Page images
PDF
EPUB

dégoûtant ou épouvantable; point de colonnades, d'arcs de triomphe, d'hôpitaux ni de prisons; point d'affreux gibets sur les collines, à l'entrée de leurs bourgs; mais un pont sur un torrent, un puits au milieu d'une plaine aride, un bocage d'arbres fruitiers sur une montagne inculte, autour d'un petit temple dont le péristyle sert d'abri aux voyageurs, annoncent, dans les lieux les plus déserts, l'humanité des habitants. Des inscriptions simples sur l'écorce d'un hêtre, ou sur un rocher brut, conservent à la postérité la mémoire des grands citoyens et le souvenir des bonnes actions. Au milieu de ces mœurs bienfaisantes, la religion parle à tous les cœurs un langage inaltérable. Il n'y a pas une montagne ni un fleuve qui ne soit consacré à un dieu, et qui n'en porte le nom; pas une fontaine qui n'ait sa naïade; pas une fleur ni un oiseau qui ne soit le résultat de quelque ancienne et touchante métamorphose. Toute la physique y est en sentiments religieux, et toute la religion en monuments de la nature. La mort même, qui empoisonne tant de plaisirs, n'y offre que des perspectives consolantes. Les tombeaux des ancêtres sont au milieu des bocages de myrtes, de cyprès et de sapins. Leurs descendants, dont ils se sont fait chérir pendant leur vie, viennent, dans leurs plaisirs ou leurs peines, les décorer de fleurs et invoquer leurs mânes, persuadés qu'ils président toujours à leurs destins. Le passé, le présent, l'avenir, lient tous les membres de cette société des chaînons de la loi naturelle; en sorte qu'il est également doux d'y vivre et d'y mourir.

Telle fut l'idée vague que je donnai du dessein de mon ouvrage à Jean-Jacques. Il en fut enchanté. Nous en fimes plus d'une fois, dans nos promenades, le sujet de nos plus douces conversations. Il imaginait quelquefois des incidents d'une 'simplicité piquante, dont je tirais parti. Un jour même il m'engagea à en changer tout le plan. « Il faut, me dit-il, supposer une action principale dans votre histoire, telle que celle d'un homme qui « voyage pour connaitre les hommes ; il en naîtra des événements « variés et agréables : de plus, il faut opposer à l'état de nature des peuples d'Arcadie l'état de corruption d'un autre peuple, afin « de faire sortir vos tableaux par des contrastes. »>

[ocr errors]
[ocr errors]

Ce conseil fut pour moi un rayon de lumière qui en produisit un autre; ce fut, avant tout, d'opposer à ces deux tableaux celui

de barbarie d'un troisième peuple, afin de représenter les trois états successifs par où passent la plupart des nations celui de barbarie, de nature et de corruption. J'eus ainsi une harmonie complète des trois périodes ordinaires aux sociétés humaines.

Pour représenter un état de barbarie, je choisis la Gaule, comme un pays dont les commencements en tout genre devaient lo plus nous intéresser, parce que le premier état d'un peuple influe sur toutes les périodes de sa durée, et se fait sentir jusque dans sa décadence, comme l'éducation que reçoit un homme dès la mamelle influe jusque sur sa décrépitude. Il semble même qu'à cette dernière époque les habitudes de l'enfance reparaissent avec plus de force que celles du reste de la vie, ainsi que je l'ai observé dans les Études précédentes. Les premières impressions effacent les dernières. Le caractère des nations se forme dès le berceau ainsi que celui de l'homme. Rome, dans sa décadence, conserva l'esprit de domination universelle qu'elle avait eu dès son origine.

[ocr errors]

Je trouvai les principaux caractères des mœurs et de la religion des Gaulois tout tracés dans les Commentaires de César, dans -Plutarque, dans les Mœurs des Germains de Tacite, et dans divers traités modernes de la mythologie des peuples du nord.

