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Sénateurs. Quand les Gracques priverent les Sénateurs de la puiffance de juger (a), le Sénat ne put plus réfifter au peuple. Ils choquerent donc la liberté de la Conftitution pour favorifer la liberté du Citoyen: mais celle-ci fe perdit avec celle-là.

Il en résulta des maux infinis. On changea la Conftitution dans un tems, où dans le feu des difcordes civiles il y avoit à peine une Conftitution. Les Chevaliers ne furent plus cet Ordre moyen qui uniffoit le Peuple au Sénat, & la chaîne de la Conftitution fut rompue.

Il y avoit même des raifons particulieres qui devoient empêcher de tranfporter les jugemens aux Chevaliers. La Conftitution de Rome étoit fondée fur ce principe, que ceux-là devoient être foldats qui avoient affez de bien pour répondre de leur conduite à la République. Les Chevaliers comme les plus riches formoient la Cavalerie des légions. Lorfque leur dignité fut augmentée, ils ne voulurent plus fervir dans cette milice; il fallut lever une autre cavalerie; Marius prit toute forte de gens dans les légions, & la République fut perdue (b).

De plus les Chevaliers étoient les Traitans de la République; ils étoient avides, ils femoient les malheurs dans les malheurs & faifoient naître les befoins publics des befoins publics. Bien. loin de donner à de telles gens la puiffance de juger, il auroit fallu qu'ils euffent été fans ceffe fous les yeux des Juges. Il faut dire cela à la loüange des anciennes Loix Françoifes; elles ont ftipulé avec les gens d'affaire avec la méfiance que l'on garde. à des ennemis. Lorfque à Rome les jugemens furent tranfportés aux Traitans, il n'y eut plus de Vertu, plus de Police, plus. de Loix, plus de Magiftrature, plus de Magiftrats.

On trouve une peinture bien naïve de ceci dans quelques. fragmens de Diodore de Sicile & de Dion. « Mutius Scévo«la, dit Diodore (c), voulut rappeller les anciennes mœurs &. vivre de fon bien propre avec frugalité & intégrité. Car fes prédéceffeurs ayant fait une fociété avec les Traitans qui avoient. pour lors les jugemens à Rome, ils avoient rempli la Provin «ce de toutes fortes de crimes. Mais Scévola fit justice des Pu«blicains, & fit mener en prifon ceux qui y traînoient les au

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«tres. >>

(a) En l'an 630.

(c) Fragment de cet Auteur, Liv.. (b) Capite cenfos plerofque. Sallufte, XXXVI. dans le Recueil de Conftantin, Guerre de Jugurtha. Porphyrogenete des Vertus & des Vices..

pro

: Dion nous dit (a) que Publius Rutilius fon Lieutenant, qui n'étoit pas moins odieux aux Chevaliers, fut accufé à fon retour d'avoir reçu des préfens, & fut condamné à une amende. Il fit fur le champ ceffion de biens. Son innocence parut en ce que l'on lui trouva beaucoup moins de bien qu'on ne l'accufoit d'en avoir volé, & il montroit les titres de fa priété; il ne voulut plus refter dans la ville avec de telles gens. Les Italiens, dit encore Diodore (b), achetoient en Sicile des troupes d'efclaves pour labourer leurs champs, & avoir foin de leurs troupeaux ; ils leur refufoient la nourriture. Ces malheureux étoient obligés d'aller voler fur les grands chemins armés de lances & de maffues, couverts de peaux de bêtes, de grands chiens autour d'eux. Toute la Province fut dévastée, & les gens du pays ne pouvoient dire avoir en propre que ce qui étoit dans l'enceinte des Villes. Il n'y avoit ni Proconful ni Préteur, qui pût qu voulût s'opposer à ce défordre, & qui ofat punir ces efclaves, parce qu'ils appartenoient aux Chevaliers qui avoient à Rome les jugemens (c). Ce fut pourtant une des caufes de la guerre des efclaves. Je ne dirai qu'un mot. Une profeffion qui n'a ni ne peut avoir d'objet que le gain, une profeffion qui demandoit toûjours & à qui on ne demandoit rien, une profeffion fourde & inexorable; qui appauvriffoit les richeffes & la misere même, ne devoit point avoir à Rome les juge

mens.

C

CHAPITRE XI X.

Du Gouvernement des Provinces Romaines.

'EST ainfi que les trois pouvoirs furent diftribués dans la Ville. Mais il s'en faut bien qu'ils le fuffent de même dans les Provinces. La liberté étoit dans le centre, & la tyrannie aux extrémités.

Pendant que Rome ne domina que dans l'Italie, les peu

(a) Fragment de fon Hiftoire tiré de L'Extrait des Vertus & des Vices,

(b) Fragment du Liv. XXXIV. dans PExtrait des Vertus & des Vices.

(a) Penes quos Romæ tum judicia erant,

atque ex equeftri ordine folerent fortitò judices eligi in caufa Prætorum & Proconfu lum quibus poft administratam Provinciam dies dicta erat.

