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désirent bientôt un peu plus, et ensuite beaucoup. D'ailleurs, il est plus aisé de convaincre celui qui, ne devant rien prendre, prend quelque chose, que celui qui prend plus, lorsqu'il devrait prendre moins, et qui trouve toujours pour cela des prétextes, des excuses, des causes, et des raisons plausibles.

CHAPITRE XVIII.

Des récompenses que le souverain donne.

Dans les gouvernements despotiques, où, comme nous avons dit, on n'est déterminé à agir que par l'espérance des commodités de la vie, le prince qui récompense n'a que de l'argent à donner. Dans une monarchie, où l'honneur règne seul, le prince ne récompenserait que par des distinctions, si les distinctions que l'honneur établit n'étaient jointes à un luxe qui donne nécessairement des besoins: le prince y récompense donc par des honneurs qui mènent à la fortune. Mais, dans une république, où la vertu règne, motif qui se suffit à lui-même et qui exclut tous les autres, l'État ne récompense que par des témoignages de cette vertu.

C'est une règle générale, que les grandes récompenses, dans une monarchie et dans une république, sont un signe de leur décadence, parce qu'elles prouvent que leurs principes sont corrompus; que, d'un côté, l'idée de l'honneur n'y a plus tant de force; que, de l'autre, la qualité de citoyen s'est affaiblie.

Les plus mauvais empereurs romains ont été ceux qui ont le plus donné, par exemple, Caligula, Claude, Néron, Othon, Vitellius, Commode, Héliogabale et Caracalla. Les meilleurs, comme Auguste, Vespasien, Antonin Pic, Marc-Aurèle et Pertinax, ont été économes. Sous les bons empereurs, l'État reprenait ses principes : le trésor de l'honneur suppléait aux autres trésors.

CHAPITRE XIX.

Nouvelles conséquences des principes des trois gouver

nements.

Je ne puis me résoudre à finir ce livre sans faire encore quelques applications de mes trois principes. PREMIÈRE QUESTION. Les lois doivent-elles forcer un citoyen à accepter les emplois publics? Je dis qu'elles le doivent dans le gouvernement républicain, et non pas dans le monarchique. Dans le premier, les magistratures sont des témoigna

ges de vertu, des dépôts que la patrie confie à un citoyen, qui ne doit vivre, agir et penser que pour elle: il ne peut donc pas les refuser1. Dans le second, les magistratures sont des témoignages d'honneur: or, telle est la bizarrerie de l'honneur, qu'il se plaît à n'en accepter aucun que quand il veut, et de la manière qu'il veut.

Le feu roi de Sardaigne punissait ceux qui refusaient les dignités et les emplois de son État. Il suivait, sans le savoir, des idées républicaines. Sa manière de gouverner, d'ailleurs, prouve assez que ce n'était pas là son intention.

SECONDE QUESTION. Est-ce une bonne maxime, qu'un citoyen puisse être obligé d'accepter, dans l'armée, une place inférieure à celle qu'il a occupée? On voyait souvent, chez les Romains, le capitaine servir, l'année d'après, sous son lieutenant 3. C'est que, dans les républiques, la vertu demande qu'on fasse à l'État un sacrifice continuel de soi-même et de ses répugnances. Mais, dans les monarchies, l'honneur, vrai ou faux, ne peut souffrir ce qu'il appelle se dégrader.

Dans les gouvernements despotiques, où l'on abuse également de l'honneur, des postes et des rangs, on fait indifféremment d'un prince un goujat, et d'un goujat un prince.

TROISIÈME QUESTION. Mettra-t-on sur une même tête les emplois civils et militaires? Il faut les unir dans la république, et les séparer dans la monarchie. Dans les républiques, il serait bien dangereux de faire de la profession des armes un état particulier, distingué de celui qui a les fonctions civiles ; et dans les monarchies, il n'y aurait pas moins de péril à donner les deux fonctions à la même personne.

On ne prend les armes, dans la république, qu'en qualité de défenseur des lois et de la patrie : c'est parce que l'on est citoyen qu'on se fait, pour un temps, soldat. S'il y avait deux états distingués, on ferait sentir à celui qui, sous les armes, se croit citoyen, qu'il n'est que soldat.

Dans les monarchies, les gens de guerre n'ont

Platon, dans sa République, liv. VIII, met ces refus au nombre des marques de la corruption de la république. Dans ses Lois, liv. VI, il veut qu'on les punisse par une amende. A Venise, on les punit par l'exil.

