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Le peuple qui a la souveraine puissance doit faire par lui-même tout ce qu'il peut bien faire; et ce qu'il ne peut pas bien faire, il faut qu'il le fasse par ses ministres.

Ses ministres ne sont point à lui s'il ne les nomme c'est donc une maxime fondamentale de ce gouvernement, que le peuple nomme ses ministres, c'est-à-dire ses magistrats.

Ha besoin, comme les monarques, et même plus qu'eux, d'être conduit par un conseil ou sénat. Mais, pour qu'il y ait confiance, il faut qu'il en élise les membres soit qu'il les choisisse luimême, comme à Athènes; ou par quelque magistrat qu'il a établi pour les élire, comme cela se pratiquait à Rome dans quelques occasions.

Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité. Il n'a à se déterminer que par des choses qu'il ne peut ignorer, et des faits qui tombent sous les sens. Il sait très-bien qu'un homme a été souvent à la guerre, qu'il y a eu tels ou tels succès: il est donc très-capable d'élire un général. Il sait qu'un juge est assidu, que beaucoup de gens se retirent de son tribunal contents de lui, qu'on ne l'a pas convaincu de corruption : en voilà assez pour qu'il élise un préteur. Il a été frappé de la magnificence ou des richesses d'un citoyen: cela suffit pour qu'il puisse choisir un édile. Toutes ces choses sont des faits dont il s'instruit mieux dans la place publique qu'un monarque dans son palais. Mais saura-t-il conduire une affaire, connaître les lieux, les occasions, les moments, en profiter? Non, il ne le saura pas.

Si l'on pouvait douter de la capacité naturelle qu'a le peuple pour discerner le mérite, il n'y aurait qu'à jeter les yeux sur cette suite continuelle de choix étonnants que firent les Athéniens et les Romains: ce qu'on n'attribuera pas sans doute au hasard.

On sait qu'à Rome, quoique le peuple se fut donné le droit d'élever aux charges les plébéiens, il ne pouvait se résoudre à les élire; et quoiqu'à Athènes on pût, par la loi d'Aristide, tirer les magistrats de toutes les classes, il n'arriva jamais, dit Xénophon, que le bas peuple demandât celles qui pouvaient intéresser son salut ou sa gloire.

Comme la plupart des citoyens, qui ont assez de suffisance pour élire, n'en ont pas assez pour être élus; de même le peuple, qui a assez de capacité pour se faire rendre compte de la gestion

A Rome, les sénateurs étaient toujours choisis par un magistrat à qui le peuple en avait donné le pouvoir. (CRÉVIER.) * Pages 691 et 692, édition de Wechelius, de l'an 1596.

des autres, n'est pas propre à gérer par lui-même.

Il faut que les affaires aillent, et qu'elles aillent un certain mouvement qui ne soit ni trop lent ni trop vite. Mais le peuple a toujours trop d'action, ou trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il renverse tout; quelquefois avec cent mille pieds il ne va que comme les insectes.

Dans l'État populaire on divise le peuple en de certaines classes. C'est dans la manière de faire cette divison que les grands législateurs se sont signalés; et c'est de là qu'ont toujours dépendu la durée de la démocratie et sa prospérité.

Servius Tullius suivit, dans la composition de ses classes, l'esprit de l'aristocratie. Nous voyons, dans Tite-Live' et dans Denys d'Halicarnasse 2, comment il mit le droit de suffrage entre les mains des principaux citoyens. Il avait divisé le peuple de Rome en cent quatre-vingt-treize centuries, qui formaient six classes. Et mettant les riches, mais en plus petit nombre, dans les premières centuries; les moins riches, mais en plus grand nombre, dans les suivantes, il jeta toute la foule des indigents dans la dernière et chaque centurie n'ayant qu'une voix 3, c'étaient les moyens et les richesses qui donnaient le suffrage plutôt que les personnes.

Solon divisa le peuple d'Athènes en quatre classes. Conduit par l'esprit de la démocratie, il ne les fit pas pour fixer ceux qui devaient élire, mais ceux qui pouvaient être élus; et, laissant à chaque citoyen le droit d'élection, il voulut 4 que dans chacune de ces quatre classes on pût élire des juges; mais que ce ne fût que dans les trois premières, où étaient les citoyens aisés, qu'on pût prendre les magistrats".

