UN CHAPITRE VI L Du Magiftrat unique. N tel Magiftrat ne peut avoir lieu que dans le Gouvernement defpotique. On voit dans l'Hiftoire Romaine, à quel point un Juge unique peut abufer de fon Pouvoir. Comment Appius fur fon Tribunal n'auroit-il pas méprifé les Loix, puifqu'il viola même celle qu'il avoit faite (a)? Tite-Live nous apprend l'inique diftinction du Décemvir. Il avoit apofté un homme qui réclamoit devant lui Virginie comme fon efclave; les parens de Virginie lui demanderent qu'en vertu de fa Loi on la leur remit jufqu'au jugement définitif. Il déclara que fa Loi n'avoit été faite qu'en faveur du pere, & que Virginius étant abfent, elle ne pouvoit avoir d'aplication (b). A Des accufations dans les divers Gouvernemens. Rome (c) il étoit permis à un Citoyen d'en accuser un autre ; cela étoit établi felon l'efprit de la République, où chaque Citoyen doit avoir pour le bien public un zele fans bornes, où chaque Citoyen eft cenfé tenir tous les droits de la Patrie dans fes mains. On fuivit fous les Empereurs les maximes de la République; & d'abord on vit paroître un genre d'hommes funefte, une troupe de délateurs. Quiconque avoit bien des vices & bien des talens, une ame bien baffe & un efprit ambitieux, cherchoit un Criminel dont la condamnation put plaire au Prince; c'étoit la voie pour aller aux honneurs & à la fortune (d), chofe que nous ne voyons point parmi nous. (a) Voy. la Loi 2. §. 24. ff. de Orig. jur. (b) Quòd Pater puellæ abeffet locum injuriæ effe ratus, Tite-Live, Decade I. Liv. III. (c) Et dans bien d'autres Cités. (d) Voy. dans Tacite les récompenfes accordées à ces Délateurs. Noys Nous avons aujourd'hui une Loi admirable: c'eft celle qui veut que le Prince établi pour faire exécuter les Loix, prépofe un Officier dans chaque Tribunal pour pourfuivre en fon nom tous les crimes de forte que la fonction des délateurs eft inconnue parmi nous; & fi ce vengeur public étoit foupçonné d'abufer de fon miniftere, on l'obligeroit de nommer fon dénoncia eur. Dans les Loix de Platon (a), ceux qui négligent d'avertir les Magiftrats, ou de leur donner du fecours, doivent être punis. Cela ne conviendroit point aujourd'hui. La Partie publique veille pour les Citoyens; elle agit, & ils font tranqui les. CHAPITRE IX. De la févérité des peines dans les divers Gouvernemens. A févérité des peines convient mieux au Gouvernement defpotique dont le principe eft la terreur, qu'à la Monarchie, & à la République qui ont pour reffort l'honneur & la vertu. Dans les Etats modérés, l'amour de la Patrie, la honte & la crainte du blâme, font des motifs réprimans, qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d'une mauvaise action, fera d'en être convaincu. Les Loix civiles y corrigeront donc plus aisément, & n'auront pas befoin de tant de force. Dans ces Etats, un bon Légiflateur s'attachera moins à punir les crimes qu'à les prévenir; il s'appliquera plus à donner des mœurs qu'à infliger des fupplices. C'est une remarque perpétuelle des Auteurs Chinois (b), que plus dans leur Empire on voyoit augmenter les fupplices, plus la révolution étoit prochaine. C'eft qu'on augmentoit les fupplices à mesure qu'on manquoit de mocurs. Il feroit aifé de prouver que dans tous ou prefque tous les Etats d'Europe, les peines ont diminué ou augmenté à mesure qu'on s'eft plus approché ou plus éloigné de la liberté. Dans les Païs defpotiques on est fi malheureux, que l'on y (a) Liv. IX. ne à cet égard eft dans le cas d'une Répu (b) Je ferai voir dans la fuite que la Chi- blique ou d'une Monarchie. Partie I. L craint craint plus la mort qu'on ne regrette la vie ; les fupplices y doi vent donc être plus rigoureux. Dans les Etats modérés, on craint plus de perdre la vie qu'on ne redoute la mort en elle-même; les fupplices qui ôtent fimplement la vie y font donc fuflifans. Les hommes extrèmement heureux & extrèmement malheu reux font également portés à la dureté; témoins les Moines & les Conquérans. Il n'y a que la médiocrité & le mélange de la bonne & de la mauvaife fortune, qui donne de la douceur & de la pitié. Ce que l'on voit dans les hommes en particulier fe trouve dans. les diverfes Nations. Chez les Peuples fauvages qui menent une vie très-dure, & chez les Peuples des Gouvernemens defpotiques où il n'y a qu'un homme exorbitamment favorifé de la fortune, tandis que tout le refte en eft outragé, on eft également cruel. La douceur regne dans les Gouvernemens modérés. Lor que nous lifons dans les Hiftoires les exemples de la juftice atroce des Sultans, nous fentons avec une espece de douleur les maux de la nature humaine. Dans les Gouvernemens