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droit au-dessus de ses forces naturelles, et feroit valoir contre ses ennemis d'immenses richesses de fiction, que la confiance et la nature de son gouvernement rendroient réelles. Pour conserver sa liberté, elle emprunteroit de ses sujets; et ses sujets, qui verroient que son crédit seroit perdu si elle étoit conquise, auroient un nouveau motif de faire des efforts pour défendre sa liberté.

Si cette nation habitoit une isle, elle ne seroit point conquérante, parceque des conquêtes séparées l'affoibliroient. Si le terrain de cette isle étoit bon, elle le seroit encore moins, parcequ'elle n'auroit pas besoin de la guerre pour s'enrichir. Et comme aucun citoyen ne dépendroit d'un autre citoyen, chacun feroit plus de cas de sa liberté que de la gloire de quelques citoyens ou d'un seul.

Là, on regarderoit les hommes de guerre comme des gens d'un métier qui peut être utile et souvent dangereux, comme des gens dont les services sont laborieux pour la nation même; et les qualités civiles y seroient plus considérées.

Cette nation, que la paix et la liberté rendroient aisée, affranchie des préjugés destructeurs, seroit portée à devenir commerçante, Si elle avoit quelqu'une de ces marchandises primitives qui servent à faire de ces choses auxquelles la main de l'ouvrier donne ungrand prix, elle pourroit faire des établissements propres à se procurer la jouissance de ce don du ciel dans toute son étendue.

Si cette nation étoit située vers le nord, et qu'elle eût un grand nombre de denrées superflues; comme elle manqueroit aussi d'un grand nombre de marchandises que son climat lui refuseroit, elie feroit un commerce nécessaire, mais grand, avec les peuples du midi : et choisissant les états qu'elle favoriseroit d'un commerce avantageux, elle feroit des traités réciproquement utiles avec la nation qu'elle auroit choisie.

Dans un état où, d'un côté, l'opulence seroit extrême, et, de l'autre, les impôts excessifs, on ne pourroit guere vivre sans industrie avec une fortune bornée. Bien des gens, sous prétexte de voyages ou de santé, s'exileroient de chez eux, et iroient chercher l'abondance dans les pays de la servitude même.

Une nation commerçante a un nombre prodigieux de petits intérêts particuliers; elle peut donc choquer et être choquée d'une infinité de manieres. Celle-ci deviendroit souverainement jalouse; et elle s'affligeroit plus de la prospérité des autres qu'elle ne jouiroit de la

sienne.

Et ses lois, d'ailleurs douces et faciles, pourroient être si rigides à l'égard du commerce et de la navigation qu'on feroit chez elle, qu'elle sembleroit ne négocier qu'avec des ennemis.

Si cette nation envoyoit au loin des colonies, elle le feroit plus pour étendre son commerce que sa domination.

Comme on aime à établir ailleurs ce qu'on

trouve établi chez soi, elle donneroit au peuple de ses colonies la forme de son gouvernement propre: et, ce gouvernement portant avec lui la prospérité, on verroit se former de grands peuples dans les forêts mêmes qu'elle enverroit habiter.

Il pourroit être qu'elle auroit autrefois subjugué une nation voisine qui, par sa situa tion, la bonté de ses ports, la nature de ses richesses, lui donneroit de la jalousie: ainsi, quoiqu'elle lui eût donné ses propres lois, elle la tiendroit dans une grande dépendance, de façon que les citoyens y seroient libres, et que l'état lui-même seroit esclave.

L'état conquis auroit un très bon gouvernement civil, mais il seroit accablé par le droit des gens; et on lui imposeroit des lois de nation à nation, qui seroient telles, que sa prospérité ne seroit que précaire, et seulement en dépôt pour un maître.

La nation dominante habitant une grande isle, et étant en possession d'un grand commerce, auroit toutes sortes de facilités pour avoir des forces de mer; et comme la conservation de sa liberté demanderoit qu'elle n'eût ni places, ni forteresses, ni armées de terre, elle auroit besoin d'une armée de mer qui la garantit des invasions; et sa marine seroit supérieure à celle de toutes les autres puissances, qui, ayant besoin d'employer leurs finances pour la guerre de terre, n'en auroient plus assez pour la guerre de mer.

L'empire de la mer a toujours donné aux peuples qui l'ont possédé une fierté naturelle; parceque, se sentant capables d'insulter partout, ils croient que leur pouvoir n'a pas plus de bornes que l'Océan.

Cette nation pourroit avoir une grande influence dans les affaires de ses voisins. Car comme elle n'emploieroit pas sa puissance à conquérir, on rechercheroit plus son amitié et l'on craindroit plus sa haine que l'inconstance de son gouvernement et son agitation intérieure ne sembleroient le promettre.

Ainsi ce seroit le destin de la puissance exécutrice d'être presque toujours inquiétée au dedans, et respectée au dehors.

S'il arrivoit que cette nation devînt en quelques occasions le centre des négociations de l'Europe, elle y porteroit un peu plus de probité et de bonne foi que les autres; parceque ses ministres étant souvent obligés de justifier leur conduite devant un conseil populaire, leurs négociations ne pourroient être secretes, et ils seroient forcés d'être à cet égard un peu plus honnêtes gens.

De plus, comme ils seroient en quelque façon garants des évènements qu'une conduite détournée pourroit faire naître, le plus sûr pour eux seroit de prendre le plus droit chemin.

Si les nobles avoient eu dans de certains temps un pouvoir immodéré dans la nation,

et que le monarque eût trouvé le moyen de

les abaisser en élevant le peuple; le point de

l'extrême servitude auroit été entre le moment de l'abaissement des grands et celui où le peuple auroit commencé à sentir son pouvoir.

Il pourroit être que cette nation, ayant été autrefois soumise à un pouvoir arbitraire, en auroit, en plusieurs occasions, conservé le style; de maniere que, sur le fond d'un gouvernement libre, on verroit souvent la forme d'un gouvernement absolu.

A l'égard de la religion, comme dans cet état chaque citoyen auroit sa volonté propre, et seroit par conséquent conduit par ses propres lumieres ou ses fantaisies, il arriveroit, ou que chacun auroit beaucoup d'indifférence pour toutes sortes de religions, de quelque espece qu'elles fussent, moyennant quoi tout le monde seroit porté à embrasser la religion dominante, ou que l'on seroit zélé pour la religion en général, moyennant quoi les sectes se multiplieroient.

Il ne seroit pas impossible qu'il y eût dans cette nation des gens qui n'auroient point de religion, et qui ne voudroient pas cependant souffrir qu'on les obligeât à changer celle qu'ils auroient s'ils én avoient une; car ils sentiroient d'abord que la vie et les biens ne sont pas plus à eux que leur maniere de penser, et que qui peut ravir l'un peut encore mieux ôter l'autre.

Si parmi les différentes religions il y en avoit une à l'établissement de laquelle on eût tenté de parvenir par la voie de l'esclavage, elle y seroit odieuse; parceque, comme nous jugeons

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