Comme la division de ceux qui ont droit de suffrage est, dans la république, une loi fondamentale, la manière de le donner est une autre loi fondamentale.

Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie; le suffrage par choix est de celle de l'aristocratie 6.

I Liv I.

2 Liv. IV, art. 15 et suiv.

3 Voyez, dans les Considérations sur les causes de la gran deur des Romains et de leur décadence, chap. IX, commen! cet esprit de Servius Tullius se conserva dans la république. 4 DENYS D'HALICARNASSE, Éloge d'Isocrate, p. 97, t. II, édi tion de Wechelius*. POLLUX. liv. VIII, ch. x, art. 130. 5 Voyez la Politique d'Aristote, liv. II, ch. xI. 6 Videtur democratiæ esse proprium magistratus sortito Nous avons cette édition sous les yeux, et nous y trouvons seule ment qu'Isocrate, dans sa harangue, rappelle l'institution de Solon et de Clisthène « par laquelle ils avaient éloigné du pouvoir les scélérats, et donné la magistrature aux gens de mérite. » (D.)

Mais, comme il est défectueux par lui-même, c'est a le régler et à le corriger que les grands législateurs se sont surpassés.

Le sort est une façon d'élire qui n'afflige per-, être regardé comme une loi fondamentale de la sonne, il laisse à chaque citoyen une espérance démocratie. Il faut que le petit peuple soit éclairé raisonnable de servir sa patrie 1. par les principaux, et contenu par la gravité de certains personnages. Ainsi, dans la république romaine, en rendant les suffrages secrets, on détruisit tout; il ne fut plus possible d'éclairer une populace qui se perdait. Mais lorsque dans une aristocratie le corps des nobles donne les suffrages, ou dans une démocratie le sénat, comme il n'est là question que de prévenir les brigues, les suffrages ne sauraient être trop secrets.

Solon établit à Athènes que l'on nommerait par choix à tous les emplois militaires, et que les sénateurs et les juges seraient élus par le sort. Il voulut que l'on donnât par choix les magistratures civiles qui exigeaient une grande dépense, et que les autres fussent données par le sort. Mais, pour corriger le sort, il régla qu'on ne pourrait élire que dans le nombre de ceux qui se présenteraient; que celui qui aurait été élu serait examiné par des juges, et que chacun pourrait l'accuser d'en être indigne3: cela tenait en même temps du sort et du choix. Quand on avait fini le temps de sa magistrature, il fallait essuyer un autre jugement sur la manière dont on s'était comporté. Les gens sans capacité devaient avoir bien de la répugnance à donner leur nom pour être tirés au sort.

La loi qui fixe la manière de donner les billets de suffrage est encore une loi fondamentale dans la démocratie. C'est une grande question, si les suffrages doivent être publics ou secrets. Cicéron 4 écrit que les lois 5 qui les rendirent secrets dans les derniers temps de la république romaine furent une des grandes causes de sa chute. Comme ceci se pratique diversement dans différentes républiques, voici, je crois, ce qu'il en faut penser.

Sans doute que, lorsque le peuple donne ses suffrages, ils doivent être publics 6; et ceci doit

capi: electione vero creari, oligarchiæ convenire. (ARIST. Polit. liv. IV, ch. Ix.)

En employant le suffrage, on tomberait dans l'inconvénient de mortifier ceux qui seraient exclus, et d'enorgueillir celui qui serait préféré et qui sentirait trop ses forces. C'est pour eviter ce danger qu'on a recours au sort; et ce danger des suffrages est alors entièrement écarté par le hasard, qui n'humi'ie point ceux qu'il exclut et n'entle point ceux qu'il préfere. (SERVAN.)

› Voyez l'oraison de Demosthène, de falsa Legat. et l'oraison contre Timarque.

3 On tirait même pour chaque place deux billets: l'un, qui donnait la place; l'autre, qui nommait celui qui devait succéder, en cas que le premier fût rejeté. Ces deux bulletins suffisaient lorsque le peuple avait a délibérer sur une loi qui lui était proposee; mais lorsqu'il s'agissait de l'élection des magistrats, on donnait à chaque citoyen autant de bulletins qu'il y avait de candidats. (CRÉV.)

