Page images
PDF
EPUB

Magiftrats de toutes les Claffes, il n'arriva jamais, dit Xenophon (a), que le bas-Peuple demandât celles qui pouvoient intéreffer fon Salut ou fa Gloire.

Comme la plupart des Citoyens, qui ont affez de fuffifance pour élire, n'en ont pas affez pour être élûs; de même le Peuple, qui a affez de capacité pour fe faire rendre compte de la geftion des autres, n'eft pas propre à gérer par lui-même.

Il faut que les affaires aillent, & qu'elles aillent un certain mouvement qui ne foit ni trop lent ni trop vite. Mais le Peuple a toûjours trop d'action ou trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il renverse tout; quelquefois avec cent mille pieds il ne va que comme les Infectes.

750

Dans l'Etat populaire on divife le Peuple en de certaines Claffes. C'eft dans la maniere de faire cette divifion, que les Grands Légiflateurs fe font fignalés; & c'eft de-là, qu'ont toûjours dépendu & la durée de la Démocratie, & fa profpérité.

Servius-Tullius fuivit dans la compofition de fes Claffes, l'efprit de l'Ariftocratie. Nous voyons dans Tite-Live (b) & dans Denis-d'Halicarnaffe (c), comment il mit le Droit de fuffrage entre les mains des principaux Citoyens. Il avoit divifé le Peuple de Rome en cent quatre-vingts treize Centuries, qui formoient fix Claffes; & mettant les Riches, mais en plus petit nombre, dans les premieres Centuries; les moins riches, mais en plus grand nombre, dans les fuivantes; il jetta toute la foule des Indigens dans la derniere; & chaque Centurie n'ayant qu'une voix (d); c'étoient les moyens & les richeffes qui donnoient le fuffrage plutôt que les perfonnes.

Solon divifa le Peuple d'Athénes en quatre Claffes. Conduit par l'efprit de la Démocratie, il ne les fit pas pour fixer ceux qui devoient élire, mais ceux qui pouvoient être élûs, & laiffant à cha que Citoyen le Droit d'Election, il voulut (e) que dans chacune de ces quatres Claffes on pût élire des Juges; mais que ce ne fût que dans les trois premieres, où étoient les Citoyens aifés, qu'on pût prendre les Magistrats.

(a) Pages 691. & 692. Edition de We- de leur Décadence, Chap. IX. comment chelius de l'an 1596.

(b) Liv. I.

(c) Liv. IV. art. 15. & fuiv.

(d) Voy. dans les Confidérations fur les Caufes de la Grandeur des Romains &

cet efprit de Servius-Tullius fe conferva dans la République.

(e) Denis d'Halicar. éloge d'Ifocrate, pag. 97. tom. 2. Edition de Wechelius. Pollux Liv, 8. Chap. 10. Art. 130..

Comme

[ocr errors]

Comme la divifion de ceux qui ont droit de Suffrage, eft, dans la République, une Loi fondamentale; la maniere de le donner eft une autre Loi fondamentale.

Le Suffrage par le Sert eft de la nature de la Démocratie; le Suffrage par Choix eft de celle de l'Ariftocratie.

Le Sort eft une façon d'élire qui n'afflige perfonne; il laisse à chaque Citoyen une espérance raisonnable de fervir fa Patrie. Mais comme il eft défectueux par lui-même, c'eft à le régler & à le corriger que les grands Légiflateurs fe font furpaffés.

Solon établit à Athénes que l'on nommeroit par choix à tous les Emplois militaires, & que les Sénateurs & les Juges feroient élûs par le Sort.

Il voulut que l'on donnât par choix les Magiftratures Civiles qui exigeoient une grande dépenfe, & que les autres fuffent don nées par le fort.

Mais pour corriger le Sort, il régla qu'on ne pourroit élire que dans le nombre de ceux qui fe préfenteroient; que celui qui auroit été élû feroit examiné par des Juges, (a) & que chacun pourroit l'accufer d'en être indigne; (b) cela tenoit en même tems du fort & du choix. Quand on avoit fini le tems de fa Magiftrature, il falloit effuyer un autre jugement fur la maniere dont on s'étoit comporté. Les gens fans capacité devoient avoir bien de la répugnance à donner leur nom pour être tirés au fort.

