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monde n'en est que l'extension dans une sphère plus élevée et plus large. Séparez du bien et du mal l'absolu impossible, il ne reste que ces choses, héritage commun des êtres imparfaits et indéfiniment perfectibles. Notre enfer, notre purgatoire, notre ciel, c'est nousmêmes, selon l'état de l'âme, duquel dépend radicalement celui du corps, et, si bas que soit le point d'où elles partent, toutes âmes montent au ciel, toutes y arriveront avec plus ou moins de labeur, parce que Dieu les attire toutes à soi, que Dieu est amour, et que l'amour est plus fort que la mort.

En sortant du gouffre infernal, et le visage encore souillé par ses noires vapeurs, Dante, tout à coup, revoit la lumière :

« Une douce teinte de saphir oriental, qui, jusqu'au premier « cercle, nuançait l'aspect serein de l'air pur,

« Rendit à mes yeux le plaisir, dès que je fus hors de la morte

<< atmosphère qui m'avait contristé la vue et le cœur.

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La belle planète qui invite à aimer 1, voilait les Poissons qui la suivaient, et, par elle animé, tout l'orient souriait 2.

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Le même sujet a inspiré à Milton les beaux vers par lesquels s'ouvre son troisième chant :

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Salut, lumière sacrée, fille du ciel, née la première, ou de l'Éter<< nel rayon coéternel! ne puis-je pas te nommer ainsi sans être «< blâmé? Puisque Dieu est la lumière, et que, de toute éternité, il << n'habita jamais que dans une lumière inaccessible, il habita donc << en toi, brillante effusion d'une brillante essence incréée. Ou pré« fères-tu t'entendre appeler ruisseau du pur Éther? Qui dira ta source? Avant le soleil, avant les cieux, tu étais : et, à la voix de << Dieu, tu couvris, comme d'un manteau, le monde s'élevant des « eaux ténébreuses et profondes: conquête faite sur l'infini vide et << sans forme.

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<< Maintenant je te visite de nouveau d'une aile plus hardie, « échappé du lac Stygien, quoique longtemps retenu dans cet obscur séjour. Lorsque, dans mon vol, j'étais porté à travers les ténèbres « extérieures et moyennes, j'ai chanté, avec des accords différents « de ceux de la lyre d'Orphée, le Chaos et l'éternelle Nuit. Une « muse céleste m'apprit à m'aventurer dans la noire descente et à « la remonter. Chose rare et pénible! sauvé, je te visite de nou

1. Vénus.

2. Purgat., ch. 1.

« veau, et je sens ta lampe vitale et souveraine. Mais toi, tu ne <<< reviens point visiter ces yeux qui roulent en vain pour rencontrer << ton rayon perçant, et ne trouvent pas d'aurore '.

Cette apostrophe a certainement de la grandeur et de la majesté. Peut-être désirerait-on plus de mouvement, moins de pensées incidentes; peut-être l'espèce de raisonnement par où elle commence est-il un peu froid. Mais comme, bientôt, le poëte se relève :

«< Avant le soleil, avant les cieux, tu étais : et, à la voix de Dieu, << tu couvris, comme d'un manteau, le monde s'élevant des eaux «<ténébreuses et profondes: conquête faite sur l'infini vide et sans << forme. >>

Le dernier trait, ce retour du pauvre aveugle sur lui-même, le regret de cette belle lumière refusée à ses yeux, qui roulent en vain pour rencontrer son rayon perçant, et ne trouvent point d'aurore; ce sentiment si vrai, plein d'une mélancolie si profonde et si calme, touche, émeut comme tout ce qui sort spontanément du cœur de l'homme. Toutefois, en se tenant plus près de la nature telle qu'elle apparaît, quand fuient les ombres, à nos sens ravis, Dante, croyons-nous, dans la même peinture, l'emporte par l'image, la fraîcheur et l'éclat.