Z3

ples

ples furent gouvernés comme des Confédérés. On fuivoit les Loix de chaque République. Mais lorfqu'elle conquit plus loin, que le Sénat n'eut pas immédiatement l'oeil fur les Provinces, que les Magiftrats qui étoient à Rome ne purent plus gouverner l'Empire, il fallut envoyer des Préteurs & des Proconfuls. Pour lors cette harmonie des trois pouvoirs ne fut plus. Ceux qu'on envoyoit avoient une puiffance qui réuniffoit celle de toutes les Magiftratures Romaines; que dis-je? celle même du Sénat, celle même du Peuple (a). C'étoient des Magiftrats Defpotiques, qui convenoient beaucoup à l'éloignement des lieux. où ils étoient envoyés. Ils exerçoient les trois pouvoirs; ils étoient fi j'ofe me fervir de ce terme, les Bachas de la République. Nous avons dit ailleurs que le même Magiftrat dans la République doit avoir la puiffance exécutrice, civile & militaire. Cela fait qu'une République qui conquiert, ne peut guere communiquer fon Gouvernement & régir l'Etat conquis felon la forme de fa Conftitution. En effet le Magiftrat qu'elle envoie pour gouverner, ayant la puissance exécutrice, civile & militaire, il faut bien qu'il ait auffi la puiffance légiflative; car qui eft-ce qui feroit des Loix fans lui? Il faut auffi qu'il ait la puiffance de juger: car qui eft-ce qui jugeroit indépendamment de lui? Il faut donc que le Gouverneur qu'elle envoie ait les trois pouvoirs, comme cela fut dans les Provinces Romaines.

Une Monarchie peut plus aifément communiquer fon Gouvernement, parce que les Officiers qu'elle envoye ont, les uns la puiffance exécutrice civile, & les autres la puiffance exécutrice militaire; ce qui n'entraîne pas après foi le Defpotisme.

C'étoit un Privilége d'une grande conféquence pour un Citoyen Romain, de ne pouvoir être jugé que par le peuple. Sans cela il auroit été foumis dans les Provinces au pouvoir arbitraire d'un Proconful ou d'un Propréteur. La Ville ne fentoit point la tyrannie qui ne s'exerçoit que fur les Nations affujet

ties.

Ainfi dans le monde Romain, comme à Lacédémone, ceux qui étoient libres étoient extrèmement libres, & ceux qui étoient efclaves étoient extrèmement efclaves.

Pendant que les Citoyens payoient des tributs, ils étoient levés avec une équité très-grande. On fuivoit l'établissement

(a) Ils faifoient leurs Edits en entrant dans les Provinces,

de

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de Servius-Tullius, qui avoit diftribué tous les Citoyens en fix claffes felon l'ordre de leurs richeffes, & fixé la part de l'impôt à proportion de celle que chacun avoit dans le Gouvernement. Il arrivoit de-là qu'on fouffroit la grandeur du Tribut à cause de la grandeur du crédit, & que l'on fe confoloit de la petitesse du crédit par la petiteffe du tribut.

Il y avoit encore une chofe admirable, c'eft que la divifion de Servius-Tullius par claffes étant, pour ainfi-dire, le principe fondamental de la Conftitution, il arrivoit que l'équité dans la levée des tributs tenoit au principe fondamental du Gouvernement, & ne pouvoit être ôtée qu'avec lui.

par

Mais pendant que la Ville payoit les tributs fans peine, ou n'en payoit point du tout (a), les Provinces étoient désolées les Chevaliers qui étoient les Traitans de la République. Nous avons parlé de leurs vexations, & toute l'Histoire en eft plei

ne.

«Toute l'Afie m'attend comme fon libérateur, difoit Mithri« date (b); tant ont excité de haine contre les Romains les rapines des Proconfuls (c), les exécutions des d'affaires & gens les calomnies des jugemens (d)».

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Voilà ce qui fit que la force des Provinces n'ajoûta rien à la force de la République, & ne fit au contraire que l'affoiblir. Voilà ce qui fit que les Provinces regarderent la perte de la liberté de Rome comme l'époque de l'établissement de la leur.

CHAPITRE XX.

Fin de ce Livre.

E voudrois rechercher dans tous les Gouvernemens modérés que nous connoiffons, quelle eft la diftribution des trois pouvoirs, & calculer par-là les degrés de liberté dont chacun d'eux peut jouir. Mais il ne faut pas toûjours tellement épuifer un fujet qu'on ne laiffe rien à faire au Lecteur. Il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire penser.

(a) Après la conquête de la Macédoine, les tributs cefferert à Rome.

(b) Harangue tirée de Trogue Pompée, rapportée par Justin, Liv. XXXVIII,

(c) Voy. les Oraifons contre Verrés. (d) On fait quel fut le tribunal de Varus qui fit révolter les Germains.

LIVRE DOUZIE ME.

Des Loix qui forment la Liberté politique dans fon rapport avec le Citoyen.

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CHAPITRE PREMIER.

Idée de ce Livré.

affez d'avoir traité de la Liberté politique dans fon rapport avec la Conftitution; il faut la faire voir dans le rapport qu'elle a avec le Citoyen.

J'ai dit que dans le premier cas elle eft formée par une certaine diftribution des trois pouvoirs : mais dans le fecond il faut la confidérer fous une autre idée. Elle confifte dans la fûreté, ou dans l'opinion que l'on a de fa fùreté.

Il pourra arriver que la Conftitution fera libre, & que le Citoyen ne le fera point. Le Citoyen pourra être libre, & la Conftitution ne l'être pas. Dans ces cas, la Conftitution fera libre de droit & non de fait, le Citoyen fera libre de fait & non pas de droit.

Il n'y a que la difpofition des Loix, & même des Loix fondamentales, qui forme la liberté dans fon rapport avec lą Conftitution. Mais dans le rapport avec le Citoyen; des mœurs, des manieres, des exemples reçus peuvent la faire naître, & de certaines Loix civiles la favorifer, comme nous allons voir dans ce Livre-ci.

De plus, dans la plupart des Etats, la liberté étant plus gênée, choquée ou abattue, que leur Conftitution ne le demande, il eft bon de parler des Loix particulieres qui dans chaque Conftitution peuvent aider ou choquer le principe de la liberté dont chacun d'eux peut être fufceptible.

CHAPITRE

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