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mais elle eft formidable au Prince. Comment donc concilier la fûreté de l'Etat avec la fûreté de la perfonne?

Voyez, je vous prie, avec quelle induftrie le Gouvernement Mofcovite cherche à fortir du Defpotifme, qui lui eft plus pefant qu'aux peuples mêmes. On a caffé les grands Corps de troupes, on a diminué les peines des crimes, on a établi des Tribunaux on a commencé à connoître les Loix, on a inftruit les peuples. Mais il y a des caufes particulieres qui le rameneront peut-être au malheur qu'il voudroit fuir.

Dans ces Etats, la Religion a plus d'influence que dans aucun autre; elle eft une crainte ajoûtée à la crainte. Dans les Empires Mahométans, c'eft de la Religion que les Peuples tirent en partie le refpect étonnant qu'ils ont pour leur Prince.

C'eft la Religion qui corrige un peu la Conftitution Turque. Les Sujets qui ne font pas attachés à la gloire & à la grandeur de l'Etat par honneur, le font par la force & par le principe de la Religion.

De tous les Gouvernemens defpotiques, il n'y en a point qui s'accable plus lui-même, que celui où le Prince fe déclare propriétaire de tous les fonds de terre, & l'héritier de tous fes SuJets. Il en résulte toûjours l'abandon de la culture des terres; & fi d'ailleurs le Prince eft Marchand, toute efpece d'industrie est

ruinée.

Dans ces Etats on ne répare, on n'améliore rien (a). On ne bâtit de maifons que pour la vie, on ne fait point de foffés, on. ne plante point d'arbres, on tire tout de la terre, on ne lui rend rien; tout eft en friche, tout eft défert.

Penfez-vous que des Loix qui ôtent la propriété des fonds de terre & la fucceffion des biens, diminueront l'avarice & la cupidité des grands? Non.: elles irriteront cette cupidité & cette: avarice. On fera porté à faire mille vexations, parce qu'on ne croira avoir en propre que l'or ou l'argent, que l'on pourra voler

ou cacher.

Pour que tout ne foit pas perdu, il eft bon que l'avidité du Prince foit modérée par quelque coûtume. Ainfi en Turquie le Prince fe contente de prendre un droit de trois un droit de trois pour cent, fur la valeur de la fucceffion (b). Mais comme le Grand Seigneur don

(a) Voy. Ricaut, Etat de l'Emp. Ot

toman, p. 196.

(b) Voy, fur les Succeffions des Turcs,

Lacédémone ancienne & moderne. Voy. auffi
Ricaut de l'Emp. Ottoman,

ne

ne la plupart des Terres à fa milice, & en difpofe à fa fantaisie comme il fe faifit de toutes les fucceffions des Officiers de l'Empire, comme lorsqu'un homme meurt fans enfans mâles, le Grand Seigneur a la propriété, & que les filles n'ont que l'ufufruit; il arrive que la plupart des biens de l'Etat font poffédés d'une maniere précaire.

Par la Loi de Bantam (a), le Roi prend toute la fucceffion même la femme, les enfans & la maifon. On eft obligé pour éluder la plus cruelle difpofition de cette Loi, de marier les enfans à huit, neuf ou dix ans, & quelquefois plus jeunes, afin qu'ils ne fe trouvent pas faire une malheureufe partie de la fucceffion du pere.

Dans les Etats où il n'y a point de Loix fondamentales, lå fucceffion à l'Empire ne fauroit être fixe. La Couronne y eft élective par le Prince dans fa famille, ou hors de fa famille. En vain feroit-il établi que l'aîné fuccéderoit; le Prince en pourroit toûjours choisir un autre. Le fucceffeur eft déclaré par le Prince lui-même, ou par fes Miniftres, ou par une guerre civile. Ainfi cet Etat a une raison de diffolution de plus qu'une Monarchie.

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Chaque Prince de la famille Royale, ayant une égale capacité pour être élû, il arrive que celui qui monte fur le Trône fait d'abord étrangler fes freres, comme en Turquie, ou les fait aveugler, comme en Perfe, ou les rend foux, comme chez le Mogol; ou fi l'on ne prend point ces précautions, comme à Maroc, chaque vacance de Trône eft fuivie d'une affreuse guerre

civile.

