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fourbes, cupides, sensuels. La société entière se transforma à leur image. Plus d'études, plus de pensée hors du cercle des choses matérielles; à peine dans les masses quelques traces de l'instinct moral. Cette sorte de conscience, même inhérente à la nature humaine au plus bas degré de son développement, menaçait de s'éteindre dans la superstition entretenue par un clergé non moins ignorant, non moins corrompu que le peuple. Nous peignons l'état général en négligeant les exceptions, qui se rencontrent à toutes les époques et n'en caractérisent aucune.

Un homme d'une grande âme et d'un haut génie, Charlemagne, entreprit de tirer la société de cet abîme, de régulariser les rapports politiques et civils, d'organiser la justice publique, de relever l'instruction, de renouveler enfin la civilisation dont la barbarie avait presque effacé les derniers vestiges. Mais le temps n'était pas venu, et les moyens manquaient. Les causes destructives étaient loin d'ailleurs d'avoir épuisé leur action. Cette œuvre toute personnelle meurt avec celui qui l'avait conçue. Le mal reprend son cours, et à travers des discordes sanglantes, d'effroyables dévastations, une sorte d'agonie convulsive, la dissolution atteint son terme extrême, l'anarchie féodale, qui achève de se constituer au commencement de la troisième race. L'histoire ne présente aucune époque aussi calamiteuse. Ce fut le règne de la force brutale entre les mains de milliers de tyrans absolus chacun dans son domaine, en guerre perpétuelle les uns contre les autres, opprimant, dévorant de concert un peuple livré sans défense à leurs passions fougueuses que ne contenait aucune loi, que ne tempéraient chez la plupart aucun sentiment de justice, aucune idée de devoir réel ; car le serf, le manant, le vilain, étaient hors de l'humanité pour ces chrétiens, comme ils se nommaient. Si quelquefois, près de la tombe, la conscience semblait se réveiller, un couvent bâti, des legs aux églises, des dons aux prêtres, dont l'insatiable avidité pressurait le peuple de mille manières dans les villes comme dans les campagnes, apaisaient les remords de la peur.

Plus tard, l'établissement des républiques italiennes où se réveilla l'esprit de liberté, les luttes des papes et des souverains, les interminables disputes sur les limites de leur pouvoir respectif, ramenèrent à l'étude du droit. Ce fut le premier lien par lequel les sociétés nouvelles, plongées dans le double abîme de l'ignorance et des abus de la force sans règle, se rattachèrent à la civilisation

antique, et en renouèrent les traditions. Elles renaquirent encore, lentement, confusément; dans l'ordre moral, par l'influence des écrits de quelques anciens, Cicéron, Boëce, à la portée, il est vrai, d'un petit nombre; et dans l'ordre intellectuel par l'introduction, vers l'époque des croisades, au sein des universités qui se fondaient sur le modèle des écoles d'Athènes, des monuments de la philosophie grecque traduits par les Arabes. Ce fut l'origine de la scolastique, par qui se développa et en qui se concentra toute la science du moyen âge. D'autres sources de savoir et de progrès s'ouvrirent pour l'Italie, en communication directe avec l'Orient, d'où, en des temps reculés déjà, des colonies d'artistes, fuyant les persécutions des iconoclastes, lui avaient apporté les principes et les procédés de l'art byzantin, que transforma postérieurement le génie national. Au xu et au XIIe siècle, une sourde fermentation agitait les esprits, ardents à chercher de tous côtés des voies nouvelles. Les manuscrits tirés de la poussière nourrirent le goût des lettres, ranimé par la lecture des anciens poëtes, de Virgile surtout, objet d'une sorte de culte enthousiaste. Après la prise de Constantinople, les lumières refluent dans l'Occident, qui salue de ses acclamations les grands noms de la Grèce, Homère, Sophocle, Démosthène, Platon. La poésie revêt des formes plus savantes, plus variées. La philosophie brise les liens de l'école; des vides abstractions où elle se perdait, elle redescend au sein de la nature, qu'elle étudie dans ses phénomènes, dont elle s'efforce, par la libre pensée, de découvrir les lois. Ainsi s'ouvre l'ère d'émancipation qu'on a nommée la Renaissance. Le mouvement se propage avec une rapidité croissante, et au XVIe siècle il envahit tout. La société, sortant des marais où elle croupissait depuis de si longs âges, avait retrouvé son lit, et s'y précipitait avec une force irrésistible. Les institutions subissaient partout des réformes fondées sur une notion plus élevée du droit; la sphère des idées s'élargissait; la morale publique s'épurait; la législation moins barbare protégeait mieux et les personnes et les propriétés; les classes tendaient à se rapprocher; le peuple, en voie d'affranchissement, voyait peu à peu sa misère s'alléger; les mœurs se polissaient; les arts jetaient un éclat inouï; la science, dont la part devait être si grande dans la transformation du monde, naissait. Comme au lever du soleil les froides ombres, le moyen âge s'évanouissait.