4 Liv. I et III des Lois.

5 Elles s'appelaient lois tabulaires. On donnait à chaque citoyen deux tables : la premiere, marquée d'un A, pour dire antiquo; l'autre, d'un U et d'un R, uti rogas. — La premiere lettre signifiait: Je me tiens à ce qui s'est observé par le passé ; les deux autres: Soit fait comme on le demande (P.) 6 A Athenes, on levait les mains

La brigue est dangereuse dans un sénat; elle est dangereuse dans un corps de nobles : elle ne l'est pas dans le peuple, dont la nature est d'agir par passion. Dans les États où il n'a point de part au gouvernement, il s'échauffera pour un acteur comme il aurait fait pour les affaires. Le malheur d'une république, c'est lorsqu'il n'y a plus de brigues; et cela arrive lorsqu'on a corrompu le peuple à prix d'argent : il devient de sang-froid, il s'affectionne à l'argent; mais il ne s'affectionne plus aux affaires : sans souci du gouvernement, et de ce qu'on y propose, il attend tranquillement son salaire.

C'est encore une loi fondamentale de la démocratie, que le peuple seul fasse des lois. Il y a pourtant mille occasions où il est nécessaire que le sénat puisse statuer; il est même souvent à propos d'essayer une loi avant de l'établir. La constitution de Rome et celle d'Athènes étaient très-sages. Les arrêts du sénat 3 avaient force de loi pendant un an: ils ne devenaient perpétuels que par la volonté du peuple.

CHAPITRE III.

Des lois relatives à la nature de l'aristocratie.

Dans l'aristocratie, la souveraine puissance est entre les mains d'un certain nombre de personnes. Ce sont elles qui font les lois et qui les font exécuter; et le reste du peuple n'est tout au plus à leur égard que comme dans une monarchie les sujets sont à l'égard du monarque.

On n'y doit point donner le suffrage par sort; on n'en aurait que les inconvénients. En effet, dans un gouvernement qui a déjà établi les distinctions les plus affligeantes, quand on serait choisi par le sort on n'en serait pas moins odieux : c'est le noble qu'on envie, et non pas le magistrat.

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Lorsque les nobles sont en grand nombre, | il faut un sénat qui règle les affaires que le corps des nobles ne saurait décider, et qui prépare celles dont il décide. Dans ce cas, on peut dire que l'aristocratie est en quelque sorte dans le sénat, la démocratie dans le corps des nobles, et que le peuple n'est rien.

Ce sera une chose très-heureuse dans l'aristocratie, si, par quelque voie indirecte, on fait sortir le peuple de son anéantissement: ainsi, à Gênes, la banque de Saint-George, qui est administrée en grande partie par les principaux du peuple, donne à celui-ci une certaine influence dans le gouvernement, qui en fait toute la prospérité.

Les sénateurs ne doivent point avoir le droit de remplacer ceux qui manquent dans le sénat rien ne serait plus capable de perpétuer les abus. A Rome, qui fut dans les premiers temps une espèce d'aristocratie, le sénat ne se suppléait pas lui-même les sénateurs nouveaux étaient nommés par les censeurs.

Une autorité exorbitante, donnée tout à coup à un citoyen dans une république, forme une monarchie, ou plus qu'une monarchie. Dans celleci les lois ont pourvu à la constitution, ou s'y sont accommodées : le principe du gouvernement arrête le monarque; mais, dans une république où un citoyen se fait donner 3 un pouvoir exorbitant, l'abus de ce pouvoir est plus grand, parce que les lois, qui ne l'ont point prévu, n'ont rien pour l'arrêter.

fait

L'exception à cette règle est lorsque la constitution de l'État est telle qu'il a besoin d'une magistrature qui ait un pouvoir exorbitant. Telle était Rome avec ses dictateurs; telle est Venise avec ses inquisiteurs d'État : ce sont des magistratures terribles qui ramènent violemment l'État à la liberté. Mais d'où vient que ces magistratures se trouvent si différentes dans ces deux républiques? C'est que Rome défendait les restes de son aristocratie contre le peuple; au lieu que Venise se sert de ses inquisiteurs d'État pour maintenir son aristocratie contre les nobles. De là il suivait qu'à Rome la dictature ne devait durer que peu de temps, parce que le peuple agit par sa fougue, et non pas par ses desseins. Il fallait que cette magistrature s'exerçât avec éclat, parce qu'il s'agis

1 Voyez M. Addison, Voyages d'Italie, pag. 16. a Ils le furent d'abord par les consuls.

3 C'est ce qui renversa la république romaine. Voyez les Considerations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence.

