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La chambre des requêtes de l'hôtel est une cour souveraine composée de maîtres des requêtes, pour juger les procès entre les officiers de la cour, et les causes que le roi leur renvoie. On ne pouvait choisir un tribunal plus instruit de l'affaire : c'étaient précisément les mêmes magistrats qui avaient jugé deux fois les préliminaires de la révision, et qui étaient parfaitement instruits du fond et de la forme. La veuve de Jean Calas, son fils, et le sieur de Lavaisse, se remirent en prison: on fit venir du fond du Languedoc cette vieille servante catholique, qui n'avait pas quitté un moment ses maîtres et sa maîtresse, dans le temps qu'on supposait, contre toute vraisemblance, qu'ils étranglaient leur fils et leur frère. On délibéra enfin sur les mêmes pièces qui avaient servi à condamner Jean Calas à la roue, et son fils Pierre au bannissement.

Ce fut alors que parut un nouveau mémoire de l'éloquent M. de Beaumont, et un autre du jeune M. de Lavaisse, si injustement impliqué dans cette procédure criminelle par les juges de Toulouse, qui, pour comble de contradiction, ne l'avaient pas déclaré absous. Ce jeune homme fit lui-même un factum qui fut jugé digne par tout le monde de paraître à côté de celui de M. de Beaumont. Il avait le double avantage de parler pour lui-même et pour une famille dont il avait partagé les fers. Il n'avait tenu qu'à lui de briser les siens et de sortir des prisons de Toulouse, s'il avait voulu seulement dire qu'il avait quitté un moment les Calas dans le temps qu'on prétendait que le père et la mère avaient assassiné leur fils. On l'avait menacé du supplice; la question et la mort avaient été présentées à ses yeux : un mot lui aurait pu rendre sa liberté; il aima mieux s'exposer au supplice que de prononcer ce mot qui aurait été un mensonge. Il exposa tout ce détail dans son factum, avec une candeur si noble, si simple, si éloignée de toute ostentation, qu'il toucha tous ceux qu'il ne voulait que convaincre, et qu'il se fit admirer sans prétendre à la réputation.

Son père, fameux avocat, n'eut aucune part cet ouvrage il se vit tout d'un coup égalé par son fils, qui n'avait jamais suivi le barreau. Cependant les personnes de la plus grande considération venaient en foule dans la prison de Mme Calas, où ses filles s'étaient renfermées avec elle. On s'y attendrissait jusqu'aux larmes. L'humanité, la générosité, leur prodiguaient des secours. Ce qu'on appelle la charité ne leur en donnait aucun. La charité, qui d'ailleurs est si souvent mesquine et insultante, est le partage des dévots, et les dévots tenaient encore contre les Calas.

Le jour arriva (9 mars 1765) où l'innocence triompha pleinement.' M. de Baquencourt ayant rapporté toute la procédure, et ayant instruit l'affaire jusque dans les moindres circonstances, tous les juges, d'une voix unanime, déciarèrent la famille innocente, tortionnairement et abusivement jugée par le parlement de Toulouse. Ils réhabilitèrent la mémoire du père. Ils permirent à la famille de se pourvoir devant qui il appartiendrait, pour prendre ses juges à partie, et pour obtenir les dépens, dommages et intérêts que les magistrats toulousains auraient dû offrir d'eux-mêmes.

Ce fut dans Paris une joie universelle on s'attroupait dans les places publiques, dans les promenades on accourait pour voir cette famille si malheureuse et si bien justifiée; on battait des mains en voyant passer les juges, on les comblait de bénédictions. Ce qui rendait encore ce spectacle plus touchant, c'est que ce jour, neuvième mars, était le jour même où Calas avait péri par le plus cruel supplice (trois ans auparavant).

Messieurs les maîtres des requêtes avaient rendu à la famille Calas une justice complète, et en cela ils n'avaient fait que leur devoir. Il est un autre devoir, celui de la bienfaisance, plus rarement rempli par les tribunaux, qui semblent se croire faits pour être seulement équitables. Les maîtres des requêtes arrêtèrent qu'ils écriraient en corps à Sa Majesté, pour la supplier de réparer par ses dons la ruine de la famille. La lettre fut écrite. Le roi y répondit en faisant délivrer trentesix mille livres à la mère et aux enfants; et de ces trente-six mille livres, il y en eut trois mille pour cette servante vertueuse qui avait constamment défendu la vérité en défendant ses maîtres.

