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1o J'ai toujours, avec Platon et Cicéron, reconnu dans la nature un pouvoir suprême, aussi intelligent que puissant, qui a disposé l'univers tel que nous le voyons. Je n'ai jamais pu penser avec Epicure que le hasard, qui n'est rien, ait pu tout faire. Comme j'ai vu toute la nature scumise à des lois constantes, j'ai reconnu un législateur, et comme tous les astres se meuvent selon des règles d'une mathématique éternelle, j'ai reconnu avec Platon l'éternel Géomètre.

2o De là descendant à ses ouvrages, et rentrant dans moi-même, j'ai dit « Il est impossible que dans aucun des mondes infinis qui remplissent l'univers, il y ait un seul être qui se dérobe aux lois éternelles; car celui qui a tout formé doit être maître de tout. Les astres obéissent; le minéral, le végétal, l'animal, l'homme, obéissent donc de même.

3o Je ne connais le secret ni de la formation, ni de la végétation, ni de l'instinct animal, ni de l'instinct et de la pensée de l'homme. Tous ces ressorts sont si déliés qu'ils échappent ma vue faible et grossière. Je dois donc penser qu'ils sont dirigés par les lois du Fabricateur éternel.

4o Il a donné aux hommes organisation, sentiment et intelligence; aux animaux, organisation, sentiment, -et ce que nous appelons instinct; aux végétaux, organisation seule. Sa puissance agit donc continuellement sur ces trois règnes.

5° Toutes les substances de ces trois règnes périssent les unes après les autres. Il en est qui durent des siècles, d'autres qui vivent un jour; et nous ne savons pas si les soleils qu'il a formés ne seront pas à la fin détruits comme nous.

6o Ici vous me demanderez si je pense que nos âmes périront aussi comme tout ce qui végète, ou si elles passeront dans d'autres corps, ou si elles revêtiront un jour le même, ou si elles s'envoleront dans d'autres mondes.

A cela je vous répondrai qu'il ne m'est pas donné de savoir l'avenir; qu'il ne m'est pas même donné de savoir ce que c'est qu'une âme. Je sais certainement que le pouvoir suprême qui régit la nature a donné à mon individu la faculté de sentir, de penser, et d'expliquer mes pensées. Et quand on me demande si après ma mort ces facultés subsisteront, je suis presque tenté d'abord de demander à mon tour si le chant du rossignol subsiste quand l'oiseau a été dévoré par un aigle.

Convenons d'abord avec tous les bons philosophes que nous n'avons rien par nous-mêmes. Si nous regardons un objet, si nous entendons un corps sonore, il n'y a rien dans ces corps ni dans nous qui puisse produire immédiatement ces sensations. Par conséquent il n'est rien, ni dans nous, ni autour de nous, qui puisse produire immédiatement nos pensées; car point de pensées dans l'homme avant la sensation : << Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu.» Donc c'est Dieu qui nous fait toujours sentir et penser: donc c'est Dieu qui agit sans cesse sur nous, de quelque manière incompréhensible qu'il agisse. Nous sommes dans ses mains comme tout le reste de la nature.

Un astre ne peut pas dire : « Je tourne par ma propre force. » Un homme ne doit pas dire: « Je sens et je pense par mon propre pouvoir.

Étant donc les instruments périssables d'une puissance éternelle, jugez vous-même si l'instrument peut jouer encore quand il n'existe plus, et si ce ne serait pas une contradiction évidente. Jugez surtout si, en admettant un formateur souverain, on peut admettre des êtres qui lui résistent.

ADÉLOS. - J'ai toujours été frappé de cette grande idée. Je ne connais point de système plus respectueux envers Dieu. Mais il me semble que si c'est révérer en Dieu sa toute-puissance, c'est lui ôter sa justice, et c'est ravir à l'homme sa liberté. Car si Dieu fait tout, s'il est tout, il ne peut ni récompenser ni punir les simples instruments de ses décrets absolus; et si l'homme n'est que ce simple instrument, il n'est pas libre.

Je pourrais me dire que, dans votre système qui fait Dieu si grand et l'homme si petit, l'Etre éternel sera regardé par quelques esprits comme un fabricateur qui a fait nécessairement des ouvrages nécessairement sujets à la destruction; il ne sera plus aux yeux de bien des philosophes qu'une force secrète répandue dans la nature; nous retomberons peut-être dans le matérialisme de Straton en voulant l'éviter. SOPHRONIME. J'ai craint longtemps, comme vous, ces conséquences dangereuses, et c'est ce qui m'a empêché d'enseigner mes principes ouvertement dans mes écoles mais je crois qu'on peut aisément se tirer de ce labyrinthe. Je ne dis pas cela pour le vain plaisir de disputer et pour n'être pas vaincu en paroles. Je ne suis pas comme ce rhéteur d'une secte nouvelle, qui avoue dans un de ses écrits que, s'il répond à une difficulté métaphysique insoluble, « ce n'est pas qu'il ait rien de solide à dire, mais c'est qu'il faut bien dire quelque chose. »

J'ose donc dire d'abord qu'il ne faut pas accuser Dieu d'injustice parce que les enfers des Egyptiens, d'Orphée et d'Homère, n'existent pas, et que les trois gueules de Cerbère, les trois Furies, les trois Parques, les mauvais démons, la roue d'Ixion, le vautour de Prométhée, sont des chimères absurdes. Les charlatans sacrés qui inventèrent ces horribles fadaises pour se faire craindre, et qui ne soutinrent leur religion que par des bourreaux, sont aujourd'hui regardés par les sages comme la lie du genre humain; ils sont aussi méprisés que leurs fables.