sait d'intimider le peuple, et non pas de le punir; que le dictateur ne fût créé que pour une seule affaire, et n'eût une autorité sans bornes qu'à raison de cette affaire, parce qu'il était toujours créé pour un cas imprévu. A Venise, au contraire, il faut une magistrature permanente : c'est là que les desseins peuvent être commencés, suivis, suspendus, repris; que l'ambition d'un seul devient celle d'une famille, et l'ambition d'une famille celle de plusieurs. On a besoin d'une magistrature cachée, parce que les crimes qu'elle punit, toujours profonds, se forment dans le secret et dans le silence. Cette magistrature doit avoir une inquisition générale, parce qu'elle n'a pas à arrêter les maux que l'on connaît, mais à prévenir même ceux qu'on ne connaît pas. Enfin cette dernière est établie pour venger les crimes qu'elle soupçonne; et la première employait plus les menaces que les punitions pour les crimes, même avoués par leurs auteurs.

Dans toute magistrature il faut compenser la grandeur de la puissance par la brièveté de sa durée. Un an est le temps que la plupart des législateurs ont fixé un temps plus long serait dangereux, un plus court serait contre la nature de la chose. Qui est-ce qui voudrait gouverner ainsi ses affaires domestiques? A Raguse, le chef de la république change tous les mois; les autres officiers, toutes les semaines; le gouverneur du château, tous les jours. Ceci ne peut avoir lieu que dans une petite république, environnée de puissances formidables qui corrompraient aisément de petits magistrats.

La meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n'a point de part à la puissance est si petite et si pauvre que la partie dominante n'a aucun intérêt à l'opprimer. Ainsi, quand Antipater3 établit à Athènes que ceux qui n'auraient pas deux mille drachmes seraient exclus du droit de suffrage, il forma la meilleure aristocratie qui fût possible; parce que ce cens était si petit, qu'il n'excluait que peu de gens, et personne qui eût quelque considération dans la cité.

Les familles aristocratiques doivent donc être peuple autant qu'il est possible. Plus une aristocratie approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite; et elle le deviendra moins à mesure qu'elle approchera de la monarchie.

La plus imparfaite de toutes est celle où la par

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tie du peuple qui obéit est dans l'esclavage civil | Il y a des gens qui avaient imaginé, dans quelques de celle qui commande, comme l'aristocratie de États en Europe, d'abolir toutes les justices des Pologne, où les paysans sont esclaves de la no- seigneurs. Ils ne voyaient pas qu'ils voulaient faire blesse. ce que le parlement d'Angleterre a fait. Abolissez dans une monarchie les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse et des villes, vous aurez

CHAPITRE IV.

Des lois dans leur rapport avec la nature du gouvernement bientôt un État populaire, ou bien un État despo

monarchique.

Les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants, constituent la nature du gouvernement monarchique, c'est-à-dire de celui où un seul gouverne par des lois fondamentales. J'ai dit les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants : en effet, dans la monarchie, le prince est la source de tout pouvoir politique et civil. Ces lois fondamentales supposent nécessairement des canaux moyens par où coule la puissance : car, s'il n'y a dans l'État que la volonté momentanée et capricieuse d'un seul, rien ne peut être fixe, et par conséquent aucune loi fondamentale.

Le pouvoir intermédiaire subordonné le plus naturel est celui de la noblesse. Elle entre, en quelque façon, dans l'essence de la monarchie, dont la maxime fondamentale est : « Point de monarque, • point de noblesse; point de noblesse, point de • monarque1. » Mais on a un despote.

Cette maxime fait souvenir de l'infortuné Charles 1er, qui disait : « Point d'évêque, point de monarque. » Notre grand Henri IV aurait pu dire à la faction des Seize : « Point de noblesse, point de monarque. » Mais qu'on me dise ce que je dois entendre par despote et par monarque.

tique.

Les tribunaux d'un grand État en Europe frappent sans cesse, depuis plusieurs siècles, sur la juridiction patrimoniale des seigneurs et sur l'ecclésiastique. Nous ne voulons pas censurer des magistrats si sages, mais nous laissons à décider jusqu'à quel point la constitution en peut être changée.