Je reculai plusieurs siècles avant Jules César l'état des Gaules, afin d'avoir à peindre un caractère plus marqué de barbarie, et approchant de celui que nous avons trouvé aux peuples sauvages de l'Amérique septentrionale. Je fixai le commencement de la civilisation de nos ancêtres à la destruction de Troie, qui fut aussi l'époque et sans doute la cause de plusieurs grandes révolutions par toute la terre. Les nations qui composent le genre humain, quelque divisées qu'elles paraissent en langages, religions, coutumes et climats, sont en équilibre entre elles, comme les différentes mers qui composent l'Océan sous diverses latitudes. Il no peut arriver quelque grand mouvement dans une de ces mers, qu'il ne se communique plus ou moins à chacune des autres; elles tendent toutes à se mettre de niveau. Une nation est encore, par rapport au genre humain, ce qu'un homme est par rapport à sa nation. Si cet homme y meurt, un autre y renaît dans le même temps. De même, si un État se détruit sur la terre, un autre s'y reforme à la même epoque. C'est ce que nous avons vu de nos jours, quand la plus grande partie de la république de Pologne

ayant été démembrée dans le nord de l'Europe, pour être confondue dans les trois États voisins, la Russie, la Prusse et l'Autriche, peu de temps après la plus grande partie des colonies anglaises du nord de l'Amérique s'est détachée des trois États d'Angleterre, d'Irlande et d'Écosse, pour former une république ; et comme il y a eu en Europe une portion de la Pologne qui n'a pas été démembrée, il y a eu de même en Amérique une portion des colonies anglaises qui ne s'est pas séparée de l'Angleterre.

On trouve les mêmes réactions politiques dans tous les pays et dans tous les siècles. Lorsque l'empire des Grecs fut renversé sur les bords du Pont-Euxin en 1453, celui des Turcs le remplaça aussi- { tôt; et lorsque celui de Troie fut détruit en Asie, sous Priam,, celui de Rome prit naissance en Italie, sous Énée.

Mais il s'ensuivit de cette ruine totale de Troie beaucoup de petites révolutions dans le reste du genre humain, et surtout en Europe.

J'opposai à l'état de barbarie des Gaules celui de corruption de l'Égypte, qui était alors à son plus haut degré de civilisation. C'est à l'époque du siége de Troie que plusieurs savants assignent le règne brillant de Sésostris. D'ailleurs, cette opinion, adoptée par Fénelon dans son Télémaque, était une autorité suffisante pour mon ouvrage. Je choisis aussi mon voyageur en Égypte, par le conseil de Jean-Jacques, d'autant que, dans l'antiquité, beaucoup d'établissements politiques et religieux ont reflué de l'Égypte dans la Grèce, dans l'Italie, et même directement dans les Gaules, ainsi que l'histoire et plusieurs de nos anciens usages en font foi. C'est encore une suite des réactions politiques. Lorsqu'un État est à son dernier degré d'élévation, il est à son premier degré de décadence, parce que les choses humaines commencent a déchoir dès qu'elles ont atteint le faîte de leur grandeur. C'est alors que les arts, les sciences, les mœurs, les langues; commencent à refluer des États civilisés dans les États barbares, ainsi que le démontrent les siècles d'Alexandre chez les Grecs, d'Auguste chez les Romains, et de Louis XIV parmi nous.

Ainsi j'eus des oppositions de caractères entre les Gaulois, les Arcadiens et les Égyptiens. Mais l'Arcadie seule m'offrit un grand nombre de contrastes avec le reste de la Grèce encore à demi

barbare; entre les mœurs paisibles de ses cultivateurs, et les caractères discordants des héros de Pylos, de Mycènes et d'Argos; entre les douces aventures de ses bergères simples et naïves, et les épouvantables catastrophes d'Iphigénie, d'Électre et de Clytem

nestre.