Le roi, par cette bonté, mérita, comme par tant d'autres actions, le surnom que l'amour de la nation lui a donné. Puisse cet exemple servir à inspirer aux hommes la tolérance, sans laquelle le fanatisme désolerait la terre, ou du moins l'attristerait toujours! Nous savons qu'il ne s'agit ici que d'une seule famille, et que la rage des sectes en a fait périr des milliers; mais aujourd'hui qu'une ombre de paix laisse reposer toutes les sociétés chrétiennes, après des siècles de carnage, c'est dans ce temps de tranquillité que le malheur des Calas doit faire une plus grande impression, à peu près comme le tonnerre qui tombe dans la sérénité d'un beau jour. Ces cas sont rares, mais ils arrivent, et ils sont l'effet de cette sombre superstition qui porte les âmes faibles à imputer des crimes à quiconque ne pense pas comme elles.

LE CHAPON.

qu'as-tu ?

LE CHAPON.

DU CHAPON ET DE LA POULARDE.

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-

(1763.)

Eh, mon Dieu! ma poule, te voilà bien triste,

LA POULARDE. Mon cher ami, demande-moi plutôt ce que je n'ai plus. Une maudite servante m'a prise sur ses genoux, m'a plongé une longue aiguille dans le cul, a saisi ma matrice, l'a roulée autour de l'aiguille, l'a arrachée, et l'a donnée à manger à son chat. Me voilà incapable de recevoir les faveurs du chantre du jour, et de pondre. - Hélas! ma bonne, j'ai perdu plus que vous; ils m'ont fait une opération doublement cruelle: ni vous ni moi n'aurons plus de consolation dans ce monde; ils vous ont faite poularde, et moi chapon. La seule idée qui adoucit mon état déplorable, c'est que j'entendis ces jours passés, près de mon poulailler, raisonner deux abbés italiens à qui on avait fait le même outrage, afin qu'ils pussent chanter devant le pape avec une voix plus claire. Ils disaient que les hommes avaient commencé par circoncire leurs semblables, et qu'ils finissaient par les châtrer: ils maudissaient la destinée et le genre humain.

LA POULARDE.

Quoi! c'est donc pour que nous ayons une voix plus claire qu'on nous a privés de la plus belle partie de nous-mêmes? Hélas! ma pauvre poularde, c'est pour nous engraisser, et pour nous rendre la chair plus délicate.

LE CHAPON.

LA POULARDE.

davantage?

Eh bien ! quand nous serons plus gras, le seront-ils

LE CHAPON. - Oui, car ils prétendent nous manger.
Nous manger! ah, les monstres !

LA POULARDE.

LE CHAPON.

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-

- C'est leur coutume; ils nous mettent en prison pendant quelques jours, nous font avaler une pâtée dont ils ont le secret, nous crèvent les yeux pour que nous n'ayons point de distraction; enfin, le jour de la fête étant venu, ils nous arrachent les plumes, nous coupent la gorge, et nous font rôtir. On nous apporte devant eux dans une large pièce d'argent; chacun dit de nous ce qu'il pense; on fait notre oraison funèbre : l'un dit que nous sentons la noisette; l'autre vante notre chair succulente; on loue nos cuisses, nos bras, notre croupion; et voilà notre histoire dans ce bas monde finie pour jamais. - Quels abominables coquins! je suis prête à m'évanouir. Quoi! on m'arrachera les yeux! on me coupera le cou ! je serai rôtie et mangée! ces scélérats n'ont donc point de remords?

LA POULARDE.

LE CHAPON. — Non, m'amie; les deux abbés dont je vous ai parlé disaient que les hommes n'ont jamais de remords des choses qu'ils sont dans l'usage de faire.

LA POULARDE.

La détestable engeance! Je parie qu'en nous dévorant ils se mettent encore à rire et à faire des contes plaisants, comme si de rien n'était.

LE CHAPON.

Vous l'avez deviné; mais sachez pour votre consolation (si c'en est une) que ces animaux, qui sont bipèdes comme nous, et qui sont fort au-dessous de nous, puisqu'ils n'ont point de plumes, en ont usé ainsi fort souvent avec leurs semblables. J'ai entendu dire à mes deux abbés que tous les empereurs chrétiens et grecs ne manquaient jamais de crever les deux yeux à leurs cousins et à leurs frères; que même, dans le pays où nous sommes, il y avait eu un nommé Débonnaire' qui fit arracher les yeux à son neveu Bernard. Mais pour ce qui est de rôtir des hommes, rien n'a été plus commun parmi cette espèce. Mes deux abbés disaient qu'on en avait rôti plus de vingt mille pour de certaines opinions qu'il serait difficile à un chapon d'expliet qui ne m'importent guère.

quer,
LA POULARDE.

rôtissait.

- C'était apparemment pour les manger qu'on les

LE CHAPON. Je n'oserais pas l'assurer; mais je me souviens bien d'avoir entendu clairement qu'il y a bien des pays, et entre autres celui des Juifs, où les hommes se sont quelquefois mangés les uns les autres.

LA POULARDE. - Passe pour cela. Il est juste qu'une espèce si perverse se dévore elle-même, et que la terre soit purgée de cette race. Mais moi qui suis paisible, moi qui n'ai jamais fait de mal, moi qui ai même nourri ces monstres en leur donnant mes œufs, être châtrée, aveuglée, décollée et rôtie! Nous traite-t-on ainsi dans le reste du monde ?