2 Victor Amédée.

3 Quelques centurions ayant appelé au peuple, pour demander l'emploi qu'ils avaient eu : « Il est juste, mes compagnons, dit un centurion, que vous regardiez comme hono«rables tous les postes où vous défendrez la république. (TITE-LIVE, liv. XLII.) Ce qui se fit à Rome lors de la guerre de Persée, ce qui s'est fait à Gènes dans la dernière révolution, se serait fait en pareil cas dans les monarchies. Nous pourrions en rapporter une multitude d'exemples pris chez nous-mêmes, non parmi de simples officiers, mais parmi les plus grands généraux. (D.)

pour objet que la gloire, ou du moins l'honneur ou la fortune. On doit bien se garder de donner les emplois civils à des hommes pareils il faut, au contraire, qu'ils soient contenus par les magistrats civils, et que les mêmes gens n'aient pas en même temps la confiance du peuple, et la force pour en abuser1.

Voyez, dans une nation où la république se cache sous la forme de la monarchie, combien l'on craint un État particulier de gens de guerre, et comment le guerrier reste toujours citoyen, ou même magistrat, afin que ces qualités soient un gage pour la patrie, et qu'on ne l'oublie jamais. Cette division de magistratures en civiles et militaires, faite par les Romains après la perte de la république, ne fut pas une chose arbitraire; elle fut une suite du changement de la constitution de Rome : elle était de la nature du gouvernement monarchique; et ce qui ne fut que commencé sous Auguste, les empereurs suivants 3 furent obligés de l'achever, pour tempérer le gouvernement militaire.

Ainsi Procope, concurrent de Valens à l'empire, n'y entendait rien, lorsque, donnant à Hormisdas, prince du sang royal de Perse, la dignité de proconsul, il rendit à cette magistrature le commandement des armées qu'elle avait autrefois; à moins qu'il n'eût des raisons particulières. Un hornme qui aspire à la souveraineté cherche moins ce qui est utile à l'État que ce qui l'est à sa cause. QUATRIÈME QUESTION. Convient-il que les charges soient vénales? Elles ne doivent pas l'être dans les États despotiques, où il faut que les sujets soient placés ou déplacés dans un instant par le prince. Cette vénalité est bonne dans les États monarchiques, parce qu'elle fait faire, comme un métier de familles, ce qu'on ne voudrait pas entrepren

Ne imperium ad optimos nobilium transferretur, senatum militia vetuit Gallienus; etiam adire exercitum. ( AURELIUS VICTOR, de Viris illustribus. ) — En France, où chaque seigneur féodal avait tout à la fois le pouvoir militaire et le pouvoir civil, l'autorité de nos rois fut presque nulle. La puissance du monarque ne reprit son état naturel que lorsqu'elle fut venue à bout de diviser l'exercice de ces deux pouvoirs. (Edition de 1767.)

Auguste óta aux sénateurs, proconsuls et gouverneurs, le droit de porter les armes. (DION, liv. LIII.) — Auguste n'ota ce droit qu'aux sénateurs devenus proconsuls; car les propréteurs, lieutenants de l'empereur, étaient gouverneurs des provinces dans lesquelles ils étaient envoyés, et y avaient le commandement des armées. (CrÉv.)

3 Constantin. Voyez Zosime, liv. II.

4 AMMIEN MARCELLIN, liv. XXVI. Et civilia more veterum et bella recturo.

5 Est-ce par vertu que l'on accepte, en Angleterre, la charge de juge du banc du roi; qu'on sollicitait, à Rome, la place

MONTESQUIEU.

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dre pour la vertu; qu'elle destine chacun à son devoir, et rend les ordres de l'État plus permanents. Suidas' dit très-bien qu'Anastase avait fait de l'empire une espèce d'aristocratie, en vendant toutes les magistratures.

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Platon ne peut souffrir cette vénalité. « C'est, dit-il, comme si, dans un navire, on faisait quelqu'un pilote ou matelot pour son argent. Serait« il possible que la règle fût mauvaise dans quelque « autre emploi que ce fût de la vie, et bonne seu«<lement pour conduire une république?» Mais Platon parle d'une république fondée sur la vertu, et nous parlons d'une monarchie. Or, dans une monarchie où, quand les charges ne se vendraient pas par un règlement public, l'indigence et l'avidité des courtisans les vendraient tout de même, le hasard donnera de meilleurs sujets que le choix du prince. Enfin, la manière de s'avancer par les richesses inspire et entretient l'industrie3: chose dont cette espèce de gouvernement a grand besoin.

