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REMARQUE

SUR L'ÉPITRE A LE SUEUR.

Page 49, vers 4 et suivans.

Voltaire à soixante ans, loin des murs de Paris,
Fuyant avec la gloire, et cherchant un asile;
Les cités se fermant devant l'auteur d'Émile;
Le vainqueur de Térence à peine enseveli;
Corneille vieillissant presque mis en oubli;
Milton chez les Anglais mourant sans renommée :
La muse des Toscans à Ferrare opprimée;
Et les inquisiteurs, au fond d'une prison,
Près du vieux Galilée enfermant la raison;
Et la faim, etc., etc.

De tous les éditeurs des OEuvres de Chénier, aucun n'a fait observer jusqu'ici que les neuf vers ci-dessus désignés se retrouvent presque mot pour mot dans le Discours sur la Calomnie, page 18, vers 8 et suivans. Il est même suprenant que Chénier n'en ait pas fait la remarque, ces deux poèmes ayant été plusieurs fois imprimés de son vivant. Intéressés, pour la gloire de notre édition, à écarter jusqu'au moindre soupçon de négligence, nous croyons devoir signaler ici ce double emploi, dont peut-être la cause dépend uniquement du sujet lui-même, qui, en inspirant les deux épîtres, a dû nécessairement suggérer deux fois à l'auteur des idées et des expressions semblables. (Note de l'éditeur.)

ÉPITRE

A MON PÈRE.

1787.

Hic interim liber... professione pietatis, aut laudatus erit, aut excusatus.

TAC., Julii Agricolæ vita.

Le ciel a tout à coup fermé le précipice;

A nos larmes, inon père, il est enfin propice;
Tes jours, dans les douleurs à demi consumés,
Par les soins de Geoffroi sont enfin rallumés.
Après de longs chagrins, la nature affaiblie
Elle-même souvent s'abandonne et s'oublie :
Une lutte pénible a vieilli ses ressorts;

L'esprit souffre long-tems, et fait souffrir le corps.
L'édifice attaqué déjà crie et chancelle;
L'homme est près de quitter sa substance mortelle;
Son âme, succombant sous le poids de ses fers,
Demande à s'élancer dans un autre univers,
Appelle, et voit déjà, loin d'un globe d'argile,
Ce monde, espoir du juste, et son unique asile,

Où le bonheur commence, où les maux ne sont plus,
Où devant l'Éternel les temps sont confondus.
Ame, ne fléchis point, roidis ce grand courage;
Le ciel avec plaisir contemple son ouvrage :
L'homme de bien luttant contre l'adversité
Présente un beau spectacle à la Divinité.

Il honore ses jours, il rend digne d'envie
Ce cercle de douleurs qu'on appelle la vie;

Il laisse un digne exemple à ceux qui le suivront:
Sous les dieux, sous les lois courbant son noble front,
Chéri de ses pareils, béni des siens qu'il aime,
En guerre avec le sort, en paix avec soi-même,
Sachant mêler ses pleurs aux pleurs de ses amis,
Et sensible surtout aux maux de son pays.

Quel est donc ce vaisseau si voisin du naufrage?
Fier de son nom royal, il dédaignait l'orage,
Et, depuis sa naissance ignorant les revers,
Semblait l'île fameuse errante sur les mers.
Maintenant il chancelle; et ses voiles frémissent;
Ses mâts sont renversés; ses antennes gémissent.
Ni ses triples remparts, tout chargés de soldats,
Ni cent foudres d'airain qui lancent le trépas,
Ni les lis glorieux dont sa poupe est ornée,
Ne vaincront les autans et la mer effrénée,
Si d'écueil en écueil son pilote égaré
Ne connaît point les flots dont il est entouré.
O nocher! garde-toi de ces gouffres rapides,

Fuis ces rocs menaçans, crains ces sables perfides: Quand Neptune irrité ne t'offre que la mort, Nocher, cède à Neptune, et rentre dans le port!

On répand sur l'État des larmes légitimes,
Quand le vaisseau public flotte entre les abîmes:
Menacé du trépas, pilote ou passager,

On peut frémir sans honte en ce commun danger;
Mais, quand nous souffrons seuls, soyons inébranlables:
Poursuivis par le sort, deviendrons-nous coupables?
Un faux ami me trompe: est-ce à moi de gémir?
Mon aspect le punit, s'il sait encor rougir.
Cependant voilà l'homme: inquiet et mobile,
Il aime à se flatter; c'est un roseau fragile
Ébranlé mille fois avant d'être abattu.
Principe universel de vice et de vertu,

Souvent l'orgueil nous dit (insensés que nous sommes!
Qu'à la justice enfin nous contraindrons les hommes;
Qu'un mal de tous les lieux peut bien cesser pour nous:
C'est un mensonge, hélas! mais ce mensonge est doux.
J'ai moi-même espéré dans l'âge où l'on espère;
Age écoulé déjà quand la raison s'éclaire!
Me livrant sans réserve à mes songes heureux,
J'ai cru tous les humains bienfaisans, généreux:
Je suis désabusé; mais c'est trop tôt peut-être.

Toi qui les observas, qui voulus les connaître,

Qui, d'un noble travail recherchant les plaisirs, sage Clio consacras tes loisirs;

A la

N'as-tu pas vu partout la sagesse proscrite,
La faveur en tout tems oublier le mérite,
Les honneurs, les trésors accumulés sans choix,
Et les peuples payer les caprices des rois?
Monarques malheureux, traînés de piége en piége!
Délivrés d'une erreur, une autre les assiége.

Le tems, la voix du peuple a beau les avertir:
Avides d'acheter un nouveau repentir,

Chez eux la Flatterie est toujours honorée;
Et la Vertu déplaît, ou languit ignorée.
Cette fille des dieux, au front plein de candeur,
Ne sait pas, en rampant, se vanter sans pudeur.
Source du vrai mérite, elle est modeste et fière;
Elle cède à l'Intrigue, à l'Ignorance altière;
Jamais la Calomnie, habitante des cours,
D'homicides poisons n'infecta ses discours.

Si

pour toi les destins gardant leur inclémence
Ont trahi bien souvent ta noble confiance,
Si des vils intrigans l'espoir est couronné,
Ami de la Vertu, n'en sois plus étonné.

1. Le père de Chénier, après avoir rempli honorablement plusieurs fonctions diplomatiques, a publié deux ouvrages : l'un sur l'histoire des Maures, l'autre sur les révolutions de l'Empire Ottoman. (Voy. la Notice de M. Daunou sur Chénier.)

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