LE CHAPON.

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Les deux abbés disent que non. Ils assurent que dans un pays nommé l'Inde, beaucoup plus grand, plus beau, plus fertile que le nôtre, les hommes ont une loi sainte qui, depuis des milliers de siècles, leur défend de nous manger; que même un nommé Fythagore, ayant voyagé chez ces peuples justes, avait rapporté en Europe cette loi humaine, qui fut suivie par tous ses disciples. Ces bons abbés lisaient Porphyre le Pythagoricien, qui a écrit un beau livre contre les broches.

O le grand homme! le divin homme que ce Porphyre! avec quelle sagesse, quelle force, quel respect tendre pour la Divinité il prouve que nous sommes les alliés et les parents des hommes; que Dieu nous donna les mêmes organes, les mêmes sentiments, la même mémoire, le même germe inconnu d'entendement qui se développe dans nous jusqu'au point déterminé par les lois éternelles, et que ni les hommes ni nous ne passons jamais! En effet, ma chère poularde, ne serait-ce pas un outrage à la Divinité de dire que nous avons des sens pour ne point sentir, une cervelle pour ne point penser? Cette imagination digne, à ce qu'ils disaient, d'un fou nommé Descartes, ne serait-elle pas le comble du ridicule et la vaine excuse de la barbarie?

1. Louis le Débonnaire, roi de France, de 814 à 840. (ÉD.)

Aussi les plus grands philosophes de l'antiquité ne nous mettaient jamais à la broche. Ils s'occupaient à tâcher d'apprendre notre langage et de découvrir nos propriétés si supérieures à celles de l'espèce humaine. Nous étions en sûreté avec eux comme dans l'âge d'or. Les sages ne tuent point les animaux, dit Porphyre; il n'y a que les barbares et les prêtres qui les tuent et qui les mangent. Il fit cet admirable livre pour convertir un de ses disciples qui s'était fait chrétien par gourmandise.

LA POULARDE. Eh bien! dressa-t-on des autels à ce grand homme qui enseignait la vertu au genre humain, et qui sauvait la vie au genre animal?

LE CHAPON.

Non, il fut en horreur aux chrétiens qui nous mangent, et qui détestent encore aujourd'hui sa mémoire; ils disent qu'il était impie, et que ses vertus étaient fausses, attendu qu'il était païen.

LA POULARDE.

Que la gourmandise a d'affreux préjugés! J'entendais l'autre jour, dans cette espèce de grange qui est près de notre poulailler, un homme qui parlait seul devant d'autres hommes qui ne parlaient point; il s'écriait « que Dieu avait fait un pacte avec nous et avec ces autres animaux appelés hommes; que Dieu leur avait défendu de se nourrir de notre sang et de notre chair1. » Comment peuventils ajouter à cette défense positive la permission de dévorer nos membres bouillis ou rôtis? Il est impossible, quand ils nous ont coupé le cou, qu'il ne reste beaucoup de sang dans nos veines; ce sang se mêle nécessairement à notre chair; ils désobéissent donc visiblement à Dieu en nous mangeant. De plus, n'est-ce pas un sacrilége de tuer et de dévorer des gens avec qui Dieu a fait un pacte? Ce serait un étrange traité que celui dont la seule clause serait de nous livrer à la mort. Ou notre créateur n'a point fait de pacte avec nous, ou c'est un crime de nous tuer et de nous faire cuire : il n'y a pas de milieu.

LE CHAPON. Ce n'est pas la seule contradiction qui règne chez ces monstres, nos éternels ennemis. Il y a longtemps qu'on leur reproche qu'ils ne sont d'accord en rien. Ils ne font des lois que pour les violer; et ce qu'il y a de pis, c'est qu'ils les violent en conscience. Ils ont inventé cent subterfuges, cent sophismes, pour justifier leurs transgressions. Ils ne se servent de la pensée que pour autoriser leurs injustices, et n'emploient les paroles que pour déguiser leurs pensées. Figure-toi que, dans le petit pays où nous vivons, il est défendu de nous manger deux jours de la semaine; ils trouvent bien moyen d'éluder la loi; d'ailleurs cette loi, qui te paraît favorable, est très-barbare; elle ordonne que ces jours-là on mangera les habitants des eaux : ils vont chercher des victimes au fond des mers et des rivières. Ils dévorent des créatures dont une seule coûte souvent plus de la valeur de cent chapons ils appellent cela jeûner, se mortifier. Enfin, je ne crois pas qu'il soit possible d'imaginer une espèce plus ridicule à la fois et plus abominable, plus extravagante et plus sanguinaire.

1. Genèse, chap. Ix, v. 4. (ÉD.)

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