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ture de cet ouvrage ne le permet pas. Je voudrois couler sur une riviere tranquille, je suis entraîné par un torrent.

Le commerce guérit des préjugés destructeurs; et c'est presque une regle générale, que par-tout où il y a des mœurs douces il y a du commerce, et que par-tout où il y a du commerce il y a des mœurs douces.

Qu'on ne s'étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces qu'elles ne l'étoient autrefois. Le commerce a fait que la connoissance des mœurs de toutes les nations a pénétré partout: on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens.

On peut dire que les lois du commerce perfectionnent les mœurs, par la même raison que ces mêmes lois perdent les mœurs. Le commerce corrompt les mœurs pures (1); c'étoit le sujet des plaintes de Platon: il polit et adoucit les mœurs barbares, comme nous le voyons tous les jours.

CHAPITRE II.

De l'esprit de commerce.

L'EFFET naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensem

(1) César dit des Gaulois que le voisinage et le commerce de Marseille les avoit gâtés de façon qu'eux, qui antrefois avoient toujours vaincu les Germains, leur étoient devenus inférieurs. Guerre des Gaules, liv. VI.

ble se rendent réciproquement dépendantes : si l'une a intérêt d'acheter, l'autre a intérêt de vendre; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.

Mais si l'esprit de commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays (1) où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales: les plus petites choses, celles que l'humanité demande, s'y font ou s'y donnent pour de l'argent.

L'esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu'on peut les négliger pour ceux des autres.

La privation totale du commerce produit au contraire le brigandage, qu'Aristote met au nombre des manieres d'acquérir. L'esprit n'en est point opposé à de certaines vertus morales: par exemple, l'hospitalité, très rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands.

C'est un sacrilege chez les Germains, dit Tacite, de fermer sa maison à quelque homme que ce soit, connu ou inconnu. Ĉelui qui a exercé (2) l'hospitalité envers un étranger vá

(1) La Hollande,—(2) Et qui modò hospes fuerat, monstrator hospitii. De moribus Germ. Voyez aussi César, Guerre des Gaules, liv. VI.

lui montrer une autre maison où on l'exerce encore, et il y est reçu avec la même humanité. Mais, lorsque les Germains eurent fondé des royaumes, l'hospitalité leur devint à charge. Cela paroît par deux lois du code (1) des Bourguignons, dont l'une inflige une peine à tout barbare qui iroit montrer à un étranger la maison d'un Romain; et l'autre regle que celui qui recevra un étranger sera dédommagé par les habitants, chacun pour sa quote-part.

IL

CHAPITRE III.

De la pauvreté des peuples,

L y a deux sortès de peuples pauvres : ceux que la dureté du gouvernement a rendus tels; et ces gens-là sont incapables de presque aucune vertu, parceque leur pauvreté fait une partie de leur servitude : les autres ne sont pauvres que parcequ'ils ont dédaigné ou parcequ'ils n'ont pas connu les commodités de la vie; et ceux-ci peuvent faire de grandes choses, parceque cette pauvreté fait une partie de leur liberté.

CHAPITRE IV.

Da commerce dans les divers gouvernements.

LE E commerce a du rapport avec la constitution. Dans le gouvernement d'un seul, il est

(1) Tit. XXXVIII.

ordinairement fondé sur le luxe; et, quoiqu'il le soit aussi sur les besoins réels, son objet principal est de procurer à la nation qui le fait tout ce qui peut servir à son orgueil, à ses délices et à ses fantaisies. Dans le gouvernement de plusieurs, il est plus souvent fondé sur l'économie. Les négociants, ayant l'œil sur toutes les nations de la terre, portent à l'une ce qu'ils tirent de l'autre. C'est ainsi que les républiques de Tyr, de Carthage, d'Athenes, de Marseille, de Florence, de Venise et de Hollande, ont fait le commerce.

Cette espece de trafic regarde le gouvernement de plusieurs par sa nature, et le monarchique par occasion; car, comme il n'est fondé que sur la pratique de gagner peu, et même de gagner moins qu'aucune autre nation, et de ne se dédommager qu'en gagnant continuellement, il n'est guere possible qu'il puisse être fait par un peuple chez qui le luxe est établi, qui dépense beaucoup, et qui ne voit que de grands objets..

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C'est dans ces idées que Cicéron (1) disoit si bien: « Je n'aime point qu'un même peuple soit en même temps le dominateur et le fac<< teur de l'univers. » En effet, il faudroit supposer que chaque particulier dans cet état, et tout l'état même, eussent toujours la tête pleine

(1) Nolo eumdem populum imperatorem et porti

torem esse terrarum.

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de grands projets, et cette même tête remplie de petits, ce qui est contradictoire.

Ce n'est pas que, dans ces états qui subsistent par le commerce d'économie, on ne fasse aussi les plus grandes entreprises, et que l'on n'y ait une hardiesse qui ne se trouve pas dans les monarchies. En voici la raison.

Un commerce mene à l'autre, le petit au médiocre, le médiocre au grand; et celui qui a eu tant d'envie de gagner peu se met dans une situation où il n'en a pas moins de gagner beaucoup.

De plus, les grandes entreprises des négociants sont toujours nécessairement mêlées avec les affaires publiques. Mais, dans les mo→ narchies, les affaires publiques sont, la plupart du temps, aussi suspectes aux marchands qu'elles leur paroissent sûres dans les états républicains. Les grandes entreprises de commerce ne sont donc pas pour les monarchies, mais pour le gouvernement de plusieurs.

En un mot, une plus grande certitude de sa propriété, que l'on croit avoir dans ces états, fait tout entreprendre; et, parcequ'on croit être sûr de ce que l'on a acquis, on ose l'exposer pour acquérir davantage; on ne court de risque que sur les moyens d'acquérir: or les hommes esperent beaucoup de leur fortune.

Je ne veux pas dire qu'il y ait aucune monarchie qui soit totalement exclue du commerce d'économie; mais elle Ꭹ est moins por tée par sa nature. Je ne veux pas dire que les

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