CINQUIÈME QUESTION. Dans quel gouvernement faut-il des censeurs? Il en faut dans une république, où le principe du gouvernement est la vertu. Ce ne sont pas seulement les crimes qui détruisent la vertu, mais encore les négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l'amour de la patrie, des exemples dangereux, des semences de corruption; ce qui ne choque point les lois, mais les élude, ce qui ne les détruit pas, mais les affaiblit : tout cela doit être corrigé par les censeurs.

On est étonné de la punition de cet aréopagite qui avait tué un moineau qui, poursuivi par un épervier, s'était réfugié dans son sein. On est surpris que l'aréopage ait fait mourir un enfant qui avait crevé les yeux à son oiseau. Qu'on fasse attention qu'il ne s'agit point là d'une condamnation pour crime, mais d'un jugement de mœurs dans une république fondée sur les mœurs.

Dans les monarchies, il ne faut point de censeurs elles sont fondées sur l'honneur; et la nature de l'honneur est d'avoir pour censeur tout l'uni

de préteur? Quoi! on ne trouverait point de conseillers pour Juger dans les parlements de France, si on leur donnait les charges gratuitement?

La fonction divine de rendre justice, de disposer de la fortune et de la vie des hommes, un métier de famille !

Plaignons Montesquieu d'avoir déshonoré son ouvrage par de tels paradoxes; mais pardonnons-lui. Son oncle avait acheté une charge de président en province, et il la lui laissa. On retrouve l'homme partout. Nul de nous n'est sans faiblesse, (VOLT.)

Fragments tirés des Ambassades de Constantin Porphy rogénète.

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vers. Tout homme qui y manque est soumis aux reproches de ceux mêmes qui n'en ont point.

Là, les censeurs seraient gâtés par ceux mêmes qu'ils devraient corriger. Ils ne seraient pas bons contre la corruption d'une monarchie; mais la corruption d'une monarchie serait trop forte contre

eux.

On sent bien qu'il ne faut point de censeurs dans les gouvernements despotiques. L'exemple de la Chine semble déroger à cette règle; mais nous verrons, dans la suite de cet ouvrage, les raisons singulières de cet établissement'.

LIVRE SIXIÈME.

CONSÉQUENCES

DES PRINCIPES DES DIVERS GOUVERNEMENTS,

PAR RAPPORT A LA SIMPLICITÉ DES LOIS CIVILES ET CRIMINELLES, LA FORME DES JUGEMENTS ET L'ÉTABLISSEMENT DES PEINES.

CHAPITRE I.

De la simplicité des lois civiles dans les divers
gouvernements.

Le gouvernement monarchique ne comporte pas des lois aussi simples que le despotique. Il y faut des tribunaux. Ces tribunaux donnent des décisions. Elles doivent être conservées, elles doivent être apprises, pour que l'on y juge aujourd'hui comme l'on y jugea hier, et que la propriété et la vie des citoyens y soient assurées et fixes comme la constitution même de l'État.

Dans une monarchie, l'administration d'une justice qui ne décide pas seulement de la vie et des biens, mais aussi de l'honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge augmente à mesure qu'il a un plus grand dépôt, et qu'il prononce sur de plus grands intérêts.

Il ne faut donc pas être étonné de trouver dans

La censure est très-bonne, en général, pour maintenir dans un peuple les préjugés utiles à ceux qui gouvernent; pour conserver dans un corps tous les préjugés qui naissent de l'esprit de corps: la censure fut établie à Rome par le sénat pour contrebalancer le pouvoir des tribuns. Elle était un instrument de tyrannie. On prit les mœurs pour prétexte; on profita de la haine naturelle pour les riches. La crainte d'ètre dégradé par le censeur est d'autant plus terrible qu'on est plus sensible à l'honneur, aux distinctions, aux prérogatives. Des hommes guidés par la vertu riraient des jugements des censeurs, et emploieraient leur éloquence à faire abolir cet établissement ridicule. (VOLT.)

les lois de ces États tant de règles, de restrictions, d'extensions, qui multiplient les cas particuliers, et semblent faire un art de la raison même.

