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Nihil est in historia, dit Cicéron1, pura et illustri brevitate dulcius. L'histoire perd beaucoup à être parée. Rien n'est plus digne de Cicéron que cette remarque sur les Commentaires de César 2.

Commentarios quosdam scripsit rerum suarum, valde quidem probandos : NUDI enim sunt, recti et venusti, omni ornatu orationis tanquam veste detracta. Sed dum voluit alios habere parata unde sumerent qui vellent scribere historiam, INEPTIS gratum fortasse fecit qui volunt illa calamistris inurere, sanos quidem homines a scribendo deterruit.

Un bel esprit méprise une histoire nue: il veut l'habiller, l'orner de broderies, la friser. C'est une erreur, ineptis. L'homme udicieux et d'un goût exquis désespère d'ajouter rien de beau à cette nudité si noble et si majestueuse.

Le point le plus nécessaire et le plus rare pour un historien est qu'il sache exactement la forme de gouvernement et le détail des mœurs de la nation dont il écrit l'histoire pour chaque siècle. Un peintre qui ignore ce qu'on nomme il costume ne peint rien avec vérité. Les peintres de l'école lombarde, qui ont d'ailleurs si naïvement représenté la nature, ont manqué de science en ce point: ils ont peint le grand prêtre des Juifs comme un pape, et les Grecs de l'antiquité comme les hommes qu'ils voyaient en Lombardie. Il n'y auroit néanmoins rien de plus faux et de plus choquant que de peindre les François du temps de Henri II avec des perruques et des cravates, ou de peindre les François de notre temps avec des barbes et des fraises. Chaque nation a ses mœurs, très-différentes de celles des peuples voisins. Chaque peuple change souvent pour ses propres mœurs. Les Perses, pendant l'enfance de Cyrus, étoient aussi simples que les Mèdes leurs voisins étoient mous et fastueux 3. Les Perses prirent dans la suite cette mollesse et cette vanité. Un historien montreroit une ignorance grossière s'il re

1. De claris oratoribus, cap. LXXV, n. 262.

2. Ibid.

3. Cyropæd, lib. I, cap. II, etc.

présentoit les repas de Curius ou de Fabricius comme ceux de Lucullus ou d'Apicius. On riroit d'un historien qui parleroit de la magnificence de la cour des rois de Lacédémone, ou de celle de Numa. Il faut peindre la puissante et heureuse pauvreté des anciens Romains :

Parvoque potentem 1, etc.

Il ne faut pas oublier combien les Grecs étoient encore simples et sans faste du temps d'Alexandre, en comparaison des Asiatiques le discours de Caridème à Darius 2 le fait assez voir. Il n'est point permis de représenter la maison très-simple où Auguste vécut quarante ans, avec la maison d'or que Néron fit faire bientôt après :

Roma domus fiet: Veios migrate, Quirites,

Si non et Veios occupat ista domus 3.

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Notre nation ne doit point être peinte d'une façon uniforme: elle a eu des changements continuels. Un historien qui représentera Clovis environné d'une cour polie, galante et magnifique, aura beau être vrai dans les faits particuliers, il sera faux pour le fait principal des mœurs de toute la nation. Les Francs n'étoient alors qu'une troupe errante et farouche, presque sans lois et sans police, qui ne faisoit que des ravages et des invasions: il ne faut pas confondre les Gaulois polis par les Romains, avec ces Francs si barbares. Il faut laisser voir un rayon de politesse naissante sous l'empire de Charlemagne ; mais elle doit s'évanouir d'abord. La prompte chute de sa maison replongea l'Europe dans une affreuse barbarie. Saint Louis fut un prodige de raison et de vertu dans un siècle de fer. A peine sortonsnous de cette longue nuit. La résurrection des lettres et des arts a commencé en Italie, et a passé en France fort tard. La mauvaise subtilité du bel esprit en a retardé le progrès.

1. VIRG., Æneid., lib. VI, v. 843. 2. QUINT.-CURT., lib. III, cap. II. 3. SUET., Ner., n. 39.

Les changements dans la forme du gouvernement d'un peuple doivent être observés de près. Par exemple, il y avoit d'abord chez nous des terres saliques, distinguées des autres terres, et destinées aux militaires de la nation. Il ne faut jamais confondre les comtés bénéficiaires du temps de Charlemagne, qui n'étoient que des emplois personnels, avec les comtés héréditaires, qui devinrent sous ses successeurs des établissements de famille. Il faut distinguer les parlements de la seconde race, qui étoient les assemblées de la nation, d'avec les divers parlements établis par les rois de la troisième race, dans les provinces, pour juger les procès des particuliers. Il faut connoître l'origine des fiefs, le service des feudataires, l'affranchissement des serfs, l'accroissement des communautés, l'élévation du tiers état, l'introduction des clercs praticiens pour être les conseillers des nobles, peu instruits des lois, et l'établissement des troupes à la solde du roi pour éviter les surprises des Anglois établis au milieu du royaume. Les mœurs et l'état de tout le corps de la nation ont changé d'âge en âge. Sans remonter plus haut, le changement de mœurs est presque incroyable depuis le règne de Henri IV. Il est cent fois plus important d'observer ces changements de la nation entière, que de rapporter simplement des faits particuliers.

