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INTRODUCTION

CHAPITRE I

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

Le poëme de Dante est toute une époque. Il peint merveilleusement l'état de la société et de l'esprit humain, du XIIIe au XIVe siècle, dans le pays sans aucun doute le plus avancé, alors qu'après un long sommeil agité de rêves terribles, le monde se réveillant semblait pressentir, au milieu des ténèbres déjà moins épaisses, ses lointaines destinées, et que l'Italie, aidée par d'heureuses circonstances, commençait à se dégager des liens de la barbarie.

Le chaos se débrouillait; des signes précurseurs annonçaient le lever d'une autre ère, inconnue encore, mais pleine d'espérance. Pour emprunter cette image à Dante, l'horizon se colorait d'une douce teinte de saphir oriental, à mesure qu'on sortait de l'air mort, de l'enfer dont l'aspect avait si longtemps contristé les yeux et le cœur 1.

Mais, pour bien comprendre cet âge intermédiaire entre deux civilisations, ses caractères complexes, le bizarre mélange des éléments divers qui y affluent de sources différentes, et s'y combinent d'une manière souvent si étrange, les causes du mouvement et sa direction, les contradictions apparentes au sein d'une unité réelle de tendance et de vie interne, il faut, secouant les préjugés qui enveloppent l'histoire et en faussent le sens, examiner, dans son

1.

Dolce color d'oriental zaffiro

Che s'accoglieva nel sereno aspetto,
Del aer puro infino al primo giro,

Agli occhi miei ricominciò diletto

Tosto ch' io usci' fuor dell' aura morta

Che m' avea contristati gli occhi e'l petto.

Purgat., cant. I. 5 e 6.

origine et ses phases successives, la transformation qui, au prix de tant de labeurs et de douleurs, a produit enfin le monde présent.

On se représente communément les siècles qui précédèrent la chute finale de l'empire romain, comme une époque de dissolution complète de la société tombant pièce à pièce et s'ensevelissant sous les débris des anciennes croyances, des anciennes institutions et des anciennes mœurs. Rapportant à cette époque des destructions accomplies plus tard, et par d'autres causes, et jamais entièrement, on s'imagine que tout périt avec l'État, qu'avec lui disparut tout ce qu'avait produit la civilisation antérieure, et que, sur la terre dévastée, il ne resta que des ruines inertes et des ossements arides. Il fallait, croit-on, pour que de ces ruines sortît une autre société, une société vivante, que le christianisme, balayant la poussière de ce passé, enfantât lui seul, par sa propre vertu, un ordre politique et moral nouveau, et que des peuples jeunes, pleins de séve et de vigueur, vinssent du nord de l'Europe et des steppes de l'Asie ranimer, par l'infusion d'un sang plus pur, le vieux corps social pourri de corruption.

Tel est le point de vue sous lequel on considère généralement l'immense révolution qui s'opéra chez les nations occidentales, à partir du Ive siècle. Il n'est certes pas, à plusieurs égards, dépourvu de vérité. Le christianisme provoqua une puissante réaction morale contre le matérialisme sensuel qui, des villas des patriciens et de l'antre où gitaient les Césars, avait envahi Rome, et, de proche en proche, les provinces les plus éloignées. Le germe de cette réaction était, il est vrai, partout, avant même la fin de la république, car rien dans le monde ne se fait sans préparation; mais le christianisme développa ce germe, et en unissant les hommes disposés à se séparer ouvertement du désordre presque universel, en formant d'eux une société, il imprima une forte et salutaire impulsion à l'humanité. Cette organisation active, née d'une foi ardente, d'un secret et profond instinct de vie, fut une des choses qui, quelle que fùt son incontestable grandeur, manquèrent au stoïcisme, resté à l'état de doctrine individuelle, et par là même socialement stérile.

Il est également vrai que les peuples sous la main desquels s'écroula l'empire, exempts de la mollesse romaine, avaient en eux une énergie, une plénitude de vie organique qui contrastaient au plus haut point avec l'affaissement, l'épuisement des races destinées à devenir leur conquête.

De quelque côté que se portassent les regards, ils n'apercevaient que des signes trop certains de décadence. Le pouvoir absolu d'un seul au milieu d'une servitude sans bornes; l'amour effréné des jouissances; l'accumulation des richesses en un centre unique, où elles corrompirent à la fois le gouvernement et le peuple; l'appauvrissement des provinces en proie aux exactions des proconsuls et des agents du fisc, écrasées par l'impôt, dévorées par l'usure; la corruption du luxe et celle de la misère; le relâchement des liens de famille et des liens sociaux ; l'extinction de l'esprit militaire dans les populations énervées; les armes devenues un métier sordide; la défense de l'État abandonnée à des mercenaires, souvent même à des étrangers, appui toujours douteux du prince qui les achète, et qu'ils vendent à leur tour: toutes ces causes ensemble avaient précipité l'empire sur une pente funeste impossible à remonter, car il en est des corps politiques comme des corps naturels, qui ont leurs phases déterminées de croissance et de déclin, et jamais ne repassent sur les voies parcourues.