La Loi qui fixe la maniere de donner les billets de fuffrage est encore une Loi fondamentale dans la Démocratie. C'eft une grande queftion fi les fuffrages doivent être publics ou fecrets. Ciceron (c) écrit que les Loix (d) qui les rendirent secrets dans les derniers tems de la République Roniaine furent une des grandes caufes de fa chûte. Comme ceci fe pratique diversement dans différentes Républiques, voici, je crois, ce qu'il en faut penfer.

Sans doute que, lorfque le Peuple donne ses fuffrages, ils doivent être publics; (e) & ceci doit être regardé comme une Loi fondamentale de la Démocratie. Il faut que le petit Peuple foit éclairé par les Principaux & contenu par la gravité de certains Per

(a) Voyez l'Oraifon de Démofthene de falfa legat. & l'Oraifon contre Timarque. (b) On tiroit même pour chaque place deux billets, l'un qui donnoit la place, l'autre qui nommoit celui qui devoit fuccéder, en cas que le premier fût rejetté. (c) Liv. I. & III, des Loix,

(d) Elles s'appelloient Lois Tabulaires; on donnoit à chaque Citoyen deux Tables, la premiere marquée d'un A, pour dire Antiquo, l'autre d'un U & d'une R', uti rogas.

(e) A Athenes on levoit les mains.
B 2

fonnages

fonnages Ainfi dans la République Romainc en rendant les fuffrages fecrets on détruifit tout; il ne fut plus poffible d'éclairer une Populace qui fe perdoit. Mais lorsque dans une Ariftocratie le Corps des Nobles donne les fuffrages, (a) ou dans une Démocratie le Sénat, (b) comme il n'eft là queftion que de prévenir les brigues, les fuffrages ne fauroient être trop fecrets.

La brigue eft dangereufe dans un Sénat; elle eft dangereufe dans un Corps de Nobles; elle ne l'eft pas dans le Peuple dont la nature eft d'agir par paffion. Dans les Etats où il n'a point de part au Gouvernement, il s'échauffera pour un Acteur, comme il auroit fait pour les affaires. Le malheur d'une République, c'eft lors qu'il n'y a plus de brigues; & cela arrive lors qu'on a corrompu le Peuple à prix d'argent, il devient de fang-froid, il s'affectionne à l'argent, mais il ne s'affectionne plus aux affaires : Sans fouci du Gouvernement & de ce qu'on y propose, il attend tranquillement fon falaire.

1

C'est encore une Loi fondamentale de la Démocratie que le Peuple feul faffe des Loix; il y a pourtant mille occafions où il est néceffaire que le Sénat puiffe ftatuer, il est même souvent à propos d'effayer une Loi avant de l'établir. La Constitution de Rome & celle d'Athenes étoient très-fages. Les Arrêts (c) du Sénat avoient force de Loi pendant un an, ils ne devenoient perpétuels que par la volonté du Peuple.

CHAPITRE III.

Des Loix relatives à la nature de l'Ariftocratie.

ANS l'Ariftocratie la Souveraine Puiffance eft entre les

Dmains d'un certain nombre de Perfonnes. Ce font celles qui

font les Loix & qui les font exécuter, & le refte du Peuple n'eft tout au plus à leur égard, que comme dans une Monarchie les Sujets font à l'égard du Monarque.

On n'y doit point donner le fuffrage par fort, on n'en auroit que les inconvéniens. En effet, dans un Gouvernement qui a

[merged small][ocr errors][merged small][merged small]

déjà établi les distinctions les plus affligeantes, quand on feroit choifi par le fort, on n'en feroit pas moins odieux; c'est le Noble qu'on envie & non pas le Magiftrat.

Lorfque les Nobles font en grand nombre, il faut un Sénat qui regle les Affaires que le Corps des Nobles ne fauroit décider & qui prépare celles dont il décide. Dans ce cas on peut dire que l'Ariftocratie eft en quelque forte dans le Sénat, la Démocratie dans le Corps des Nobles, & que le Peuple n'est rien.

Ce fera une chose très-heureuse dans l'Ariftocratie, fi par quel que voie indirecte on fait fortir le Peuple de fon anéantiflement: ainfi à Genes la Banque de Saint-George qui eft dirigée par le Peuple lui donne une certaine influence dans le Gouvernement, qui en fait toute la profpérité.

Les Sénateurs ne doivent point avoir le droit de remplacer ceux qui manquent dans le Sénat, rien ne feroit plus capable de perpétuer les abus. A Rome, qui fut dans les premiers tems une ef péce d'Ariftocratie, le Sénat ne fe fuppléoit pas lui-même, les Sénateurs nouveaux étoient nommés( a ) par les Cenfeurs.

