Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

un ouvrage assez connu, où l'on a forgé plus de trois cents vers, tels que ceux-ci :

11 eût mieux fait, certes, le pauvre sire,

De se gaudir avec sa Margoton, etc....

Voilà les traits les plus honnêtes de tous ceux qu'on osa mettre sur le compte d'un homme qui ne passe pas pour écrire de ce style. Ces vers sont assez dignes de la prose qu'on lui attribue, et ressemblent fort au toutou.

Ainsi, pendant qu'il consacrait toute sa vie à la retraite, à l'étude, et aux arts, on s'est servi de son nom pour décrier ces mêmes arts. Et quiconque a voulu procurer du débit à un ouvrage, n'a pas manqué de le vendre sous ce nom trop connu.

Il n'y a point d'homme de lettres un peu au fait de la librairie, qui ne sache que le Dictionnaire philosophique est de plusieurs mains; et on en a des preuves authentiques. Cependant des calomniateurs se sont acharnés à l'attribuer à l'auteur de la Henriade; et de pareilles calomnies se renouvellent tous les jours.

On doit répéter ici qu'il ne faut jamais répondre aux critiques sur des objets de goût; mais il faut confondre le mensonge. M. de Voltaire a rempli son devoir, quand il a réprimé l'insolence de celui qui prétendait avoir été reçu dans son château, près de Lausanne, et avoir appris ses sentiments de sa propre bouche. Il a dû dire que jamais il n'avait eu de château près de Lausanne; que jamais il n'avait vu cet abbé Guyon, qui disait l'avoir vu si souvent dans ce prétendu château.

Il a dû réfuter de même les mensonges historiques d'un nommé Nonotte, ex-jésuite, auteur d'un traité en faveur de l'usure, qui n'a pas même pu trouver d'imprimeur, et qui, dans deux volumes intitulés les Erreurs, n'a débité, en effet, que des erreurs avec autant de malignité que d'ignorance.

Il faut écraser quelquefois les serpents qui rongent la lime, parce qu'ils peuvent mordre celui qui la tient. Le petit serpent', qui a osé attaquer M. d'Alembert, M. Hume, et tant d'autres hommes considérables, dans des Lettres à un prétendu lord, mériterait la même correction si on pouvait lire son ouvrage.

Mais, en général, on doit dire que l'art de l'imprimerie, si nécessaire aux nations policées, n'a jamais été si indignement prostitué; des faussaires s'en emparent, et des marchands libraires de Hollande vendent la calomnie dans leurs boutiques à deux sous la feuille. On n'a d'autre ressource contre ces indignités que de les faire con

naître.

J'ajoute aux déclarations ci-dessus, que ce recueil de mes prétendues lettres, et un autre recueil qu'on vient de faire à Avignon, en deux volumes, ne sont qu'un tissu d'impostures. De telles éditions sont

1. Vernet. (ED.)

un véritable crime de faux, et je m'étonne qu'il y ait un seul gouvernement dans le monde qui tolère une licence si coupable.

VOLTAIRE,

Gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, l'un des quarante de l'Académie française.

DU GOUVERNEMENT

ET

DE LA DIVINITÉ D'AUGUSTE.

(1766.)

Ceux qui aiment l'histoire sont bien aises de savoir à quel titre un bourgeois de Velletri gouverna un empire qui s'étendait du mont Taurus au mont Atlas, et de l'Euphrate à l'Océan occidental. Ce ne fut point comme dictateur perpétuel, ce titre avait été trop funeste à Jules César. Auguste ne le porta que onze jours. La crainte de périr comme son prédécesseur, et les conseils d'Agrippa, lui firent prendre d'autres mesures. Il accumula insensiblement sur sa tête toutes les dignités de la république. Treize consulats, le tribunat renouvelé en sa faveur de dix ans en dix ans, le nom de prince du sénat, celui d'empereur, qui d'abord ne signifiait que général d'armée, mais auquel il sut donner une dénomination plus étendue, ce sont là les titres qui semblèrent légitimer sa puissance. Le sénat ne perdit rien de ses honneurs; il conserva même toujours de très-grands droits. Auguste partagea avec lui toutes les provinces de l'empire; mais il retint pour lui les principales: enfin, maître de l'argent et des troupes, il fut en effet souverain.

Ce qu'il y eut de plus étrange, c'est que Jules César ayant été mis au rang des dieux après sa mort, Auguste fut dieu de son vivant. Il est vrai qu'il n'était pas tout à fait dieu à Rome, mais il l'était dans les provinces. Il y avait des temples et des prêtres. L'abbaye d'Ainay, à Lyon, était un beau temple d'Auguste. Horace lui dit :

Jurandasque tuum per nomen ponimus aras.