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Cependant, si malade que fût la société, elle renfermait encore des éléments précieux de civilisation, héritage des siècles antérieurs. Les progrès de la philosophie, de Thalès aux Alexandrins, avaient élargi la sphère de la pensée; la science, telle qu'alors elle pouvait exister, les lettres, les arts, subsistaient dans leurs monuments, et si le génie s'était éteint, l'enseignement du moins perpétuait la connaissance des principes, des règles, des procédés techniques, en même temps que les besoins de la vie maintenaient la pratique de l'agriculture, des métiers, de la navigation, du commerce favorisé par des routes dont on admire encore les restes magnifiques. Et, chose remarquable, tandis que les mœurs s'altéraient, la morale conçue par l'esprit, sentie par la conscience, s'était élevée et purifiée, comme on le voit dans Sénèque, dans Épictète et dans Marc-Aurèle, et avant eux dans Cicéron, qui, par ce seul mot prononcé pour la première fois, charitas generis humani, avait révélé tout un monde nouveau, au développement duquel nous assistons en ce moment même. Le droit constitué scientifiquement, et qui, bien qu'il pût être partiellement obscurci, ne pouvait désormais périr, donnait un fondement immuable à la société civile. On avait découvert dans une loi éternelle, invariable, la source divine'

1. Cicer. de Legib.

de toutes les lois. Des maximes, non changeantes comme celles d'origine humaine, en devaient régler l'application, et, autant que possible, opposaient une barrière à l'arbitraire du juge. Oppressive, il est vrai, par les vices des hommes, mais liée au droit par le principe de son institution, une administration régulière et savante dans ses formes ordonnait l'État, en reliait les parties diverses, et devint plus tard un germe de renaissance pour la civilisation ensevelie dans les ténèbres du moyen âge.

Ce fut dans cette société que le christianisme s'implanta. Il ne créa point une nouvelle morale, car la morale, condition nécessaire de l'existence sociale, est de tous les lieux et de tous les temps; mais la rappelant à sa source, qui est Dieu conçu dans son unité infinie et ses attributs essentiels, il la promulgua, non comme une philosophie, mais comme une loi souveraine, absolue, fondée sur l'égalité et la fraternité humaine, d'où devait sortir un jour l'affranchissement universel par un progrès lent sans doute, mais invinciblement continu. Au-dessus de la justice qui constitue le droit, de l'équité qui l'harmonise avec les actes libres, il plaça l'amour, sommaire de la loi et sa perfection; et l'esprit d'amour est son caractère propre, le caractère de la phase qu'il marque dans l'évolution de l'humanité.

Toutefois, dans le sein même de ce mouvement régénérateur, deux choses se produisirent et durent se produire simultanément, un dogme correspondant à une croyance obligatoire, un sacerdoce hiérarchique, conservateur de ce dogme et juge des questions qui s'y rapportaient, législateur du culte et de la discipline, c'est-à-dire, pouvoir à la fois spirituel et temporel de la société qui se formait : d'où plusieurs conséquences. Le corps sacerdotal nécessairement composé d'hommes, ne pouvait échapper aux conditions de l'humanité. Il dut tendre à croître en puissance et aussi en richesses. Telle est la pente inévitable de notre infirmité. Le dogme, soustrait à l'examen et au jugement de la raison, imposé par voie de commandement, était le principe de la puissance; le dogme dut donc prendre aux yeux du sacerdoce, et par lui aux yeux des fidèles, une importance de plus en plus grande : bientôt la morale lui fut subordonnée : la foi devint le principal, le suprême moyen de salut. Mais aussi les disputes, les divisions, les schismes, la haine persécutrice, entrèrent dans la nouvelle société et la déchirèrent. L'ambition des hautes dignités, trop souvent le prix des brigues et de la

violence, compliqua le désordre, et les richesses devenues un aliment de luxe, des convoitises mondaines et sensuelles, engendrèrent dans le clergé une corruption contre laquelle tonnent les Pères, et dont saint Paul lui-même signale avec une douloureuse anxiété les premiers germes.

Le monde romain en était là lorsque les barbares apparurent. Leurs invasions durèrent six siècles. Se poussant les uns les autres et recouvrant le sol comme une marée toujours montante, ils inondèrent l'Asie et l'Europe des frontières de la Seine au détroit d'Hercule déluge d'hommes pire que celui des flots.

Tacite, opposant les mœurs des Germains aux mœurs romaines, loue ce peuple de sa chasteté. Il s'en faut que tous les barbares méritassent la même louange. Leur caractère général ressemblait beaucoup à celui des tribus que nous nommons sauvages: mêmes qualités, mêmes vices. Mais tous, sans exception, dès qu'ils se furent mêlés aux populations envahies, ajoutèrent à leurs vices les vices de celles-ci, sans leur communiquer aucune des qualités qui tenaient à leur barbarie même. Ils introduisirent parmi elles de nouveaux éléments politiques et civils, mais aucune vertu, quoi qu'on en ait dit. On les suivait de ruines en ruines à la lueur du glaive et de l'incendie. Le monde se crut près de sa fin. Les destructions matérielles, toujours réparables, ne furent que le moindre des fléaux. Tout périt ensemble, propriété, lois, institutions, éducation, sciences, arts, métiers, langue même. Il fit nuit sur la terre. Et dans cette nuit, que voit-on? Tout ce que la violence sans frein, la cruauté, la perfidie, le mépris calculé des engagements et des serments peuvent enfanter de crimes, des mœurs à la fois grossières et dissolues, différentes seulement de celles qu'elles remplaçaient en ce que rien n'en voilait la hideuse monstruosité.

Quelquefois appelés par les évêques afin de les opposer à des sectes ennemies, les barbares sentirent que cette alliance leur serait un puissant moyen d'affermir leur conquête. Indifférents à toute doctrine, faiblement attachés aux cultes vagues qu'ils apportaient du fond de leurs forêts, ils adoptèrent sans peine la religion des vaincus. D'instruction, point qu'en eussent-ils fait, également incapables d'écouter et de comprendre? Le chef converti, c'est-àdire, déclarant qu'il changeait de Dieu, les autres suivaient son exemple: on menait ces brutes au baptême, comme des troupeaux à l'abreuvoir. Tels ils étaient auparavant, tels ils restaient, féroces,

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