La différence de rang, d'origine, de condition, qui est établie dans le gouvernement monarchique, entraîne souvent des distinctions dans la nature des biens; et des lois relatives à la constitution de cet État peuvent augmenter le nombre de ces distinctions. Ainsi, parmi nous, les biens sont propres, acquêts ou conquêts; dotaux, paraphernaux; patern els et maternels; meubles de plusieurs espèces; libres, substitués; du lignage, ou non; nobles en franc-alleu, ou roturiers; rentes foncières ou constituées à prix d'argent. Chaque sorte de biens est soumise à des règles particulières; il faut les suivre pour en disposer : ce qui ôte encore de la simplicité.

Dans nos gouvernements, les fiefs sont devenus héréditaires. Il a fallu que la noblesse eût un certain bien, c'est-à-dire que le fief eût une certaine consistance, afin que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince. Cela a dû produire bien des variétés par exemple, il y a des pays où l'on n'a pu partager les fiefs entre les frères; dans d'autres, les cadets ont pu avoir leur subsistance avec plus d'étendue.

Le monarque, qui connaît chacune de ses proférentes coutumes. Mais le despote ne connaît rien, vinces, peut établir diverses lois, ou souffrir difet ne peut avoir d'attention sur rien; il lui faut rigide qui est partout la même ; tout s'aplanit sous une allure générale; il gouverne par une volonté ses pieds.

A mesure que les jugements des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence disent, ou parce que les juges qui se succèdent pense charge de décisions qui quelquefois se contresent différemment, ou parce que les mêmes affaires sont tantôt bien, tantôt mal défendues, ou enfin par une infinité d'abus qui se glissent dans tout ce qui passe par la main des hommes. C'est un mal nécessaire que le législateur corrige de temps en temps, comme contraire même à l'esprit des gouvernements modérés. Car, quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de la nature de la constitution, et non pas des contradictions et de l'incertitude des lois.

des distinctions dans les personnes, il faut qu'il Dans les gouvernements où il y a nécessairement y ait des priviléges. Cela diminue encore la simplicité, et fait mille exceptions.

Un des priviléges le moins à charge à la société,

Si vous examinez les formalités de la justice par rapport à la peine qu'a un citoyen à se faire rendre son bien, ou à obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en trouverez sans doute trop. Si vous les regardez dans le rapport qu'elles ont avec la liberté et la sûreté des citoyens, vous en trouverez souvent trop peu; et vous verrez que les peines, les dépenses, les longueurs, les dangers même de la justice, sont le prix que chaque citoyen donne pour sa liberté.

et surtout à celui qui le donne, c'est de plaider de-¡ peuples qui auront vu clair dans la chose du vant un tribunal plutôt que devant un autre. Voilà monde qu'il importe le plus aux hommes de sade nouvelles affaires ; c'est-à-dire celles où il s'agit voir ? de savoir devant quel tribunal il faut plaider. Les peuples des États despotiques sont dans un cas bien différent. Je ne sais sur quoi, dans ces pays, le législateur pourrait statuer, ou le magistrat juger. Il suit de ce que les terres appartiennent au prince, qu'il n'y a presque point de lois civiles sur la propriété des terres. Il suit du droit que le souverain a de succéder, qu'il n'y en a pas non plus sur les successions. Le négoce exclusif qu'il fait dans quelques pays rend inutiles toutes sortes de lois sur le commerce. Les mariages que l'on y contracte avec des filles esclaves font qu'il n'y a guère de lois civiles sur les dots et sur les avantages des femmes. Il résulte encore de cette prodigieuse multitude d'esclaves qu'il n'y a presque point de gens qui aient une volonté propre, et qui par conséquent doivent répondre de leur conduite devant un juge. La plupart des actions morales, qui ne sont que les volontés du père, du mari, du maître, se règlent par eux, et non par les magistrats.

J'oubliais de dire que ce que nous appelons l'honneur étant à peine connu dans ces États, toutes les affaires qui regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre parmi nous, n'y ont point de lieu. Le despotisme se suffit à lui-même : tout est vide autour de lui. Aussi lorsque les voyageurs nous décrivent les pays où il règne, rarement nous parlent-ils des lois civiles 1.

Toutes les occasions de dispute et de procès y sont donc ôtées. C'est ce qui fait en partie qu'on y maltraite si fort les plaideurs : l'injustice de leur demande paraît à découvert, n'étant pas cachée, palliée ou protégée par une infinité de lois ⚫.