Par les Conftitutions de Mofcovie (b), le Czar peut choifir qui il veut pour fon fucceffeur, foit dans fa famille, foit hors de fa famille. Un tel établissement de fucceffion, caufe mille révolutions, & rend le Trône auffi chancelant que la fucceffion eft arbitraire. L'ordre de fucceffion étant une des chofes qu'il importe le plus au Peuple de favoir, le meilleur eft celui qui frappe le plus les yeux, comme la naiffance, & un certain ordre de naiffance. Une telle difpofition arrête les brigues, étouffe l'ambition; on ne captive plus l'efprit d'un Prince foible, & l'on ne fait point parler les mourans.

(a) Recueil des Voyages qui ont fervi a l'étab. de la Comp. des Indes, Tom. I. La Loi du Pégu eft moins cruelle; fi l'on a des enfans, le Roi ne fuccede qu'aux deux

tiers. Ibid. tom. III. pag. r

(b) Voy. les différentes Conftitutions; furtout celle de 1722.

H 3

Lorfque

Lorfque la fucceffion eft établie par une Loi fondamentale, un feul Prince eft le fucceffeur, & fes freres n'ont aucun droit réel ou apparent, de lui difputer la Couronne. On ne peut préfumer ni faire valoir une volonté particuliere du pere. Il n'eft donc pas plus queftion d'arrêter, ou de faire mourir le frere du Roi, quelqu'autre fujet que ce foit.

que

Mais dans les Etats defpotiques, où les freres du Monarque font également fes efclaves & fes rivaux, la prudence veut que l'on s'affure de leurs perfonnes; fur-tout dans les Païs Mahométans où la Réligion regarde la victoire ou le fuccès comme un jugement de Dieu; de forte que perfonne n'y eft Monarque de droit, mais feulement de fait.

L'ambition eft bien plus irritée dans des Etats où des Princes du Sang voyent que s'ils ne montent pas fur le Trône ils feront enfermés ou mis à mort, que parmi nous où les Princes du fang jouiffent d'une condition qui, fi elle n'eft pas fi fatisfaifante pour l'ambition, l'eft peut-être plus pour les defirs modérés.

Les Princes des Etats defpotiques ont toûjours abufé du Mariage. Ils prennent ordinairement plufieurs femmes, fur-tout dans la partie du monde où le defpotisme eft, pour ainfi dire, naturalifé, qui eft l'Afie. Ils en ont tant d'enfans qu'ils ne peuvent guere avoir d'affection pour eux, ni ceux-ci pour leurs freres.

La famille régnante reffemble à l'Etat ; elle eft trop foible & fon chef eft trop fort; elle paroît étendue, & elle fe réduit à rien, Artaxerxès (a) fit mourir tous fes enfans pour avoir conjuré contre lui. Il n'eft pas vrai-femblable que cinquante enfans confpirent contre leur pere, & encore moins qu'ils confpirent parce qu'il n'a pas voulu céder fa concubine à fon fils aîné. Il eft plus fimple de croire qu'il y a là quelque intrigue de ces férails d'Orient, de ces lieux où l'artifice, la méchanceté, la rufe regnent dans le filence, & fe couvrent d'une épaiffe nuit, où un vieux Prince, devenu tous les jours plus imbécille, eft le premier prifonnier du Palais.

Après tout ce que nous venons de dire, il fembleroit que la nature humaine fe foûleveroit fans ceffe contre le Gouvernement defpotique. Mais malgré l'amour des hommes pour la liberté malgré leur haîne contre la violence, la plupart des peuples y font foumis. Cela eft aifé à comprendre. Pour former un Gouvernement modéré, il faut combiner les Puiffances, les régler,

(a) Voy. Juftin.

les

A

les tempérer, les faire agir, donner, pour ainfi-dire, un left à l'une, pour la mettre en état de réfifter à une autre; c'est un chef-d'oeuvre de légiflation, que le hafard fait rarement, & que rarement on laiffe faire à la prudence. Un Gouvernement defpotique au contraire faute, pour ainfi dire, aux yeux; il eft uniforme partout; comme il ne faut que des paffions pour l'établir, tout le monde eft bon pour cela.

