse; il lui faudra peu : ce peu ne lui manquera point, dût-il de ses propres mains le gagner: le surplus ne doit pas être sa récompense, et n'est pas digne de l'être. Le public lui pourra rendre des honneurs et lui donner de l'autorité; mais s'il est dégagé des passions et désintéressé, il n'usera de cette autorité que pour le bien public, prêt à la perdre toutes les fois qu'il ne pourra la conserver qu'en dissimulant, et en flattant les hommes. Ainsi l'orateur, pour être digne de persuader les peuples, doit être un homme incorruptible; sans cela, son talent et son art se tourneroient en poison mortel contre la république même de là vient que, selon Cicéron, la première et la plus essentielle des qualités d'un orateur est la vertu. Il faut une probité qui soit à l'épreuve de tout, et qui puisse servir de modèle à tous les citoyens ; sans cela, on ne peut paroître persuadé ni par conséquent persuader les autres.

B. Je conçois bien l'importance de ce que vous dites: mais, après tout, un homme ne pourra-t-il pas employer son talent pour s'élever aux honneurs?

A. Remontez toujours aux principes. Nous sommes convenus que l'éloquence et la profession de l'orateur sont consacrées à l'instruction et à la réformation des mœurs du peuple. Pour le faire avec liberté et avec fruit, il faut qu'un homme soit désintéressé; il faut qu'il apprenne aux autres le mépris de la mort, des richesses, des délices; il faut qu'il inspire la modestie, la frugalité, le désintéressement, le zèle du bien public, l'attachement inviolable aux lois; il faut que tout cela paroisse autant dans ses mœurs que dans ses discours. Un homme qui songe à plaire pour sa fortune, et qui par conséquent a besoin de ménager tout le monde, peut-il prendre cette autorité sur les esprits? Quand même il diroit tout ce qu'il faut dire, croiroit-on ce que diroit un homme qui ne paroîtroit pas le croire lui-même ?

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