CHAPITRE II.

De la simplicité des lois criminelles dans les divers gouvernements.

On entend dire sans cesse qu'il faudrait que la justice fût rendue partout comme en Turquie. Il n'y aura done que les plus ignorants de tous les

1 Au Mazulipatan, on n'a pu découvrir qu'il y eût de loi erite. Voyez le Recueil des voyages qui ont servi à l'établisment de la compagnie des Indes, tom. IV, partie première, pag. 391. Les Indiens ne se règlent, dans les jugements, que sur de certaines coutumes. Le Vedam et autres livres pareils ne contiennent point de lois civiles, mais des préceptes religieux Voyez Lettres édifiantes, quatorzième recueil.

Il fallait ajouter et de formes plus compliquées que les bota. (H).

En Turquie, où l'on fait très-peu d'attention à la fortune, à la vie, à l'honneur des sujets, on termine promptement, d'une façon ou d'une autre, toutes les disputes. La manière de les finir est indifférente, pourvu qu'on finisse. Le pacha, d'abord éclairci, fait distribuer, à sa fantaisie, des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, et les renvoie chez eux1.

Et il serait bien dangereux que l'on y eût les passions des plaideurs : elles supposent un désir ardent de se faire rendre justice, une haine, une action dans l'esprit, une constance à poursuivre. Tout cela doit être évité dans un gouvernement où il ne faut avoir d'autre sentiment que la crainte, et où tout mène tout à coup, et sans qu'on le puisse prévoir, à des révolutions. Chacun doit connaître qu'il ne faut point que le magistrat entende parler

Il est faux que dans Constantinople un pacha se mêle de rendre la justice. C'est comme si on disait qu'un brigadier, un maréchal de camp fait l'office de lieutenant civil; lieutenant criminel. Les cadis sont les premiers juges; ils sont subordonnés aux cadileskers, et les cadileskers au vizir-azem, qui juge lui-même avec les vizirs du banc. L'empereur est souvent présent a l'audience, caché derrière une jalousie; et le

vizir-azem, dans les causes importantes, lui demande sa décision par un simple billet, sur lequel l'empereur décide en deux mots. Le procès s'instruit sans le moindre bruit, avec la plus grande promptitude. Point d'avocats, encore moins de procureurs et de papier timbré. Chacun plaide sa cause sans oser élever sa voix. Nul procès ne peut durer plus de dix-sept jours.

Quand les lois sont très-simples, il n'y a guère de procès où l'une des deux parties ne soit évidemment un fripon, parce que les discussions roulent sur des faits, et non sur le droit. Voila pourquoi on fait, dans l'Orient, un si grand usage des témoins dans les affaires civiles, et qu'on distribue quelquefois des coups de bâton aux plaideurs et aux témoins qui en ont imposé à la justice. (VOLT.)

2 Le véritable danger du despotisme est à côté de sa force même; les deux excès se touchent dans un même point: ce point est la milice. Que les janissaires, que la milice soit contente, et malgré les passions des plaideurs, tout sera conservé; qu'elle soit mécontente, et, sans les passions des plaideurs, tout sera détruit. Mais, dans les gouvernements modérés, les passions des plaideurs fomentent les haines particulières, divisent les familles, troublent la paix civile, affaiblissent le patriotisme, nuisent aux mœurs et aux richesses de l'État. (SERVAN.)

de lui, et qu'il ne tient sa sûreté que de son anéantissement.

Mais, dans les États modérés, où la tête du moindre citoyen est considérable, on ne lui ôte son honneur et ses biens qu'après un long examen; on ne le prive de la vie que lorsque la patrie elle-même l'attaque; et elle ne l'attaque qu'en lui laissant tous les moyens possibles de la défendre.

Aussi, lorsqu'un homme se rend plus absolu, songe-t-il d'abord à simplifier les lois. On commence dans cet État à être plus frappé des inconvénients particuliers que de la liberté des sujets, dont on ne se soucie point du tout.

On voit que, dans les républiques, il faut pour le moins autant de formalités que dans les monarchies. Dans l'un et dans l'autre gouvernement, elles augmentent en raison du cas que l'on y fait de l'honneur, de la fortune, de la vie, de la liberté des citoyens.

