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CHAPITRE X V.

Influence du Gouvernement Domestique fur le Politique.

C

E changement des mœurs des femmes influera fans doute beaucoup dans le Gouvernement de Mofcovie. Tout eft extrèmement lié : le Defpotifie du Prince s'unit naturellement avec la fervitude des femmes, la liberté des femmes avec l'ef prit de la Monarchie.

CHAPITRE XVI.

Comment quelques Législateurs ont confondu les principes qui gouvernent les hommes.

L

Es mœurs & les manieres font des ufages que les Loix n'ont point établis; ou n'ont pas pu, ou n'ont pas voulu établir. Il y a cette différence entre les loix & les mœurs, que les loix reglent plus les actions du Citoyen, & que les mœurs reglent plus les actions de l'homme. Il y a cette différence entre les mœurs & les manieres, que les premieres regardent plus la conduite intérieure, les autres l'extérieure.

Quelquefois dans un Etat ces chofes (a) fe confondent. Lycurgue fit un même Code pour les loix, les mœurs & les manieres; & les Légiflateurs de la Chine en firent de même.

Il ne faut pas être étonné fi les Législateurs de Lacédémone & de la Chine confondirent les loix, les moeurs & les manieres: c'est que les mœurs repréfentent les loix, & les manieres représentent les mœurs.

Les Légiflateurs de la Chine avoient pour principal objet de faire vivre leur peuple tranquile; ils voulurent que les hommes fe refpectaffent beaucoup, que chacun fentît à tous les inftans qu'il devoit beaucoup aux autres, qu'il n'y avoit point de Citoyen qui ne dépendît à quelqu'égard d'un autre Citoyen. Ils donne

(a) Moïfe fit un même Code pour les mains confondirent les coûtumes ancien Loix & la Religion. Les premiers Ro- nes avec les Loix.

rent

rent donc aux regles de la civilité la plus grande étendue.

à

Ainfi chez les peuples Chinois on vit les gens (a) de village obferver entr'eux des cérémonies comme les gens d'une condidition relevée, moyen très-propre à infpirer de la douceur, maintenir parmi le peuple la paix & le bon ordre, & à ôter tous les vices qui viennent d'un efprit dur. En effet s'affranchir des regles de la civilité, n'eft-ce pas chercher le moyen de mettre fes défauts plus à l'aife?

La civilité vaut bien mieux à cet égard que la politeffe. La politeffe flate les vices des autres, & la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour : c'eft une barriere que les hommes mettent entr'eux pour s'empêcher de fe corrompre.

Lycurgue dont les inftitutions étoient dures, n'eut point la civilité pour objet lorsqu'il forma les manieres ; il eut en vûe cet efprit belliqueux qu'il vouloit donner à fon peuple. Des gens toûJours corrigeans ou toûjours corrigés, qui inftruifoient toûjours & étoient toujours inftruits, également fimples & rigides, exerçoient plutôt entr'eux des vertus qu'ils n'avoient des égards

L

CHAPITRE XVII.

Propriété particuliere au Gouvernement de la Chine.

Es Légiflateurs de la Chine firent plus (b); ils confondirent la Religion, les Loix, les mœurs & les manieres; tout cela fut la Morale, tout cela fut la Vertu. Les préceptes qui regardoient ces quatre points furent ce que l'on appella les Rites. Ce fut dans l'obfervation exacte de ces Rites que le Gouvernement Chinois triompha. On paffa toute fa jeuneffe à les apprendre, toute fa vie à les pratiquer. Les Lettrés les enfeignerent, les Magiftrats les prêcherent; & comme ils enveloppoient toutes les petites actions de la vie, lorfqu'on trouva le moyen de les faire obferver exactement, la Chine fut bien gouvernée.

Deux chofes ont pu aifément graver les Rites dans le cœur & lefprit des Chinois; l'une la difficulté de l'écriture, qui a fait que pendant une très-grande partie de la vie l'efprit en a été unique

(a) Voy. le P. Duhalde.

P. Duhalde nous a donné de fi beaux mor

(b) Voy. les Livres Claffiques, dont le ceaux,

ment

ment (a) occupé, parce qu'il a fallu apprendre à lire dans les livres & pour les livres qui les contenoient; l'autre que les préceptes des Rites n'ayant rien de fpirituel, mais fimplement des regles d'une pratique commune, il eft plus aisé d'en convaincre & d'en frapper les efprits que d'une chofe intellectuelle.

Les Princes qui au lieu de gouverner par les Rites, gouvernerent par la force des fupplices, voulurent faire faire aux fupplices ce

qui n'eft pas dans leur pouvoir, qui eft de donner des mœurs. Les fupplices retrancheront bien de la Société un Citoyen, qui, ayant perdu fes mœurs viole les Loix; mais fi tout le monde a perdu fes mœurs, les rétabliront-ils? Les fupplices arrêteront bien plufieurs conféquences du mal général, mais ils ne corrigeront pas ce mal. Auffi quand on abandonna les principes du Gouvernement Chinois, quand la Morale y fut perdue, l'Etat tomba dans l'Anarchie, & l'on vit des révolutions.

CHAPITRE XVIII.

Conféquences du Chapitre précédent.

L réfulte de-là que la Chine ne perd point fes Loix par la conquête. Les manieres, les mœurs, les Loix, la Religion y étant la même chose, on ne peut changer tout cela à la fois; & comme il faut que le vainqueur ou le vaincu changent, il a toûjours fallu à la Chine que ce fût le vainqueur. Car les mœurs n'étant point fes manieres, fes manieres fes Loix, fes Loix fa Religion, il a été plus aifé qu'il fe pliât peu-à-peu au peuple vaincu, que le peuple vaincu à lui.