Au pied du mont, sur la rive, il rencontre un vieillard, digne, à le voir, de tant de révérence que plus à son père n'en doit aucun fils. Ce vieillard est Caton d'Utique, préposé à la garde du Purgatoire pour en repousser les damnés qui, fuyant l'éternelle prison, tenteraient d'y entrer.

Dante, ici, dominé par un sentiment plus fort qu'elle, paraît oublier la théologie et son dogme rigide, et il n'est pas, à beaucoup près, le seul qui, sur ce point, eût opposé à l'autorité la voix de la conscience. Saint Justin, au second siècle, d'autres, plus tard, alors qu'Aristote régnait souverainement dans l'École, ont cru au salut des anciens qui avaient observé fidèlement les préceptes de la loi naturelle. Or, les plus illustres de ses contemporains, et spécialement les poëtes, si admirés de Dante, s'accordent à montrer dans Caton le juste par excellence, et le type même de la vertu. Ce que Lucain dit de lui rappelle le mot de Cicéron : charitas generis humani, et révèle le progrès immense accompli dans l'idée morale :

1. Paradis perdu, liv. III. Traduction de M. de Chateaubriand.

« Nul excès, suivre la nature, vivre pour la patrie, se croire né « non pour soi, mais pour le monde entier, telle était la règle, la << loi inébranlable du sévère Caton '. >>>

Les barrières qu'élevait entre les peuples le principe égoïste, le sentiment étroit des nationalités et des races, s'abaissent devant le grand dogme de l'unité du genre humain proclamée avec les devoirs qu'elle impose. Combien, déjà, l'on était loin des temps où le même mot signifiait étranger et ennemi!

Se souvenant peut-être des vers magnifiques où Horace peint le monde entier soumis, hors l'âme indomptable de Caton2, Dante voyait encore en cet héroïque Romain le martyr de la liberté qu'il aima plus que la vie même. Aussi est-ce au nom de cet amour immortel et sacré que Virgile prie l'austère vieillard d'être favorable à celui dont le ciel a voulu qu'il fût le guide à travers les royaumes des morts.

« Qu'il te plaise d'agréer sa venue : il va cherchant la liberté qui « est si chère, comme sait celui qui pour elle la vie refuse.

« Tu le sais, pour elle ne te fut point amère la mort à Utique, où << tu laissas le vêtement qui au grand jour sera si brillant 3. »

Nulles paroles plus simples, et que de pensées, que de sentiments elles éveillent au fond de l'âme émue! Hélas! en tous les sens, que sommes-nous, que de pauvres misérables qui voNT CHERCHANT LA LIBERTÉ, la liberté de l'esprit asservi aux préjugés et à l'ignorance, la liberté du cœur esclave des passions, la liberté du corps livré aux caprices de maîtres insolents, la liberté dans tous les ordres, dans l'ordre intellectuel, l'ordre moral, l'ordre politique. Qu'est-ce que nos sociétés, qu'est-ce que le monde, sinon un noir sépulcre

1.

Hi mores, hæc duri immota Catonis

Secta fuit, servare modum, finemque tenere,
Naturamque sequi, patriæque impendere vitam,
Nec sibi, sed toti genitum se credere mundo,...
Justitiæ cultor, rigidi servator honesti :

In commune bonus.

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où la tyrannie, sous mille formes hideuses, nous enchaine avec des ossements?

Les deux voyageurs voient venir rapidement sur les eaux, guidée par un Ange resplendissant de lumière, une légère nacelle pleine d'âmes qu'elle dépose sur la plage. L'une d'elles est Casella, musicien renommé alors, lequel, ami de Dante, avait mis en chant plusieurs de ses canzoni'. Tandis que, regardant autour comme celui qui examine des choses neuves, elles s'enquièrent du chemin qu'elles doivent suivre pour monter, et que Virgile leur répond, nous sommes pèlerins comme vous, s'apercevant, à la respiration de celui qui l'accompagne, qu'il est encore vivant, elles sont prises d'un grand étonnement. La scène qui s'ouvre ici vous transporte dans un monde vaporeux, aérien, réel à la fois et fantastique, où, de la terre que l'àme a quittée, il ne subsiste que ses tendresses, ses liens mystérieux avec les autres âmes, et ses ravissantes harmonies. Laissons parler le poëte :

« Je vis l'une d'elles s'avancer pour m'embrasser avec tant « d'affection, qu'elle me mut à faire la même chose.