Il y a certes une punition plus vraie, plus inévitable dans ce monde pour les scélérats. Et quelle est-elle ? c'est le remords, qui ne manque jamais, et la vengeance humaine, laquelle manque rarement. J'ai connu des hommes bien méchants, bien atroces, je n'en ai jamais vu un seul heureux.

Je ne ferai pas ici la longue énumération de leurs peines, de leurs horribles ressouvenirs, de leurs terreurs continuelles, de la défiance

1. Saint Augustin. (ED.

où ils étaient de leurs domestiques, de leurs femmes, de leurs enfants. Cicéron avait bien raison de dire : « Ce sont là les vrais Cerbères, les vraies Furies, leurs fouets et leurs flambeaux. >>

Si le crime est ainsi puni, la vertu est récompensée, non par des champs Elysées où le corps se promène insipidement quand il n'est plus; mais pendant sa vie, par le sentiment intérieur d'avoir fait son devoir, par la paix du cœur, par l'applaudissement des peuples, l'amitié des gens de bien. C'est l'opinion de Cicéron, c'est celle de Caton, de Marc-Aurèle, d'Épictète, c'est la mienne. Ce n'est pas que ces hommes prétendent que la vertu rende parfaitement heureux. Cicéron avoue qu'un tel bonheur ne saurait être toujours pur, parce que rien ne peut l'être sur la terre. Mais remercions le Maître de la nature humaine d'avoir mis à côté de la vertu la mesure de félicité dont cette nature est susceptible.

Quant à la liberté de l'homme, que la toute-puissante et toute agissante nature de l'Etre universel semblerait détruire, je m'en tiens à une seule assertion. La liberté n'est autre chose que le pouvoir de faire ce qu'on veut or ce pouvoir ne peut jamais être celui de contredire les lois éternelles, établies par le grand Etre. Il ne peut être que celui de les exercer, de les accomplir. Celui qui tend un arc, qui tire à lui la corde, et qui pousse la flèche, ne fait qu'exécuter les lois immuables du mouvement. Dieu soutient et dirige également la main de César qui tue ses compatriotes à Pharsale, et la main de César qui signe le pardon des vaincus. Celui qui se jette au fond d'une rivière pour sauver un homme noyé et pour le rendre à la vie, obéit aux décrets et aux règles irrésistibles. Celui qui égorge et qui dépouille un voyageur leur obéit malheureusement de même. Dieu n'arrête pas le mouvement du monde entier pour prévenir la mort d'un homme sujet à la mort. Dieu même, Dieu ne peut être libre d'une autre façon; sa liberté ne peut être que le pouvoir d'exécuter éternellement son éternelle volonté. Sa volonté ne peut avoir à choisir avec indifférence entre le bien et le mal, puisqu'il n'y a point de bien ni de mal pour lui. S'il ne faisait pas le bien nécessairement par une volonté nécessairement déterminée à ce bien, il le ferait sans raison, sans cause; ce qui serait absurde.

J'ai l'audace de croire qu'il en est ainsi des vérités éternelles de mathématique par rapport à l'homme. Nous ne pouvons les nier dès que nous les apercevons dans toute leur clarté; et c'est en cela que Dieu nous fit à son image; ce n'est pas en nous pétrissant de fange délayée, comme on dit que fit Prométhée.

Mixtam fluvialibus undis

Finxit in effigiem moderantum cuncta deorum.

Ovid., Metam. I, 82-83.

Certes ce n'est pas par le visage que nous ressemblons à Dieu, représenté si ridiculement par la fabuleuse antiquité avec tous nos membres et toutes nos passions; c'est par l'amour et la connaissance de la vérité que nous avons quelque faible participation de son être, comme

une étincelle a quelque chose de semblable au soleil, et une goutte d'eau tient quelque chose du vaste Océan.

J'aime donc la vérité quand Dieu me la fait connaître; je l'aime lui qui en est la source, je m'anéantis devant lui qui m'a fait si voisin du néant. Résignons-nous ensemble, mon cher ami, à ses lois universelles et irrévocables, et disons en mourant, comme Epictète :

<< O Dieu ! je n'ai jamais accusé votre providence. J'ai été malade, parce que vous l'avez voulu, et je l'ai voulu de même; j'ai été pauvre, parce que vous l'avez voulu, et j'ai été content de ma pauvreté; j'ai été dans la bassesse, parce que vous l'avez voulu, et je n'ai jamais désiré de m'élever.