Les hommes sont tous égaux dans le gouvernement républicain; ils sont égaux dans le gouvernement despotique : dans le premier, c'est parce qu'ils sont tout; dans le second, c'est parce qu'ils

ne sont rien.

CHAPITRE III.

Dans quels gouvernements et dans quels cas on doit juger

selon un texte précis de la loi.

Plus le gouvernement approche de la république, plus la manière de juger devient fixe; et c'était un vice de la république de Lacédémone que les éphores jugeassent arbitrairement, sans qu'il y eût des lois pour les diriger. A Rome, les premiers consuls jugèrent comme les éphores : on en sentit les inconvénients, et l'on fit des lois précises.

Dans les États despotiques, il n'y a point de lois le juge est lui-même sa règle. Dans les États monarchiques, il y a une loi; et là où elle est précise, le juge la suit; là où elle ne l'est pas, il en cherche l'esprit. Dans le gouvernement républicain, il est de la nature de la constitution que les juges suivent la lettre de la loi 2. Il n'y a point de

* César, Cromwell, et tant d'autres.

2 Rien n'est plus dangereux que l'axiome commun «< il faut consulter l'esprit de la loi. » Adopter cet axiome, c'est rompre toutes les digues et abandonner les lois au torrent des opinions. Chaque homme a sa manière de voir : l'esprit d'une loi serait donc le résultat de la logique bonne ou mauvaise d'un juge, d'une digestion aisée ou pénible, de la faiblesse de l'accusé, de la violence des passions du magistrat, de ses relations avec l'offense; enfin, de toutes les petites causes qui changent les

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| citoyen contre qui on puisse interpréter une loi, quand il s'agit de ses biens, de son honneur ou de sa vie.

A Rome, les juges prononçaient seulement que l'accusé était coupable d'un certain crime; et la peine se trouvait dans la loi, comme on le voit dans diverses lois qui furent faites. En Angleterre, les jurés décident si le fait qui a été porté devant eux est prouvé ou non; et, s'il est prouvé, le juge prononce la peine que la loi inflige pour ce fait : et, pour cela, il ne lui faut que des

yeux.

CHAPITRE IV.

De la manière de former les jugements.

De là suivent les différentes manières de former

les jugements. Dans les monarchies, les juges prennent la manière des arbitres : ils délibèrent ensemble, ils se communiquent leurs pensées, ils se concilient; on modifie son avis pour le rendre conforme à celui d'un autre; les avis les moins nombreux sont rappelés aux deux plus grands. Cela n'est point de la nature de la république1. A Rome, et dans les villes grecques, les juges ne se communiquaient point: chacun donnait son avis d'une de ces trois manières : j'absous, je condamne, il ne me pajuger. Mais le peuple n'est pas jurisconsulte; toutes rait pas : c'est que le peuple jugeait ou était censé

ces modifications et tempéraments des arbitres ne sont pas pour lui; il faut lui présenter un seul objet, un fait, et un seul fait ; et qu'il n'ait qu'à voir s'il doit condamner, absoudre, ou remettre le jugement.

Les Romains, à l'exemple des Grecs, introduisirent des formules d'actions 3, et établirent la né

apparences et dénaturent les objets dans l'esprit inconstant de l'homme? Ainsi nous verrions l'esprit d'un citoyen changer de face en passant à un autre tribunal, et la vie des malheureux

serait à la merci d'un faux raisonnement ou de la mauvaise humeur de son juge. Nous verrions les mêmes délits punis différemment en différents temps, par le même tribunal, parce

qu'au lieu d'écouter la voix constante et invariable des lois, il se livrerait à l'instabilité trompeuse des interprétations arbitraires. (BECCARIA, chap. IV.)

1 On doit moins rapporter cette manière de juger à la forme du gouvernement qu'à l'imperfection des lois, aux vices de l'instruction, et au choix des juges. Quand les lois sont obscures, confuses, contradictoires, ne faut-il pas que les juges se parlent pour savoir par quelle loi ils veulent juger? Quand les juges se parlent pour déterminer si ces lois sont remplies" lois de formalités sont très-compliquées, ne faut-il pas que les (SERVAN.)

Non liquet. Suivant Crévier, cette formule signifie : « L'affaire n'est pas suffisamment éclaircie. » (P.)

3

Quas actiones ne populus, prout vellet, institueret, certas solemnesque esse voluerunt. (Leg. 1, § 6, Dig. de Orig.

jur.)

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