L'esprit de l'Évangile, l'esprit d'amour, n'était pas, certes, étran

ger à ce prodigieux mouvement, qu'uni au sentiment de la justice et du droit plus parfaitement conçu, il caractérise même de nos jours dans l'ordre le plus élevé et le plus fécond en bienfaits pour l'humanité. Mais si l'on excepte l'influence qu'eut la scolastique sur la métaphysique pure à laquelle elle ouvrit quelques perspectives nouvelles, en même temps qu'elle servit à développer, en les exerçant, les forces logiques de l'esprit humain, le christianisme théologique, le christianisme organisé dans l'institution extérieure de l'Église n'a été pour rien dans cette vaste révolution. Au contraire, à mesure qu'elle s'opère la foi s'affaiblit, et plus qu'ailleurs au centre même de la hiérarchie, autour du trône pontifical, sur lequel, au nom du Christ, sacré roi comme dans le prétoire de Pilate, siége effrontément l'athéisme.

Des mœurs analogues offrent aux yeux de tous, après la négation de la foi, la négation de la morale même. Les mystères orgiaques de la Rome païenne reparaissent dans la Rome papale. A la licence se joint l'ambition, une ambition que n'arrête aucune loi divine ni humaine. Des crimes inouïs épouvantent la terre. Pour remplir un trésor que la guerre, le luxe, les profusions d'une débauche effrénée vident sans cesse, on fatigue la patience des peuples et leur superstition, tant de fois mise à l'épreuve. Une réaction éclate. Successeur de Wiclef et de Jean Huss, Luther sépare de Rome la moitié de la chrétienté. Les bûchers s'allument, on y jette à milliers les rebelles. Mais on ne brûle pas la pensée, on n'étouffe pas la conscience dans les flammes. Le protestantisme survit à la persécution, se propage et grandit par elle. Inconséquent par ce qu'il retient d'une doctrine liée dans toutes ses parties, il contient en soi, bien que voilé, le principe immortel de la souveraineté de la raison; et ce principe, qui est sa vie secrète, sauve l'esprit humain de la servitude où il se serait pétrifié sous l'écrasante pression d'une autorité qui, exigeant de lui une soumission aveugle, une obéissance absolue, et de proche en proche s'étendant à tout, aurait éteint ses puissances actives.

Redevenu libre, au moins d'une liberté relative, il porte de tous côtés ses investigations, examine, discute, juge. La critique du dogme et des monuments sur lesquels il s'appuie, de plus en plus hardie, suit le progrès de la science, et, chose plus grave encore, la conscience se détache d'une partie des croyances enseignées comme fondamentales, et qui la heurtent violemment le péché

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qu'on nomme originel, sa transmission avec les conséquences relatives à l'état futur de l'immense majorité des hommes, les peines éternelles, la sombre maxime hors de l'Église point de salut, et les dogmes connexes. La vieille institution ne se soutient plus guère que par le secours que lui prête, pour son propre intérêt, la puissance politique et civile, c'est-à-dire, par la coaction sous différentes formes et à divers degrés, et par son côté pharisaïque et superstitieux, les cérémonies, les pratiques matérielles; en un mot, au dehors par ce qui frappe les sens, et au dedans par la peur, le grand ressort au moyen duquel, chez tous les peuples, dans tous les temps, on agit sur les classes ignorantes, et surtout sur la femme, naturellement attirée en outre vers les choses mystérieuses, vers ce qui offre un vague aliment à l'imagination, faculté dominante en elle.