Je ne suis point entêté des priviléges des ecclésiastiques; mais je voudrais qu'on fixât bien une fois leur juridiction. Il n'est point question de savoir si on a eu raison de l'établir, mais si elle est établie, si elle fait une partie des lois du pays, et si elle y est partout relative; si, entre deux pouvoirs que l'on reconnaît indépendants, les conditions ne doivent pas être réciproques; et s'il n'est pas égal à un bon sujet de défendre la justice du prince, ou les limites qu'elle s'est de tout temps prescrites.

Autant que le pouvoir du clergé est dangereux dans une république, autant est-il convenable dans une monarchie', surtout dans celles qui vont au despotisme. Où en seraient l'Espagne et le Portugal depuis la perte de leurs lois, sans ce pouvoir qui arrête seul la puissance arbitraire? Barrière toujours bonne lorsqu'il n'y en a point d'autre : car, comme le des

froyables, le mal même qui le limite est un bien.

Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes et les moindres

Les Grecs, et ensuite les Romains, entendaient par le mot grec despote un père de famille, un maitre de maison: deG-potisme cause à la nature humaine des maux efzág, herus, patronus; Séonowo, hera, patrona opposé à Depźnov ou Dépaų, famulus, servus. Il me semble qu'aucun Romain ne se servit du mot despote ou d'un dérivé de despote pour signifier un ro. Despoticus ne fut jamais un mot latin. Les Grecs du moyen âge s'avisèrent, vers le commencement du quinzième siècle, d'appeler despotes des seigneurs très-faibles dépendants de la puissance des Turcs, despotes de Servic, de Valachie, qu'on ne regardait que comme des maitres de maison. Aujourd'hui les empereurs de Turquie, de Maroc, de Perse, de l'Indoustan, de la Chine, sont appelés par nous despotes; et nous attachons à ce titre l'idée d'un fou feroce qui n'écoute que son caprice, d'un barbare qui fait ranger devant lui ses courtisans prosternés, et qui pour se divertir ordonne à ses satellites d'étrangler à droite et d'empaler a gauche.

Le terme de monarque emportait originairement l'idée d'une puissance bien supérieure à celle du mot despote : il signifiait seul prince, seul dominant, seul puissant; il semblait exclure toute puissance intermédiaire.

Ainsi, chez presque toutes les nations, les langues se sont denaturées. Ainsi les mots de pape, d'évêque, de prêtre, de discre, d'église, de jubilé, de Pàques, de fêtes, et une infi nité d'autres, ne donnent plus les mêmes idées qu'ils donnaient autrefois; c'est à quoi l'on ne saurait faire trop d'attention dans toutes ses lectures.

Il ne peut y avoir aucune autre différence entre le despotisme et la monarchie que l'existence de certaines règles, de certaines formes, de certains principes consacrés par le temps et l'opinion, et dont le monarque se fait une loi de ne pas

s'écarter. S'il n'est lié que par son serment, par la crainte d'aliéner les esprits de sa nation, le gouvernement est monarchique; mais s'il existe un corps, une assemblée, du consentement desquels il ne puisse se passer, lorsqu'il veat déroger à ces lois premieres; si ce corps a le droit de s'opposera l'exécu tion de ses lois nouvelles, lorsqu'elles sont contraires aux lois établies dès lors il n'y a plus de monarchie, mais une aristocratie. Le monarque, pour être juste, est censé devoir respecter les règles consacrées par l'opinion, tandis que le des pote n'est obligé de respecter que les premiers principes du droit naturel, la religion, les mœurs. La différence est moins dans la forme de la constitution que dans l'opinion des peu ples, qui ont une idée plus ou moins étendue de ce qui constitue les droits de l'homme et du citoyen. (VOLT.)

Si le pouvoir du clergé n'excède pas les bornes qui lui sont prescrites, il n'est dangereux ni dans les républiques hi dans les monarchies. S'il les excède, il ne convient ni dans l'un ni dans l'autre gouvernement; et il en est de même de tous les pouvoirs et de toutes les prérogatives dont peuvent jouir les autres corps ou ordres de l'Etat. Si le militaire, la noblesse, les villes l'emportent sur l'autorité souveraine, la constitution de l'Etat est renversée, quelle que soit la forme du gouvernement de cet État. (D.)

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graviers qui se trouvent sur le rivage; ainsi les monarques, dont le pouvoir paraît sans bornes, s'arrêtent par les plus petits obstacles, et soumettent leur fierté naturelle à la plainte et à la prière.