Si un homme éclairé s'appliquoit à écrire sur les règles de l'histoire, il pourroit joindre l'exemple aux préceptes; il pourroit juger les historiens de tous les siècles; il pourroit remar-quer qu'un excellent historien est peut-être encore plus rare qu'un grand poëte.

Hérodote, qu'on nomme le père de l'histoire, raconte parfaitement; il a même de la grâce par la variété des matières; mais son ouvrage est plutôt un recueil de relations de divers pays, qu'une histoire qui ait de l'unité avec un véritable ordre.

Xénophon n'a fait qu'une journée dans sa Retraite des DixMille tout y est précis et exact, mais uniforme. Sa Cyropédie est plutôt un roman de philosophie, comme Cicéron l'a cru, qu'une histoire véritable.

Polybe est habile dans l'art de la guerre et dans la politique; mais il raisonne trop, quoiqu'il raisonne très-bien. Il va au delà des bornes d'un simple historien: il développe chaque événement dans sa cause; c'est une anatomie exacte. Il montre par une espèce de mécanique, qu'un tel peuple doit vaincre un tel autre peuple, et qu'une telle paix faite entre Rome et Carthage ne sauroit durer.

Thucydide et Tite Live ont de très-belles harangues; mais, selon les apparences, ils les composent au lieu de les rapporter. Il est très-difficile qu'ils les aient trouvées telles dans les originaux du temps. Tite Live savoit beaucoup moins exactement que Polybe la guerre de son siècle.

Salluste a écrit avec une noblesse et une grâce singulières; mais il s'est trop étendu en peintures des mœurs et en portraits des personnes dans deux histoires très-courtes.

Tacite montre beaucoup de génie, avec une profonde connoissance des cœurs les plus corrompus: mais il affecte trop une brièveté mystérieuse; il est trop plein de tours poétiques dans ses descriptions; il a trop d'esprit; il raffine trop : il attribue aux plus subtils ressorts de la politique ce qui ne vient souvent que d'un mécompte, que d'une humeur bizarre, que d'un caprice. Les plus grands événements sont souvent causés par les causes les plus méprisables. C'est la foiblesse, c'est l'habitude, c'est la mauvaise honte, c'est le dépit, c'est le conseil d'un affranchi, qui décide, pendant que Tacite creuse pour découvrir les plus grands raffinements dans les conseils de l'empereur. Presque tous les hommes sont médiocres et superficiels pour le mal comme pour le bien. Tibère, l'un des plus méchants hommes que le monde ait vus, étoit plus entraîné par ses craintes que déterminé par un plan suivi.

D'Avila se fait lire avec plaisir; mais il parle comme s'il étoit . entré dans les conseils les plus secrets. Un seul homme ne peut jamais avoir eu la confiance de tous les partis opposés. De plus, chaque homme avoit quelque secret qu'il n'avoit garde de confier à celui qui a écrit l'histoire. On ne sait la vérité que par

morceaux. L'historien qui veut m'apprendre ce que je vois qu'il ne peut pas savoir me fait douter sur les faits mêmes qu'il sait. Cette critique des historiens anciens et modernes seroit trèsutile et très-agréable, sans blesser aucun auteur vivant.

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Voici une objection qu'on ne manquera pas de me faire. L'Académie, dira-t-on, n'adoptera jamais ces divers ouvrages sans les avoir examinés. Or, il n'est guère vraisemblable qu'un auteur, après avoir pris une peine infinie, veuille soumettre tout son ouvrage à la correction d'une nombreuse assemblée, où les avis seront peut-être partagés. Il n'y a donc guère d'apparence que l'Académie adopte ces ouvrages.

Ma réponse est courte. Je suppose que l'Académie ne les adoptera point. Elle se bornera à inviter les particuliers à ce travail. Chacun d'eux pourra la consulter dans ses assemblées. Par exemple, l'auteur de la Rhétorique y proposera ses doutes sur l'éloquence. MM. les académiciens lui donneront leurs conseils, et les opinions pourront être diverses. L'auteur en profitera selon ses vues, sans se gêner.

Les raisonnements qu'on feroit dans les assemblées, sur de telles questions, pourroient être rédigés par écrit dans une espèce de journal que M. le secrétaire composeroit sans partialité. Ce journal contiendroit de courtes dissertations, qui perfectionneroient le goût et la critique. Cette occupation rendroit MM. les académiciens assidus aux assemblées. L'éclat et le fruit en seroient grands dans toute l'Europe.

X.

SUR LES ANCIENS ET LES MODERNES

Il est vrai que l'Académie pourroit se trouver souvent partagée sur ces questions : l'amour des anciens dans les uns, et celui des modernes dans les autres, pourroient les empêcher d'être

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