« Vous voulez que je sorte de ce spectacle magnifique, j'en sors; et je vous rends mille très-humbles grâces de ce que vous avez daigné m'y admettre pour me faire voir tous vos ouvrages, et pour étaler à mes yeux l'ordre avec lequel vous gouvernez cet univers. »

LETTRE PASTORALE

A M. L'ARCHEVÈQUE D'AUCH, J. F. DE MONTILLET.

(1766.)

Il parut sous votre nom, monsieur, en 1764, une Instruction pastorale, qui n'est malheureusement qu'un libelle diffamatoire. On s'élève, dans cet ouvrage, contre le Recueil des assertions', consacré par le parlement de Paris on y regarde les jésuites comme des martyrs, et les parlements comme des persécuteurs; on y accuse d'injustice l'édit du roi qui bannit irrévocablement les jésuites du royaume. Cette Instruction pastorale a été brûlée par la main du bourreau. Le roi fait réprimer les attentats à son autorité; les parlements savent les punir; mais les citoyens qui sont attaqués avec tant d'insolence dans ce libelle, n'ont d'autre ressource que celle de confondre les calomnies. Vous avez osé insulter des hommes vertueux que vous n'êtes pas à portée de connaître; vous avez surtout indignement outragé un citoyen qui demeure à cent cinquante lieues de vous vous dites à vos diocésains d'Auch que ce citoyen, officier du roi, et membre d'un corps à qui vous devez du respect3, est un vagabond et un fugitif du royaume, tandis qu'il réside depuis quinze années dans ses terres, où il répand plus de bienfaits que vous ne faites dans votre diocèse, quoique vous soyez plus riche que lui. Vous le traitiez de mercenaire dans le temps même qu'il

1. Extrait des assertions dangereuses et pernicieuses en tout genre que les oi-disant jésuites ont, dans tous les temps et persévéramment, soutenues, enseignées et publiées, etc., 1762; 4 vol. in-12. (ED.)

2. Nos Pères vous avaient appris à respecter les jésuites, etc., p. 34 et suiv. du mandement de M. d'Auch.

3. Pages 12, 13 et 14 du libelle.

donnait des secours généreux à votre neveu, dont les terres sont voisines des siennes ainsi vous couronnez vos calomnies par la lâcheté et par l'ingratitude. Si c'est un jésuite qui est l'auteur de votre brochure, comme on le croit, vous êtes bien à plaindre de l'avoir signée; si c'est vous qui l'avez faite, ce qu'on ne croit pas, vous êtes plus à plaindre encore. Vous savez tout ce que vos parents et tout ce que des hommes d'honneur vous ont écrit sur le scandale que vous avez donné, qui déshonorerait à jamais l'épiscopat, et qui le rendrait méprisable, s'il pouvait l'être. On a épuisé toutes les voies de l'honnêteté pour vous faire rentrer en vous-même. Il ne reste plus à une famille considérable, si insolemment outragée, qu'à dénoncer au public l'auteur du libelle, comme un scélérat dont on dédaigne de se venger, mais qu'on doit faire connaître. On ne veut pas soupçonner que vous ayez pu composer ce tissu d'infamies, dans lequel il y a quelque ombre d'érudition; mais, quel que soit son abominable auteur, on ne lui répond qu'en servant la religion qu'il déshonore, en continuant à faire du bien, et en priant Dieu qu'il convertisse une âme si perverse et si lâche, s'il est possible pourtant qu'un calomniateur se convertisse.

PETIT COMMENTAIRE

SUR L'ÉLOGE DU DAUPHIN DE FRANCE 1 COMPOSÉ PAR M. THOMAS.

(1766.)

Je viens de lire, dans l'éloquent discours de M. Thomas, ces paroles remarquables:

<< Le dauphin lisait avec plaisir ces livres où la douce humanité lui peignait tous les hommes, et même ceux qui s'égarent, comme un peuple de frères. Aurait-il donc été lui-même ou persécuteur ou cruel? aurait-il adopté la férocité de ceux qui comptent l'erreur parmi les crimes, et veulent tourmenter pour instruire? Ah! dit-il plus d'une fois, ne persécutons point.

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Ces mots ont pénétré dans mon cœur; je me suis écrié : « Quel sera le malheureux qui osera être persécuteur, quand l'héritier d'un grand royaume a déclaré qu'il ne faut pas l'être?» Ce prince savait que la persécution n'a jamais produit que du mal; il avait lu beaucoup la philosophie avait percé jusqu'à lui. Le plus grand bonheur d'un Etat monarchique est que le prince soit éclairé. Henri IV ne l'était point par les livres; car excepté Montaigne, qui n'a rien d'arrêté, et qui n'apprend qu'à douter, il n'y avait alors que de misérables livres de controverse, indignes d'être lus par un roi. Mais Henri IV était instruit par l'adversité, par l'expérience de la vie privée et de la vie publique, enfin par ses propres lumières. Ayant été persécuté, il ne fut point

1. Fils de Louis XV. (ÉD.)

VOLTAIRE.

-XIX,

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