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DES LOIS.

LIVRE DIX-NEUVIEME.

DES LOIS, DANs le rapport qu'elles ont avec les PRINCIPES QUI FORMENT L'ESPRIT GÉNÉRAL, LES MOEURS ET Les manieres d'UNE NATION.

CHAPITRE PREMIER,
Du sujet de ce livre.

CETTE matiere est d'une grande étendue. Dans cette foule d'idées qui se présentent à mon esprit, je serai plus attentif à l'ordre des choses qu'aux choses mêmes. Il faut que j'écarte à droite et à gauche, que je perce, et que je me fasse jour.

CHAPITRE II.

Combien, pour les meilleures lois, il est nécessaire que les esprits soient préparés.

RIEN ne parut plus insupportable aux Germains (1) que le tribunal de Varus. Celui que

(1) Ils coupoient la langue aux avocats, et disoient:.« Vipere, cesse de siffler. » Tacite.

ESPR. DES LOIS. 3.

Justinien érigea (1) chez les Laziens pour faire le procès au meurtrier de leur roi leur parut une chose horrible et barbare. Mithridate (2) haranguant contre les Romains leur reproche sur-tout les formalités (3) de leur justice. Les Parthes ne purent supporter ce roi, qui, ayant été élevé à Rome, se rendit affable (4) et accessible à tout le monde. La liberté même a paru insupportable à des peuples qui n'étoient pas accoutumés à en jouir. C'est ainsi qu'un air pur est quelquefois nuisible à ceux qui ont vécu dans des pays marécageux.

Un Vénitien nommé Balbi, étant au (5) Pégu, fut introduit chez le roi. Quand celui-ci apprit qu'il n'y avoit point de roi à Venise, il fit un si grand éclat de rire qu'une toux le prit, et qu'il eut beaucoup de peine à parler à ses courtisans. Quel est le législateur qui pourroit proposer le gouvernement popu laire à des peuples pareils ?

CHAPITRE III.

De la tyrannie.

IL y a deux sortes de tyrannie; une réelle, qui consiste dans la violence du gouverne

(1) Agathias, liv. IV.—(2) Justin, liv. XXXVIII. -(3) Calumnias litium. Ibid.—(4) Prompti aditus, obvia comitas, ignotæ Parthis virtutes, nova vitia. Tacite.(5) Il en a fait la description en 1596. Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome III, part. I, p.:33.

ment; et une d'opinion, qui se fait sentir lorsque ceux qui gouvernent établissent des choses qui choquent la maniere de penser d'une nation.

Dion dit qu'Auguste voulut se faire appeler Romulus; mais qu'ayant appris que le peuple craignoit qu'il ne voulût se faire roi, il changea de dessein. Les premiers Romains ne vouloient point de roi, parcequ'ils n'en pouvoient souffrir la puissance : les Romains d'alors ne vouloient point de roi, pour n'en point souffrir des manieres. Car, quoique César, les triumvirs, Auguste, fussent de véritables -rois, ils avoient gardé tout l'extérieur de l'égalité, et leur vie privée contenoit une espece d'opposition avec le faste des rois d'alors; et quand ils ne vouloient point de roi, cela signifioit qu'ils vouloient garder leurs manieres, et ne pas prendre celles des peuples d'Afrique et d'Orient.

Dion (1) nous dit que le peuple romain étoit indigné contre Auguste à cause de certaines lois trop dures qu'il avoit faites; mais que sitôt qu'il eut fait revenir le comédien Pylade, que les factions avoient chassé de la ville, le mécontentement cessa. Un peuple pareil sentoit plus vivement la tyrannie lorsqu'on chassoit un baladin que lorsqu'on lui ôtoit toutes ses lois.

(1) Liv. LIV, p. 5、2.

CHAPITRE IV.

Ce que c'est que l'esprit en général.

PLUSIEUR LUSIEURS choses gouvernent les hommes; le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manieres; d'où il se forme un esprit général qui en résulte.

A mesure que dans chaque nation une de ces causes agit avec plus de force, les autres lui cedent d'autant : la nature et le climat dominent presque seuls sur les sauvages; les 'manieres gouvernent les Chinois; les lois tyrannisent le Japon; les mœurs donnoient autrefois le ton dans Lacédémone; les maximes du gouvernement et les mœurs anciennes le donnoient dans Rome.

CHAPITRE V.

Combien il faut être attentif à ne point changer l'esprit général d'une nation.

S'IL y avoit dans le monde une nation qui eût une humeur sociable, une ouverture de cœur, une joie dans la vie, un goût, une facilité à communiquer ses pensées, qui fût vive, agréable, enjouée, quelquefois imprudente, souvent indiscrete, et qui eût avec cela du courage, de la générosité, de la franchise, un certain point d'honneur, il ne faudroit point chercher à gêner par des lois ses manieres,

pour ne point gêner ses vertus. Si en général le caractere est bon, qu'importe de quelques défauts qui s'y trouvent?

On y pourroit contenir les femmes, faire des lois pour corriger leurs mœurs, et borner leur luxe: mais qui sait si on n'y perdroit pas un certain goût qui seroit la source des richesses de la nation, et une politesse qui attire chez elle les étrangers?

C'est au législateur à suivre l'esprit de la nation lorsqu'il n'est pas contraire aux principes du gouvernement; car nous ne faisons rien de mieux que ce que nous faisons librement et en suivant notre génie naturel.

Qu'on donne un esprit de pédanterie à une nation naturellement gaie, l'état n'y gagnera rien ni pour le dedans ni pour le dehors. Laissez lui faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieuses.

N

CHAPITRE VI.

Qu'il ne faut pas tout corriger.

2

Qu'on nous laisse comme nous sommes disoit un gentilhomme d'une nation qui ressemble beaucoup à celle dont nous venons de donner une idée. La nature répare tout: elle nous a donné une vivacité capable d'offenser et propre à nous faire manquer à tous les égards; cette même vivacité est corrigée par la politesse qu'elle nous procure, en nous

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