Les Anglais, pour favoriser la liberté, ont ôté toutes les puissances intermédiaires qui formaient leur monarchie2. Ils ont bien raison de conserver cette liberté; s'ils venaient à la perdre, ils seraient un des peuples les plus esclaves de la terre.

M. Law, par une ignorance égale de la constitution républicaine et de la monarchique, fut un des plus grands promoteurs du despotisme que l'on eût encore vus en Europe. Outre les changements qu'il fit, si brusques, si inusités, si inouïs, il voulait ôter les rangs intermédiaires, et anéantir les corps politiques: il dissolvait 3 la monarchie par ses chimériques remboursements, et semblait vouloir racheter la constitution même.

Il ne suffit pas qu'il y ait dans une monarchie des rangs intermédiaires; il faut encore un dépôt de lois. Ce dépôt ne peut être que dans les corps politiques, qui annoncent les lois lorsqu'elles sont faites, et les rappellent lorsqu'on les oublie. L'ignorance naturelle à la noblesse, son inattention, son mépris pour le gouvernement civil, exigent qu'il y ait un corps qui fasse sans cesse sortir les lois de la poussière où elles seraient ensevelies. Le conseil du prince n'est pas un dépôt convenable. Il est, par sa nature, le dépôt de la volonté momentanée du prince qui exécute, et non pas le dépôt des lois fondamentales. De plus, le conseil du monarque change sans cesse ; il n'est point permanent; il ne saurait être nombreux; il n'a point à un assez haut degré la confiance du peuple: il n'est donc pas en état de l'éclairer dans les temps difficiles, ni de le ramener à l'obéissance. Dans les États despotiques, où il n'y a point de lois fondamentales, il n'y a pas non plus de dépôt de lois. De là vient que, dans ces pays, la religion a ordinairement tant de force: c'est qu'elle forme une espèce de dépôt et de permanence; et, si ce n'est pas la religion, ce sont les coutumes qu'on y vénère, au lieu des lois.

Ce n'est ni de l'herbe ni du gravier qui cause le reflux de la mer c'est la loi de la gravitation; et je ne sais d'ailleurs si la comparaison des larmes du peuple avec du gravier est bien juste. (VOLT.)

2 Au contraire, les Anglais ont rendu plus légal le pouvoir des seigneurs spirituels et temporels, et ont augmenté celui des communes. (VOLT.)

3 Ferdinand, roi d'Aragon, se fit grand maître des ordres; et cela seul altéra la constitution.

CHAPITRE V.

Des lois relatives à la nature de l'État despotique.

Il résulte de la nature du pouvoir despotique que l'homme seul qui l'exerce le fasse de même exercer par un seul. Un homme à qui ses cinq sens disent sans cesse qu'il est tout, et que les autres ne sont rien, est naturellement paresseux, ignorant, voluptueux. Il abandonne donc les affaires. Mais, s'il les confiait à plusieurs, il y aurait des disputes entre eux, on ferait des brigues pour être le premier esclave, le prince serait obligé de rentrer dans l'administration. Il est donc plus simple qu'il l'abandonne à un vizir1, qui aura d'abord la même puissance que lui. L'établissement d'un vizir est, dans cet état, une loi fondamentale.

On dit qu'un pape, à son élection, pénétré de son incapacité, fit d'abord des difficultés infinies. Il accepta enfin, et livra à son neveu toutes les affaires. Il était dans l'admiration, et disait : « Je n'aurais jamais cru que cela eût été si aisé. » 11 en est de même des princes d'Orient. Lorsque, de cette prison où des eunuques leur ont affaibli le cœur et l'esprit, et souvent leur ont laissé ignorer leur état même, on les tire pour les placer sur le trône, ils sont d'abord étonnés : mais, quand ils ont fait un vizir, et que, dans leur sérail, ils se sont livrés aux passions les plus brutales; lorsqu'au milieu d'une cour abattue ils ont suivi leurs caprices les plus stupides, ils n'auraient jamais cru que cela eût été si aisé.

Plus l'empire est étendu, plus le sérail s'agrandit; et plus, par conséquent, le prince est enivré de plaisirs. Ainsi, dans ces États, plus le prince a de peuples à gouverner, moins il pense au gouvernement; plus les affaires y sont grandes, et moins on y délibère sur les affaires.

Les rois d'Orient ont toujours des vizirs, dit M. Chardin.

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