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Qu'on ne conclue pas de-là que les cultivateurs propriétaires, & principalement les laboureurs, devroient, selon mes vues, être affranchis des charges publiques & des impôts. Je pense très-fort au contraire qu'ils y doivent contribuer, parce que l'Etat soutient & protège leur travail, & qu'il n'est point de particulier qui ne doive payer sa part pour la protection publique dont il jouit. Il s'agiroit seulement pour procéder sur ce point avec justice, d'apprécier équitablement la profession des cultivateurs & des laboureurs, son importance & sa nécessité. Si elle est supérieure en cela à tous les arts & à tous les métiers qui occupent les hommes ; si pour nous être utile, elle exige de ceux qui l'exercent, des frais & des avances considérables, il est du devoir de tout bon Gouvernement de l'aider, de la soulager, de la favoriser. Le fait-on? Le spectacle des cam¬ pagnes, la vue des fermes nous apprend assez l'état des choses à cet égard.

L'Intendant d'une des plus fertiles généralités du royaume demandoit à un fermier, trèshabile laboureur, des éclaircissemens sur la manière & sur les moyens d'améliorer les

terres. Monseigneur, répond le villageois, j'avois beaucoup de chevaux, & je donnois beaucoup de labours à mes champs, quand les impôts étoient supportables. A présent qu'ils sont excessifs, j'ai diminué le nombre des chevaux, & par conséquent celui des labours. Mes récoltes diminuent en proportion. Voilà ma science & mon histoire.

Plusieurs causes concourent depuis longtems en France à dégrader l'agriculture. Chez les Grecs & chez les Romains, les particuliers riches & puissans, de quelque rang qu'ils fussent, présidoient eux-mêmes à la culture de leurs terres. Ils s'en faisoient un amusement. Les grands Seigneurs Anglois à leur exemple, les Gentilshommes, les propriétaires, tous les membres de la nation en quelque sorte, sont habitans & citoyens de la campagne. On ne les voit à Londres que durant la tenue du Parlement. De-là le bienêtre général; de-là cet air d'aisance qui règne dans les lieux les plus reculés ; des bourgs & des villages bien bâtis, de beaux châteaux soigneusement entretenus, des fermes spacieuses, commodes, solidement construites,

point d'édifices abandonnés ou tombant en ruines. Les revenus des terres, des fiefs, de toutes les possessions, sont consommés conjointement sur les lieux par les Seigneurs, les vassaux, les tenanciers, & les cultivateurs. Le luxe de la capitale ne dévore pas les pro

vinces,

Tel est le spectacle qu'offre l'Angleterre au voyageur qui sait voir & observer. L'aspect de la France, quoique plus varié, plus riche, plus agréable, est moins satisfaisant pour l'homme spéculatif. Ce climat, il est vrai, a des avantages bien décidés sur tous les autres. Parmi les Anciens, Jules-César, bon connoisseur en toutes matières, en a porté le même jugement. La France réunit les productions du nord & du midi. La terre s'y montre couronnée de tous les trésors de la nature. Mais nous le dissimulerions en vain, la culture y est imparfaite & négligée. La pauvreté des habitans perce à travers la richesse du terroir. Dans des provinces, d'ailleurs assez belles, les villages ne sont que des amas de maisons de terre, couvertes de chaume; les fermes & les métairies des habitations délabrées, où de

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misérables cultivateurs › meurent souvent de faim avec leurs bestiaux. La France, disoit un Anglois, est une belle maison en decret. Il se récrioit sur-tout sur la destruction volontaire des châteaux. Rien ne prouve tant peutêtre la décadence d'une nation. Les dépenses sont folles, parce que les esprits sont futiles; c'est peu d'être frivoles, elles sont ruineuses, parce qu'elles portent sur des objets stériles. Le luxe consomme, il épuise, mais il ne répare rien, ne produit rien, ne soulage rien. Il a eu ses panégyristes; la folie & la fièvre en ont eu aussi, qui ne furent jamais le bon sens ni la santé.

L'utilité du luxe est un paradoxe réprouvé par l'expérience autant que par la raison. Il ne reflue que sur lui-même. Prodigue & non libéral, il n'enrichit que les arts qu'il produit & qui l'entretiennent. Ses superfluités ne soulagent pas les besoins des ouvriers utiles & des cultivateurs. Les revenus les plus clairs du royaume sont consommés dans la capitale en magnificence, en faste, en amusemens de toute espèce. Il semble que les provinces voisines devroient de proche en proche, du

moins jusqu'à une certaine distance, se ressentir de cette profusion sans bornes. On pourroit dire alors que le luxe, quoique vicieux en soi, a quelquefois de bons effets. Rien de tout cela : les prodigalités de l'opulence ne fructifient que pour l'oisiveté. La misère n'est nulle part peut-être aussi grande qu'à Paris & dans les villages voisins de cette monstrueuse capitale. Autour & au milieu de palais habités par la mollesse & par la volupté, on voit de nombreuses familles étendues sur la paille dans des souterrains humides ou dans des greniers ouverts à toutes les injures du tems. Les trésors du luxe ne pénètrent point jusques-là. Ils passent des mains des Financiers ou de l'amateur dans celles de l'Artiste, où ils sont dissipés par les mêmes vices & par les mêmes goûts. Le luxe en un mot, consomme & ne reproduit rien.

On n'a cependant de véritables richesses que par la réproduction annuelle, conserva, trice des Etats, & que la nature accorde libéralement au travail quand il n'est pas exercé par des ouvriers indigens & réduits à un petit nombre. C'est malheureusement le

cas

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