CHAPITRE X V.

Continuation du même fujet.

ANS les climats chauds où regne ordinairement le def

plutôt amorties (a); l'efprit y eft plus avancé; les périls de la diffipation des biens y font moins grands; il y a moins de facilité de fe diftinguer, moins de commerce entre les Jeunes-gens renfermés dans la maison; on s'y marie de meilleure heure; on y peut donc être majeur plutôt que dans nos climats d'Europe. En Turquie la majorité commence à quinze ans (b).

La ceffion des biens n'y peut avoir lieu; dans un Gouverne ment où perfonne n'a de fortune affurée, on prête plus à la perfonne qu'aux biens.

Elle entre naturellement dans les Gouvernemens moderés (c) & fur-tout dans les Républiques, à caufe de la plus grande confiance que l'on doit avoir dans la probité des Citoyens, & de la douceur que doit infpirer une forme de Gouvernement que chacun femble s'être donnée lui-mêmc.

Si dans la République Romaine les Légiflateurs avoient établi la Ceffion de biens (d), on ne feroit pas tombé dans tant de féditions & de difcordes civiles, & on n'auroit point essuyé les dangers des maux ni les périls des remedes,

La pauvreté & l'incertitude des fortunes dans les Etats def potiques y naturalifent l'ufure, chacun augmentant le prix de

(a) Voy. le Liv. des Loix dans le rap port avec la nature du climat.

(b) Laguilletiere, Lacédémone ancienne & nouvelle, pag. 463.

(c) Il en eft de même des Atermoye

mens dans les banqueroutes de bonne foi.

(d) Elle ne fut établie que par la Loi Julia, De Ceffione bonorum; on évitoit la priton & la Section ignominieufe des biens."

fon

fon argent à proportion du péril qu'il y a à le prêter. La mifere vient donc de toutes parts dans ces païs malheureux ;tout y est ôté jusqu'à la reffource des emprunts.

Il arrive de-là qu'un Marchand n'y fauroit faire un grand commerce; il vit au jour la journée; s'il fe chargeoit de beaucoup de marchandises, il perdroit plus par les interêts qu'il donneroit pour les payer, qu'il ne gagneroit fur les marchandifes. Auffi les Loix fur le Commerce n'y ont-elles guere de lieu; elles fe réduifent à la fimple police.

Le Gouvernement ne fçauroit être injufte fans avoir des mains qui exercent fes injuftices: or il eft impoffible que ces mains ne s'employent pour elles-mêmes. Le Péculat eft donc naturel dans les Etats defpotiques.

.

Ce crime y étant le crime ordinaire; les confifcations y font utiles. Par-là on confole le Peuple; l'argent qu'on en tire est un tribut considérable que le Prince léveroit difficilement fur des fujets abîmés: il n'y a même dans ces païs aucune famille qu'on yeuille conferver.

Dans les Etats moderés c'eft toute autre chofe. Les confifcations rendroient la propriété des biens incertaine, elles dépouilleroient des enfans innocens, elles détruiroient une famille lorsqu'il ne s'agiroit que de punir un coupable. Dans les Républiques elles feroient le nial d'ôter l'égalité qui en fait l'ame en privant un Citoyen de fon néceffaire phyfique (a).

1.

Une Loi Romaine (b), veut qu'on ne confifque que dans le cas du crime de leze-Majefté au premier chef. Il feroit fouvent très-fage de fuivre l'efprit de cette Loi, & de borner les confifcations à de certains crimes. Dans les Païs où une Coûtume locale a difpofé des propres, Bodin (c), dit très-bien qu'il ne faus droit confifquer que les acquêts.

D

CHAPITRE XVI.

De la communication du Pouvoir.

ANs le Gouvernement defpotique, le Pouvoir paffe tout entier dans les mains de celui à qui on le confie. Le Vizir eft le Defpote lui-même; & chaque Officier particulier eft le

(a) Il me femble qu'on aimoit trop les confifcations dans la République d'Athe

Les

(b) Autentica bona damnatorum. Cod.

de bon. damn.

(c) Liv. V. ch. 3、

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