modérés, tout pour un bon Légiflateur peut fervir à former des peines. N'eft-il pas bien extraordinaire qu'à Sparte une des principales fut de ne pouvoir prêter fa femme à un autre, ni recevoir celle d'un autre, de n'être jamais dans fa maifon qu'avec des Vierges? En un mot touc ce que la Loi appelle une peine eft effectivement une peine. CHAPITRE X.. Des anciennes Loix Françoifes. N trouve bien dans les anciennes Loix Françoifes l'efprit de: la Monarchie. Dans les cas où il s'agit de peines pécuniaires, les nor-Nobles font moins punis que les Nobles (a). C'est tout: le contraire dans les crimes (b); le Noble perd l'honneur & réponse en Cour, pendant que le vilain qui n'a point d'honneur eft puni en fon corps.. CHAPITRE XI. Que lorsqu'un Peuple eft vertueux, il faut peu de peines. L E Peuple Romain avoit de la probité. Cette probité eut tant de force que fouvent le Législateur n'eut befoin que de lui montrer le bien pour le lui faire fuivre; il fembloit qu'au lieu d'Ordonnances il fuffifoit de lui donner des confeils. Les peines des Loix Royales & celles des Loix des douze Tables furent prefque toutes ôtées dans la République, foit par une fuite de la Loi Valérienne (a), foit par une conféquence de la Loi Porcie (b). On ne remarqua pas que la République en fût plus mal réglée, & il n'en réfulta aucune léfion de Police. Cette Loi Valérienne qui défendoit aux Magiftrats toute voie de fait contre un Citoyen qui avoit appellé au Peuple, n'infligeoit à celui qui y contreviendroit que la peine d'être réputé méchant (c). L CHAPITRE XII. De la puiffance des Peines. 'EXPERIENCE a fait remarquer que dans les Païs où les peines font douces, l'efprit du Citoyen en eft frappé comme il l'eft ailleurs par les grandes. Quelque inconvénient fe fait-il fentir dans un Etat un Gou vernement violent veut foudain le corriger; & au lieu de fonger à faire exécuter les anciennes Loix, on établit une peine cruelle qui arrête le mal fur le champ. Mais on ufe le reffort du Gouvernement; l'imagination fe fait à cette grande peine comme elle s'étoit faite à la moindre; & comme on diminue la crainte pour celle fectionner les difpofitions. Diligentius fanctum, dit Tite-Live. Ibid. (b) Lex Porcia pro tergo civium lata; Elle fut faite en 454. de la Fond. de Rome. (c) Nihil ultrà quàm improbè factum adjecit, Tite-Live. ci, l'on eft bien-tôt forcé d'établir l'autre dans tous les cas. Les vols fur les grands chemins étoient communs dans quelques Etats; on voulut les arrêter; on inventa le fupplice de la roue qui les fufpendit pendant quelque tems. Depuis ce tems on a volé comme auparavant für les grands chemins.. De nos jours la défertion fut très-fréquente; on établit la peine 'de mort contre les déferteurs, & la défertion ne fut pas diminuée. La raison en eft bien naturelle; un foldat accoûtumé tous les jours. à expofer fa vie, en méprise ou fe flatte d'en méprifer le danger. Il est tous les jours accoûtumé à craindre la honte; il falloit done laiffer une peine qui faifoit porter une flétriffure pendant la vie; on a prétendu augmenter la peine, & on l'a réellement diminuée. Il ne faut point mener les hommes par les voies extrèmes; on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. Qu'on examine la caufe de tous les relâchemens; on verra qu'elle vient de l'impunité des crimes, & non pas de la modération des peines. Suivons la Nature, qui a donné aux hommes la honte comme leur fléau; & que la plus grande partie de la peine foit l'infamie de la fouffrir. Que s'il fe trouve des Païs où la honte ne foit pas une fuite du fupplice, cela vient de la Tyrannie qui a infligé les mêmes peines aux fcélérats & aux gens de bien. Et fi vous en voyez d'autres, où les hommes ne font retenus que par des fupplices cruels, comptez encore que cela vient en grande partie de la violence du Gouvernement, qui a employé ces fupplices pour des fautes légeres. Souvent un Législateur qui veut corriger un mal ne fonge qu'à cette correction; fes yeux font ouverts fur cet objet, & fermés fur les inconvéniens. Lor que le mal eft une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du Légiflateur: mais il refte un vice dans l'Etat que cette dureté a produit; les efprits font corrompus, ils fe font accoûtumés au defpotifme. Lyzandre (a) ayant remporté la victoire fur les Athéniens, on jugea les prifonniers, on accufa les Athéniens d'avoir précipité tous les Captifs de deux Galeres, & réfolu en pleine assemblée de couper le poing aux prifonniers qu'ils feroient. Ils furent tous égorgés, excepté Adymante qui s'étoit oppofé à ce Décret. Ly (a) Xenophon, Hift. Liv. II. zandre |