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savant critique, exacta, venusta, grandis, efficax, numerosa, florida locutio, cujuscumque theatri expectationem superat. Homère a employé la même comparaison en parlant d'Hector fuyant devant Achille; mais la belle image du chien ouvrant la gueule pour saisir sa proie qui lui échappe, morsuque elusus inani est, n'appartient qu'à Virgile. Ovide et Stace l'ont imitée:

Jamjamque tenere

Sperat, et extento stringit vestigia rostro.

Metam., lib. 1.

Jamjamque teneri

Credit, et elusos audit concurrere morsus.

Theb., liv. 5.

Ne vetus indigenas nomen mutare Latinos,
Neu Troas fieri jubeas, Teucrosque vocari:

Ce discours de Junon est très-adroit de la part du poëte; il établit la vraisemblance de l'origine des Romains. On pouvoit demander pourquoi le célèbre nom de Troie ne s'étoit pas conservé: la réponse à cette objection est dans la transaction que Junon propose à Jupiter. Virgile s'est bien gardé d'invoquer ici le témoignage de l'histoire qu'on pouvoit démentir; il n'étoit pas convenable non plus que les Troyens victorieux consentissent à une condition qu'on n'impose ordinairement qu'aux peuples vaincus : tout se passe dans l'Olympe; les dieux paroissent seuls dans ce traité, et tout devient ainsi vraisemblable.

At, procul ut Diræ stridorem agnovit et alas,

Infelix crines scindit Juturna solutos, etc.

La furie envoyée par Jupiter paroît ici sous la forme d'un oiseau de mauvais augure; elle est par conséquent moins l'instrument que l'interprête de la volonté des dieux. Dans ce cas, l'apparition de cette furie n'est point, comme on l'a prétendu, une intervention directe de la divinité : la mort des héros et des princes chez les anciens étoit toujours annoncée par quelques présages sinistres. Cette opinion, quoiqu'elle soit rejetée par les philosophes, peut cependant être adoptée par les poëtes; tout ce qui peut émouvoir les cœurs est raisonnable et vrai en poésie. Le moyen que Virgile emploie ici est très-bon, en ce qu'il prépare l'esprit du lecteur à la mélancolie, et que ces images de deuil montrent de loin le tombeau de Turnus.

Le tableau de la douleur de Juturne est très-pathétique. La nymphe commence par déplorer le sort inévitable de son frère, puis elle déplore le sien. Rien n'est plus touchant que l'apostrophe par laquelle elle termine son discours : elle se plaint de son immortalité, et elle regrette de ne pouvoir descendre chez les morts avec Turnus dont elle n'a pu reculer le trépas.

Ille, humilis supplexque, oculos dextramque precantem
Protendens: Equidem merui, nec deprecor, inquit:

Utere sorte tuâ.

Ceux qui blâment la mort de Turnus paroissent avoir

formé leur opinion un peu légèrement. On sent combien ce personnage eût été embarrassant pour l'avenir. Le meilleur parti à prendre étoit de se défaire d'un rival aussi dangereux : l'intérêt des Troyens et des Latins, comme celui du poëme, commandoit à Énée cet acte de rigueur. Il est certain que cette conduite est contraire aux idées reçues parmi les guerriers modernes ; mais il est probable qu'elle étoit dans les incurs des anciens, peu retenus par la sainteté des traités, et accoutumés à ne voir la paix que dans la mort de leur ennemi. Dans Homère, Achille dit à Hector : Que ne peut la rage qui me transporte m'égarer au point de porter moi-même à mes lèvres ta chair palpitante! Non seulement le héros grec insulte à son ennemi vaincu, mais il traîne son corps autour du bûcher de Patrocle. Virgile a évité de présenter à ses lecteurs des tableaux aussi révoltans; la prière qu'il met dans la bouche de Turnus est touchante; ce héros expirant intéresse, non point par lui-même, mais par son père, comme Mézence dans le dixième livre intéresse par son fils. Ce moyen de faire naître la pitié pour les rivaux d'Énée, est une conception judicieuse et profonde. L'intérêt qu'on prend à leur défaite ne nuit point à celui qu'on doit prendre à leur vainqueur. Le dernier coup porté à Turnus est d'ailleurs heureusement motivé par le souvenir de Pallas; ce n'est point Énée qui immole ce héros, c'est le fils d'Évandre: Pallas te hoc vulnere, Pallas immolat.

On a dû voir par tout ce que nous avons dit, que le nœud et le dénouement de l'Eneide naissent de la constitution de la fable et du sujet du poëme, comme le recommande Aristote. Les principaux obstacles à l'établissement d'Énée en Italie, qui forment le nœud de l'action épique, sont la colère de Junon qui poursuit les Troyens, l'amour de Didon qui veut retenir le héros à Carthage, l'opposition d'Amate et de Turnus à son mariage avec Lavinie: il est naturel que Junon poursuive le fils de Vénus sa rivale; quant à l'opposition de Didon, elle n'est pas seulement naturelle, mais elle est historique. On voit, dit le père Le Bossu, dans la personne d'Énée et dans celle de Didon, l'esprit et la conduite des deux grands empires dont ils étoient les fondateurs. On voit le plus grand obstacle que les Romains aient jamais eu; et ce grand noeud de la fable est une vérité de l'histoire. Enfin l'amour de Turnus pour Lavinie, la préférence d'Amate pour ce héros italien, naissent également du sujet du poëme; et la solution de tous ces obstacles suit nécessairement de la marche de l'action.

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Didon ne peut retenir Énée, et elle s'immole dans son désespoir; Junon n'a pu fléchir les destins, et elle se laisse appaiser par Jupiter; Amate avoit juré qu’Énée ne seroit point son gendre; quand son parti est désespéré elle se donne la mort. Turnus en recherchant la main de Lavinie, contre la volonté des dieux et celle de Latinus, devenoit la

seule cause de la guerre, et il devoit tomber sous les coups d'Énée, plus vaillant que lui et surtout plus favorisé des dieux. Non seulement le dénouement de l'Eneide se trouve ainsi tiré du sujet du poëme; mais, comme nous avons eu occasion de le remarquer, il naît du caractère même du héros. C'est parce qu'Énée est soumis à la volonté des dieux, qu'il quitte Carthage, et qu'il vient à bout de fléchir Junon elle-même ; c'est parce qu'il est généreux, qu'il épargne aux deux peuples les horreurs de la guerre, et qu'il propose un combat singulier dans lequel son rival lui seul doit être immolé.

Ce dénouement est d'autant plus admirable, qu'il montre toutes les vertus d'Énée, et qu'il lui en offre la juste récompense. Amate et Turnus ne sont plus; Junon est appaisée; le héros n'a plus d'ennemis ni dans l'Olympe, ni sur la terre. Le bon Latinus reste le maître de lui donner sa fille; Lavinie ne doit point montrer d'éloignement pour un hymen cher à son père et commandé par les dieux. Tout est rentré dans l'ordre fixé par les destins ; et tous les personnages qui restent sur cette scène, les deux peuples rivaux et leurs chefs, vont être heureux sous l'empire d'un prince magnanime et pieux. Rien n'est plus propre, ce nous semble, à faire ressortir le caractère d'Énée que cette espérance très-fondée, et c'est la dernière réponse que nous ferons aux critiques.

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