Il fuit encore de-là une chofe bien trifte; c'eft qu'il n'eft prefque pas poffible que le Chriftianisme s'établisse jamais à la (b) Chine. Les vœux de virginité, les assemblées des femmes dans les Eglifes, leur communication néceffaire avec les Miniftres de la Religion, leur participation aux Sacremens, la Confeffion auriculaire, l'extrème-onation, le mariage d'une feule femme, tout cela renverfe les mœurs & les manieres du pays, & frappe encore du même coup fur la Religion & fur les Loix.

(c) C'est ce qui a établi l'émulation, la fuite de l'oifiveté & l'eftime pour le favoir. (b) Voy. les raifons données par les Ma

giftrats Chinois dans les Decrets par lef quels ils profcrivent la Religion Chrétienne, Lettres édif. 17. Recueil.

La

La Religion Chrétienne par l'établissement de la charité, p un culte public, par la participation aux mêmes facremens, ferble demander que tout s'uniffe; les Rites des Chinois fembler: ordonner que tout fe fépare.

CHAPITRE XIX.

Comment s'eft faite cette union de la Religion, des Loix, des mœurs & des manieres chez les Chinois.

L

Es Légiflateurs de la Chine eurent pour principal objet du Gouvernement la tranquilité de l'Empire. La fubordination leur parut le moyen le plus propre à la maintenir. Dans cette idée ils crurent devoir infpirer le refpect pour les peres, & ils ramafferent toutes leurs forces pour cela. Ils établirent une infinité de rites & de cérémonies, pour les honorer pendant leur vie & après leur mort. Il étoit impoffible de tant honorer les peres morts, morts, fans être porté à les honorer vivans. Les cérémonies pour les peres morts avoient plus de rapport à la Religion, celles pour les peres vivans avoient plus de rapport aux Loix, aux moeurs & aux manieres: mais ce n'étoit que les parties d'un même Code, & ce Code étoit très-étendu.

Le refpect pour les peres étoit néceffairement lié avec tout ce qui repréfentoit les peres, les vieillards, les maîtres, les Magiftrats, l'Empereur. Ce refpect pour les peres fuppofoit un retour d'amour pour les enfans, & par conféquent le même retour des vieillards aux jeunes gens, des Magiftrats à ceux qui leur étoient foûmis, de l'Empereur à fes fujets. Tout cela formoit les rites, ces rites l'efprit général de la Nation.

&

On va fentir le rapport que peuvent avoir avec la conflitution fondamentale de la Chine, les chofes qui paroiffent les plus indifférentes. Cet Empire eft formé fur l'idée du Gouvernement d'une famille. Si vous diminuez l'autorité paternelle, ou même fi vous retranchez les cérémonies qui expriment le respect que l'on a pour elle, vous affoibliffez le refpect pour les Magiftrats qu'on regarde comme des peres; les Magiftrats n'auront plus le même foin pour les peuples qu'ils doivent confidérer comme des enfans; ce rapport d'amour qui eft entre le Prince & les fujets,

Partie 1.

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fe perdra auffi peu à peu. Retranchez une de ces pratiques, & vous ébranlez l'Etat. Ileft fort indifférent en foi que tous les ma tins une belle-fille fe leve pour aller rendre tels & tels devoirs à fa belle-mere: mais fi l'on fait attention que ces pratiques extérieures rappellent fans ceffe à un fentiment qu'il eft néceffaire d'imprimer dans tous les cœurs, & qui va de tous les cours former l'esprit qui gouverne l'Empire, l'on verra qu'il eft néceffaire qu'une telle ou une telle action particuliere fe faffe.

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Explication d'un paradoxe fur les Chinois.

E qu'il y a de fingulier, c'eft que les Chinois dont la vie eft entierement dirigée par les rites, font neantmoins le peuple le plus fourbe de la terre. Cela paroît furtout dans le Commerce, qui n'a jamais pû leur infpirer la bonne foi qui fui eft naturelle. Celui qui achete doit porter (a) fa propre balance; chaque Mar chand en ayant trois, une forte pour acheter, une légere pour vendre, & une jufte pour ceux qui font fur leurs gardes. Je crois pouvoir expliquer cette contradiction.

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Les Légiflateurs de la Chine ont eu deux objets; ils ont voulu que le Peuple fût foûmis & tranquile, & qu'il fût laborieux & industrieux. Par la nature du climat & du terrain il a une vie précaire; on n'y eft affuré de fa vie qu'à force d'industrie & de travail. * Quand tout le monde obéit & que tout le monde travaille P'Etat eft dans une heureufe fituation. C'eft la néceffité & peut être la nature du climat, qui ont donné à tous les Chinois une avidité inconcevable pour le gain, & les Loix n'ont pas fongé à l'arrêter. Tout a été défendu quand il été queftion d'acquérir par violence; tout a été permis quand il s'eft agi d'obtenir par artifice ou par induftrie. Ne comparons donc pas la Morale des Chinois avec celle de l'Europe. Chacun à la Chine a dû être attentif à ce qui lui étoit utile: fi le fripon a veillé à fes intérêts, celui qui eft dupe devoit penfer aux fiens. A Lacédémone il étoit permis de voler, à la Chine il eft permís de tromper.

(a) Journal de Lange en 1721. & 1722. Tom. VIII, des Voyages du Nord, pag. 3.63.

CHAPITRE

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