Une Autorité exorbitante donnée tout-à-coup à un Citoyen dans une République forme une Monarchie ou plus qu'uné Monarchie. Dans celle-ci les Loix ont pourvû à la Conftitution ou s'y font accommodées; le Principe du Gouvernement arrête le Monarque: mais dans une République où un Citoyen fe fait donner (b) un Pouvoir exorbitant, l'abus de ce pouvoir eft plus grand, parce que les Loix qui ne l'ont point prévû n'ont rien fait pour l'arrêter.

L'exception à cette régle eft lorfque la Conftitution de l'Etat eft telle qu'il a befoin d'une Magiftrature qui ait un Pouvoir exorbitant. Telle étoit Rome avec fes Dictateurs, telle eft Venife avec fes Inquifiteurs d'Etat; ce font des Magiftratures terribles qui ramennent violemment l'Etat à la Liberté. Mais d'où vient que ces Magiftratures fe trouvent fi différentes dans ces deux Républiques? C'est que Rome défendoit les reftes de fon Ariftocratie contre le Peuple, au lieu que Venise fe fert de fes Inquifiteurs d'Etat pour maintenir fon Ariftocratie contre les Nobles. De la il fuivoit qu'à Rome la Dictature ne devoit durer que peu de tems, parce que le Peuple agit par fa fougue & non pas par fes deffeins.

(4) Ils le furent d'abord par les Confuls. (b) C'eft ce qui renverfa la République Romaine. Voy. les Confidérations fur les

Caufes de la Grandeur des Romains & de de leur Décadence. -**

Il falloit que cette Magiftrature s'exerçât avec éclat, parce qu'il s'agiffoit d'intimider le Peuple & non pas de le punir; que le Dictateur ne fut créé que pour une feule Affaire, & n'eût une autorité fans bornes qu'à raifon de cette Affaire, parce qu'il étoit toûjours créé pour un cas imprévû. A Venife, au contraire, il faut une Magiftrature permanente; c'eft là que les deffeins peuvent être commencés, fuivis, fufpendus, repris; que l'ambition d'un feul devient celle d'une Famille, & l'ambition d'une Famille celle de plufieurs. On a besoin d'une Magiftrature cachée, parce les crimes qu'elle punit, toûjours profonds, fe forment dans le fecret & dans le filence. Cette Magiftrature doit avoir une Inquifition générale, parce qu'elle n'a pas à arrêter les maux que l'on connoît, mais à prévenir même ceux qu'on ne connoît pas. Enfin cette derniere eft établie pour venger les crimes qu'elle foupçonne, & la premiere employoit plus les menaces que les punitions pour les crimes, même avoués par leurs Auteurs.

la

Dans toute Magiftrature, il faut compenfer la grandeur de la Puiffance la brieveté de fa durée. Un an eft le tems que par plupart des Légiflateurs ont fixé, un tems plus long feroit dangereux, un plus court feroit contre la nature de la chofe. Qui eft-ce qui voudroit gouverner ainfi fes affaires domeftiques? A Ragufe (a) le Chef de la République change tous les mois, les autres Officiers toutes les femaines, le Gouverneur du Château tous les jours. Ceci ne peut avoir lieu que dans une petite République (6) environnée de Puiffances formidables qui corromproient aisément de petits Magiftrats.

La meilleure Ariftocratie eft celle où la partie du Peuple qui n'a point de part à la Puiffance eft fi petite & fi pauvre, que la par tie dominante n'a aucun intérêt à l'opprimer. Ainsi quand Antipater (c) établit à Athenes que ceux qui n'auroient pas deux mille drachmes, feroient exclus du Droit de fuffrage; il forma la meilleure Ariftocratie qui fut poffible, parce que ce Cens étoit si petit qu'il n'excluoit que peu de gens, & perfonne qui eût quelque confidération dans la Cité. Les familles Ariftocratiques doivent donc être Peuple, autant qu'il eft poffible. Plus une Ariftocratie approchera de la Démocratie, plus elle fera parfaite, & elle le deviendra moins à mesure qu'elle approchera de la Monarchie, (c) Diodore, Liv. XVIII. pag. 601. Edi

(a) Voyages de Tournefort.

(b) A Lucques les Magiftrats ne font tion de Rhodoman. établis que pour deux mois.

La

« PreviousContinue »