Cela veut dire qu'il y avait, chez les Romains même, d'assez bons courtisans pour avoir dans leurs maisons de petits autels qu'ils dédiaient à Auguste. Il fut donc en effet canonisé de son vivant; et le nom de dieu devint le titre, ou le scbriquet, de tous les empereurs vivants. Caligula se fit dieu sans difficulté; il se fit adorer dans le temple de Castor et de Pollux. Sa statue était posée entre ces deux gémeaux; on lui immolait des paons, des faisans, des poules de Numidie, jusqu'à ce qu'enfin on l'immola lui-même. Néron eut le nom de dieu avant qu'il fût condamné par le sénat à mourir par le supplice des esclaves.

DU GOUVERNEMENT et de la Divinité d’AUGUSTE. 495

Ne nous imaginons pas que ce nom de dieu signifiait, chez ces monstres, ce qu'il signifie parmi nous; le blasphème ne pouvait être porté jusque-là. Divus voulait dire précisément Sanctus. De la liste des proscriptions, et de l'épigramme ordurière contre Fulvie, il y a loin jusqu'à la divinité. Il y eut onze conspirations contre ce dieu, si l'on compte la prétendue conjuration de Cinna: mais aucune ne réussit; et de tous ces misérables qui usurpèrent les honneurs divins, Auguste fut sans doute le plus fortuné. Il fut véritablement celui par lequel la république romaine périt; car César n'avait été dictateur que dix mois, et Auguste régna plus de quarante années. Ce fut dans cet espace de temps que les mœurs changèrent avec le gouvernement. Les armées, composées autrefois de légions romaines et des peuples d'Italie, furent, dans la suite, formées de tous les peuples barbares. Elles mirent sur le trône des empereurs de leurs pays.

Dès le troisième siècle il s'éleva trente tyrans presque à la fois, dont les uns étaient de la Transylvanie, les autres des Gaules, d'Angleterre, ou d'Allemagne. Dioclétien était le fils d'un esclave de Dalmatie. Maximien Hercule était un villageois de Sirmik. Théodose était d'Espagne, qui n'était pas alors un pays fort policé.

On sait assez comment l'empire romain fut enfin détruit, comment les Turcs en ont subjugué la moitié, et comment le nom de l'autre moitié subsiste encore sur les rives du Danube chez les Marcomans. Mais la plus singulière de toutes les révolutions, et le plus étonnant de tous les spectacles, c'est de voir par qui le Capitole est habité aujour. d'hui.

DES

CONSPIRATIONS CONTRE LES PEUPLES,

OU DES PROSCRIPTIONS.

(1766.)

Conspirations ou proscriptions juives. L'histoire est pleine de conspirations contre les tyrans; mais nous ne parlerons ici que de conspirations des tyrans contre les peuples. Si l'on remonte à la plus haute antiquité parmi nous; si l'on ose chercher les premiers exemples des proscriptions dans l'histoire des Juifs; si nous séparons ce qui peut appartenir aux passions humaines de ce que nous devons révérer dans les décrets éternels; si nous ne considérons que l'effet terrible d'une cause divine, nous trouverons d'abord une proscription de vingt-trois mille Juifs après l'idolâtrie d'un veau d'or1; une de vingt-quatre mille pour punir l'Israélite qu'on avait surpris dans les bras d'une Madianite'; une de quarante-deux mille hommes de la tribu d'Ephraïm,

1. Exode, XXXII. 28. (ÉD.) - ← 2. Nombres, xxvV, 9. (ÉD.)

égorgés à un gué du Jourdain'. C'était une vraie proscription; car ceux de Galaad, qui exerçaient la vengeance de Jephté contre les Ephraïmites, voulaient connaître et démêler leurs victimes en leur faisant prononcer l'un après l'autre le mot shibolet au passage de la rivière; et ceux qui disaient sibolet, selon la prononciation éphraïmite, étaient reconnus et tués sur-le-champ. Mais il faut considérer que cette tribu d'Ephraïm ayant osé s'opposer à Jephté, choisi par Dieu même pour être le chef de son peuple, méritait sans doute un tel châtiment. C'est pour cette raison que nous ne regardons point comme une injustice l'extermination entière des peuples du Canaan; ils s'étaient sans doute attiré cette punition par leurs crimes; ce fut le Dieu vengeur des crimes qui les poursuivit; les Juifs n'étaient que les bourreaux. Celle de Mithridate. De telles proscriptions, commandées par la Divinité mêne, ne doivent pas sans doute être imitées par les hommes; aussi le genre humain ne vit point de pareils massacres jusqu'à Mithridate. Rome ne lui avait pas encore déclaré la guerre, lorsqu'il ordonna qu'on assassinât tous les Romains qui se trouvaient dans l'Asie Mineure. Plutarque fait monter le nombre des victimes à cent cinquante mille1; Appien le réduit à quatre-vingt mille 2.

[ocr errors]

Plutarque n'est guère croyable, et Appien probablement exagère. Il n'est pas vraisemblable que tant de citoyens romains demeurassent dans l'Asie Mineure, où ils avaient alors peu d'établissements. Mais quand ce nombre serait réduit à la moitié, Mithridate n'en serait pas moins abominable. Tous les historiens conviennent que le massacre fut général, et que ni les femmes ni les enfants ne furent épargnés.