Il est à remarquer aussi que, dès l'origine, la science de la nature inquiéta l'Église, qui n'en ayant point le principe générateur, d'un tout autre ordre que ses dogmes abstraits, n'en pouvait non plus avoir la direction. C'était une puissance nouvelle qui naissait, puissance redoutable qui dominait la sienne par les côtés où elles se touchaient, et contre laquelle nulle défense, comme l'Église l'éprouva bientôt sur la première question débattue entre elles, l'astronomie biblique qu'elle soutint vainement contre l'astronomie de calcul et d'observation. Est venue ensuite la géologie, sur les progrès de laquelle il a fallu régler, par des modifications successives, l'interprétation de la Genèse. Une question d'une plus haute gravité encore, dans ses rapports avec la doctrine de l'Église, est pendante au même tribunal. Il n'existe qu'une nature, qu'une espèce humaine, nul doute; mais l'espèce humaine a-t-elle eu un seul ou plusieurs centres de formation? En d'autres termes, y a-t-il dans l'humanité des races primitivement diverses, ou provient-elle d'un couple unique? Il est évident que c'est la science qui prononcera sur cette question, et cette question est le fondement de toute la théologie dogmatique.

Ainsi pour nous résumer, vers la fin de la période que caractérise l'anthropomorphisme païen, qui, né dans la Grèce, avait succédé aux religions de la nature, le christianisme évangélique provoqua chez des peuples énervés, en qui la vie des sens étouffait la vie supérieure, une salutaire réaction morale, et prépara de loin un état plus parfait qu'aucun de ceux qui avaient précédé, par le

principe d'égalité et de fraternité humaine, et par l'esprit d'amour qu'il répandit dans le monde. Mais le christianisme théologique, le christianisme soumis à l'autorité hiérarchique et constitué par elle, ne contribua en aucune manière au progrès social, et par les discordes, les persécutions acharnées, les guerres atroces qu'il engendra, par les prétentions ambitieuses du corps sacerdotal, l'avarice de ses membres, leur tendance constante à la domination, fut au contraire une source de désordres nouveaux et de calamités nouvelles.

Les barbares n'apportèrent chez les nations qu'ils envahirent aucun élément civilisateur, aucun principe d'organisation supérieure et durable. A leurs vices natifs, la cruauté, la ruse, la perfidie, la cupidité, vices communs de tous les sauvages, ils joignirent les vices des populations subjuguées, qu'ils plongèrent dans un abîme sans fond de misère, d'ignorance, de grossièreté brutale, de férocité, d'anarchie, dont le régime féodal offre le terme extrême.

La société qui sortit de ces ruines, péniblement formée à cause des résistances qu'elle rencontrait de toutes parts, fut le produit lent d'un travail spontané, dépendant des lois immuables de la nature humaine, et dont le fruit se développe à mesure que reparaissent les anciennes lumières, que l'ancienne tradition se renoue, que la civilisation antique, filtrant à travers les décombres, reprend son cours, modifié par ce que le temps toujours amène avec soi; et à chacune des phases de cette évolution vitale, on voit décliner les institutions fondées par les races conquérantes, s'affaiblir la puissance du corps sacerdotal et la foi en ses dogmes imposés en vertu d'une autorité au-dessus de la raison, et réputée infaillible.

Voilà ce que montre l'histoire, expression fidèle des lois supérieures qui président aux destins de l'humanité, et qui la conduisent invinciblement vers sa fin nécessaire et divine.

Dans le mouvement général, l'Italie, comme nous l'avons dit, devança les autres nations. La renaissance date pour elle, au Midi, du règne de Frédéric II; au Nord, de la ligue lombarde. Celle-ci marque l'origine de l'affranchissement politique et civil, par la conception d'un droit également opposé au droit féodal de la force, et au droit divin, tel que le proclame la hiérarchie. Du principe nommé depuis la souveraineté du peuple naissent les républiques italiennes. La liberté est semée, elle germera. Quelle que soit désormais la durée du combat entre le despotisme et la liberté, quelles

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