<< Hélas! ombres vaines, excepté d'aspect! Trois fois autour « d'elle j'étendis les bras, et trois fois je les ramenai sur ma poi<< trine.

« L'étonnement, je crois, se peignit en moi, sur quoi l'ombre <«< sourit et se retira; et moi, la suivant, au delà d'elle je passai. « Souèvement elle me dit de cesser; alors je la reconnus, « priai que, pour me parler, elle s'arrêtât un peu.

« Elle me répondit :

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et la

Comme je t'aimai dans le corps mortel, dégagé de lui je t'aime; à cause de cela je m'arrête; mais toi, « pourquoi vas-tu ?

«- Mon Casella, pour retourner de nouveau là d'où je suis «< venu, je fais ce voyage; mais toi, pourquoi cette terre si dési«rable t'était-elle déniée ?

Casella répond vaguement qu'il n'a pu se plaindre de ce juste. délai; puis Dante reprend :

«< Si une loi nouvelle ne t'òte point la mémoire ou l'usage de << l'amoureux chant qui apaisait tous mes soucis,

1. Iste Casella fuit Florentinus, et optimus intonator cantilenarum, qui pluries intonavit cantilenas auctoris, et fuit optimus cantator, dit l'auteur des Postilles du manuscrit &u Mont-Cassin.

« Qu'il te plaise d'en consoler un peu mon âme, qui, venant ici « avec le corps, est si affaissée.

« Amour, qui discours en mon âme', commença-t-il alors, si « souèvement que la douce mélodie en moi résonne.

« Le Maître et moi, et la troupe qui l'accompagnait, étions si << ravis que chacun paraissait avoir toute autre pensée en oubli. « Attentifs à ses chants et absorbés en eux, nous allions, quand << tout à coup le vieillard vénérable : — Qu'est-ce que cela, esprits « lents?

« Quelle négligence, quel tarder est-ce là? Courez au mont pour << vous dépouiller de l'écorce qui empêche que de vous Dieu ne « soit vu 2. »

Pour peindre la puissance de l'harmonie, les Grecs, de tous les anciens peuples le plus sensible aux arts, imaginèrent le mythe d'Orphée. L'Enfer chrétien, soumis à une loi inexorable, absolue, éternelle, ne permettait pas au poëte d'y introduire cette antique fiction. Mais, sous une autre forme, transporté dans le Purgatoire, l'effet principal en est le même, et la reconnaissance des deux amis au séjour des ombres, cette tendresse à la fois de la terre et hors de la terre, dans laquelle se confondent et la vie et la mort, y ajoute je ne sais quoi d'idéal et de mystique. Suspendues au chant de Casella, les âmes oublient tout, le lieu où elles sont, celui vers lequel tout à l'heure encore les hâtait le désir de se purifier pour voir Dieu; et l'on ne s'en étonne point, et l'on se sent fasciné comme elles, comme elles absorbé dans la mélodie de ces vers ravissants:

Amor, che nella mente mi ragiona,
Cominciò egli allor sí dolcemente,

Che la dolcezza ancor dentro mi suona.

A la voix de Caton courroucé, les ombres sortent de leur extase, se dispersent et courent vers le mont. Arrivés au pied, Dante et son guide trouvent le rocher si roide, qu'en vain les jambes les plus agiles essaieraient de le franchir.

« Maintenant, dit le Maître en s'arrêtant, qui sait par où la côte

s'abaisse, de sorte qu'on puisse monter sans ailes?

1 Amor che nella mente mi ragiona. La canzone qui commence ainsi est regardée comme une des plus belles du Dante.

2. Purgat., ch. 11, ter. 26 et suiv.

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