Je renfermai les matériaux de mon ouvrage en douze livres, et j'en fis une espèce de poëme épique, non suivant les lois d'Aristote et celles de nos modernes, qui prétendent, d'après lui, qu'un poëme épique ne doit contenir qu'une action principale de la vie d'un héros, mais suivant les lois de la nature, et à la manière des Chinois, qui y mettent souvent la vie entière d'un héros, ce qui, à mon gré, satisfait davantage. D'ailleurs, je ne m'éloignai pas pour cela de l'exemple d'Homère; car si je m'écartai du plan de son Iliade, je me rapprochai de celui de son Odyssée.

Mais pendant que je m'occupais du bonheur du genre humain, le mien fut troublé par de nouvelles infortunes.

Ma santé et mon expérience ne me permettaient plus de solliciter dans ma patrie les faibles ressources que j'étais au moment d'y perdre, ni d'en aller chercher au dehors. D'ailleurs le genre de mes travaux ne pouvait intéresser en ma faveur aucun ministre. Je songeai à en mettre au jour de plus propres à me mériter les bienfaits du gouvernement. Je publiai mes Études de la Nature. J'ose croire y avoir détruit de dangereuses erreurs, et démontré d'importantes vérités. Leur succès m'a valu, sans sollici tations, beaucoup de compliments du public, et quelques grâces annuelles de la cour, mais si peu solides, qu'une simple révolution dans un ministère me les a enlevées la plupart, et avec elles (ce qu'il y a de plus fâcheux ) d'autres plus considérables dont je jouissais depuis quatorze ans. La faveur a fait semblant de me faire du bien. La bienveillance publique a accueilli mon ouvrage avec plus de constance. Je lui dois un peu de calme et de repos. C'est sous son ombre que je fais paraître ce premier livre, intitulé les Gaules, qui devait servir d'introduction à l'Arcadie. Je n'ai pas eu la satisfaction d'en parler à Jean-Jacques. Ce sujet était trop rude pour nos entretiens. Mais, tout âpre et tout sauvage qu'il est, c'est une gorge de rochers d'où l'on entrevoit le vallon où il s'est quelquefois reposé. Lorsqu'il partit même, sans me

dire adieu, pour Ermenonville où il a fini ses jours, je cherchai à me rappeler à lui par l'image de l'Arcadie et le souvenir de nos anciennes conversations, en finissant la lettre que je lui écrivais par ces deux vers de Virgile, où je n'avais changé qu'un mot :

Atque utinam ex vobis unus, tecumque fuissem
Aut custos gregis, aut maturæ vinitor uvæ!

L'ARCADIE.

LIVRE PREMIER.

LES GAULES.

Un peu avant l'équinoxe d'automne, Tirtée, berger d'Arcadie, faisait paître son troupeau sur une croupe du mont Lycée qui s'avance le long du golfe de Messénie. Il était assis sous des pins, au pied d'une roche, d'où il considérait au loin la mer agitée par les vents du midi. Ses flots, couleur d'olive, étaient blanchis d'écume qui jaillissait en gerbes sur toutes ses grèves. Des bateaux de pêcheurs, paraissant et disparaissant tour à tour entre les lames, hasardaient, en s'échouant sur le rivage, d'y chercher leur salut, tandis que de gros vaisseaux à la voile, tout penchés par la violence du vent, s'en éloignaient, dans la crainte du naufrage. Au fond du golfe, des troupes de femmes et d'enfants levaient les mains au ciel et jetaient de grands cris, à la vue du danger que couraient ces pauvres mariniers, et des longues vagues qui venaient du large se briser en mugissant sur les rochers de Sténiclaros. Les échos du mont Lycée répétaient de toutes parts leurs bruits rauques et confus avec tant de vérité, que Tirtée parfois tournait la tête, croyant que la tempête était derrière lui, et que la mer brisait au haut de la montagne. Mais les cris des foulques et des mouettes qui venaient, en battant des ailes, s'y réfugier, et les éclairs qui sillonnaient l'horizon, lui faisaient bien voir que la sécu

« PreviousContinue »