[ocr errors]

Celles de Sylla, de Marius, et des Triumvirs. Mais, environ dans ce temps-là même, Sylla et Marius exercèrent sur leurs compatriotes la même fureur qu'ils éprouvaient en Asie. Marius commença les proscriptions, et Sylla le surpassa. La raison humaine est confondue quand elle veut juger les Romains. On ne conçoit pas comment un peuple chez qui tout était à l'enchère, et dont la moitié égorgeait l'autre, put être dans ce temps-là même le vainqueur de tous les rois. Il y eut une horrible anarchie depuis les proscriptions de Sylla jusqu'à la bataille d'Actium; et ce fut pourtant alors que Rome conquit les Gaules, l'Espagne, l'Egypte, la Syrie, toute l'Asie Mineure, et la Grèce.

Comment expliquerons-nous ce nombre prodigieux de déclamations qui nous restent sur la décadence de Rome dans ces temps sanguinaires et illustres ? Tout est perdu, disent vingt auteurs latins; « Rome tombe par ses propres forces, le luxe a vengé l'univers. » Tout cela ne veut dire autre chose, sinon que la liberté publique n'existait plus;

1. Juges, XII, 6. (ED.) 2. Plutarch., Sylla, XXIV. (ED.)

3. Appien, qui rend compte des massacres exécutés en vertu des ordres de Mithridate (Appiani Alexandrini Romanarum historiarum, Amst., 1670, p. 317), ne fait pas le dénombrement des victimes. Voltaire a probablement été induit en erreur par Rollin (Histoire Ancienne, liv. XXIII, article 1er). (Note de M. Beuchot.)

4. Horace, Épodes, XVI, 2; Juvénal, vi, 292-293.

mais la puissance subsistait; elle était entre les mains de cinq ou six généraux d'armée; et le citoyen romain, qui avait jusque-là vaincu pour lui-même, ne combattait plus que pour quelques usurpateurs.

La dernière proscription fut celle d'Antoine, d'Octave, et de Lépide; elle ne fut pas plus sanguinaire que celle de Sylla.

Quelque horrible que fût le règne des Caligula et des Néron, on ne voit point de proscriptions sous leur empire; il n'y en eut point dans les guerres des Galba, des Othon, des Vitellius.

Celle des Juifs sous Trajan. - Les Juifs seuls renouvelèrent ce crime sous Trajan. Ce prince humain les traitait avec bonté. Il y en avait un très-grand nombre dans l'Egypte et dans la province de Cyrène. La moitié de l'île de Chypre était peuplée de Juifs. Un nommé André, qui se donna pour un messie, pour un libérateur des Juifs, ranima leur exécrable enthousiasme qui paraissait assoupi. Il leur persuada qu'ils seraient agréables au Seigneur, et qu'ils rentreraient tous enfin victorieux dans Jérusalem, s'ils exterminaient tous les infidèles dans les lieux où ils avaient le plus de synagogues. Les Juifs, séduits par cet homme, massacrèrent, dit-on, plus de deux cent vingt mille personnes dans la Cyrénaïque et dans Chypre. Dion' et Eusèbe' disent que, non contents de les tuer, ils mangeaient leur chair, se faisaient une ceinture de leurs intestins, et se frottaient le visage de leur sang. Si cela est ainsi, ce fut, de toutes les conspirations contre le genre humain, dans notre continent, la plus inhumaine et la plus épouvantable; et elle dut l'être, puisque la superstition en était le principe. Ils furent punis, mais moins qu'ils ne le méritaient, puisqu'ils subsistent

encore.

[ocr errors]

Celle de Théodose. - Je ne vois aucune conspiration pareille dans 'histoire du monde, jusqu'au temps de Théodose, qui proscrivit les habitants de Thessalonique, non pas dans un mouvement de colère, comme des menteurs mercenaires l'écrivent si souvent, mais après six mois des plus mûres réflexions. Il mit dans cette fureur méditée un artifice et une lâcheté qui la rendaient encore plus horrible. Les jeux publics furent annoncés par son ordre, les habitants invités : les courses commencèrent au milieu de ces réjouissances, ses soldats égorgèrent sept à huit mille habitants; quelques auteurs disent quinze mille. Cette proscription fut incomparablement plus sanguinaire et plus inhumaine que celle des triumvirs; ils n'avaient compris que leurs ennemis dans leurs listes; mais Théodose ordonna que tout périt sans distinction. Les triumvirs se contentèrent de taxer les veuves et les filles des proscrits. Théodose fit massacrer les femmes et les enfants, et cela dans la plus profonde paix, et lorsqu'il était au comble de sa puissance. Il est vrai qu'il expia ce crime; il fut quelque temps sans aller à la messe.

1. Ou plutôt Xiphilin, dans l'Abrégé de Dion Cassius. (ÉD.) 2. Histoire de l'Eglise, IV, 2. (ED.)

[merged small][ocr errors]

32

« PreviousContinue »