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beaux esprits. Des scholastiques s'en infatuerent, et prirent de ce philosophe (1) bien des explications sur le prêt à intérêt, au lieu que la source en étoit si naturelle dans l'évangile; ils le condamnerent indistinctement et dans tous les cas. Par-là le commerce, qui n'étoit que la profession des gens vils, devint encore Celle dès mal honnêtes gens; car, toutes les fois que l'on défend une chose naturellement permise ou nécessaire, on ne fait que rendre mal-honnêtes gens ceux qui la font.

Le commerce passa à une nation pour lors couverte d'infamie; et bientôt il ne fut plus distingué des usures les plus affreuses, des monopoles, de la levée des subsides, et de tous les moyens mal-honnêtes d'acquérir de l'argent.

Les Juifs (2), enrichis par leurs exactions, étoient pillés par les princes avec la même tyrannie: chose qui consoloit les peuples, et ne les soulageoit pas.

Ce qui se passa en Angleterre donnera une idée de ce qu'on fit dans les autres pays. Le roi Jean (3) ayant fait emprisonner les Juifs pour avoir leur bien, il y en eut peu qui n'eussent

(1) Voyez Aristote, Polit. liv. I, ch. IX et X.— (2) Voyez dans Marca Hispanica les constitutions d'Aragon des années 1228 et 1231; et dans Brussel, l'accord de l'année 1206, passé entre le roi, la comtesse de Champagne, et Guy de Dampierre.— (3) Slowe, in his survey of London, liv. III, p. 54.

au moins quelque œil crevé; ce roi faisoit ainsi sa chambre de justice. Un d'eux, à qui on arracha sept dents, une chaque jour, donna dix mille mares d'argent à la huitieme. Henri Iil tira d'Aaron, Juif d'Yorck, quatorze mille marcs d'argent, et dix mille pour la reine. Dans ces temps-là, on faisoit violemment ce qu'on fait aujourd'hui en Pologne avec quelque mesure. Les rois, ne pouvant fouiller dans la bourse de leurs sujets à cause de leurs privileges, mettoient à la torture les Juifs, qu'on ne regardoit pas comme citoyens.

Enfin il s'introduisit une coutume qui confisqua tous les biens des Juifs qui embrassoient le christianisme. Cette coutume si bizarre, nous la savons par la loi (1) qui l'abroge. On en a donné des raisons bien vaines; on a dit qu'on vouloit les éprouver, et faire en sorte qu'il ne restât rien de l'esclavage du démon. Mais il est visible que cette confiscation étoit une espece de droit (2) d'amortissement, pour le prince ou pour les seigneurs, des taxes qu'ils levoient sur les Juifs, et dont ils étoient frustrés lorsque ceux-ci embrassoient le christianisme. Dans ces temps-là, on regardoit les

(1) Edit donné à Basville le 4 avril 1392.—(2) Ea France, les Juifs étoient serfs, main-mortables, et les seigneurs leur succédoient. M. Brussel rapporte un accord de l'an 1206, entre le roi et Thibaut comte de Champagne, par lequel il étoit convenu que les Juifs de l'un ne prêteroient point dans les terres de

l'autre.

hommes comme des terres. Et je remarquerai en passant combien on s'est joué de cette nation d'un siecle à l'autre. On confisquoit leurs biens lorsqu'ils vouloient être chrétiens, et bientôt après on les fit brûler lorsqu'ils ne voulurent pas l'être.

Cependant on vit le commerce sortir du sein de la vexation et du désespoir. Les Juifs, proscrits tour à tour de chaque pays, trouverent le moyen de sauver leurs effets. Par-là ils rendirent pour jamais leurs retraites fixes; car tel prince qui voudroit bien se défaire d'eux ne seroit pas pour cela d'humeur à se défaire de leur argent.

Ils (1) inventerent les lettres de change; et, par ce moyen, le commerce put éluder la violence et se maintenir par-tout, le négociant le plus riche n'ayant que des biens invisibles qui pouvoient être envoyés par-tout, et ne laissoient de trace nulle part.

Les théologiens furent obligés de restreindre leurs principes; et le commerce, qu'on avoit violemment lié avec la mauvaise foi, rentra pour ainsi dire dans le sein de la probité.

Ainsi nous devons aux spéculations des

(1) On sait que, sous Philippe-Auguste et sous Philippe-le-Long, les Juifs, chassés de France, se réfugierent en Lombardie, et que là ils donnerent aux négociants étrangers et aux voyageurs des lettres secretes sur ceux à qui ils avoient confié leurs effets en France, qui furent acquittées.

scholastiques tous les malheurs (1) qui ont accompagné la destruction du commerce, et à l'avarice des princes l'établissement d'une chose qui le met en quelque façon hors de leur pouvoir.

Il a fallu depuis ce temps que les princes se gouvernassent avec plus de sagesse qu'ils n'auroient eux-mêmes pensé; car, par l'évènement, les grands coups d'autorité se sont trouvés si mal-adroits, que c'est une expérience reconnue qu'il n'y a plus que la bonté du gouvernement qui donne de la prospérité.

On a commencé à se guérir du machiavélisme, et on s'en guérira tous les jours: il faut plus de modération dans les conseils. Ce qu'on appeloit autrefois des coups d'état ne seroit aujourd'hui, indépendamment de l'horreur, que des imprudences.

Et il est heureux pour les hommes d'être dans une situation où, pendant que leurs passions leur inspirent la pensée d'être méchants, ils ont pourtant intérêt de ne pas l'être.

CHAPITRE XXI.

Découverte de deux nouveaux mondes; état de l'Europe à cet égard.

La boussole ouvrit pour ainsi dire l'univers.

(1) Voyez, dans le corps du droit, la quatre-vingttroisieme novelle de Léon, qui révoque la loi de Basile son pere. Cette loi de Basile est dans Hermeno、 pule, sous le nom de Léon, liv. III, tit. VII, §. 27.

On trouva l'Asie et l'Afrique, dont on ne connoisssoit que quelques bords, et l'Amérique, dont on ne connoissoit rien du tout.

Les Portugais, naviguant sur l'Océan Atlantique, découvrirent la pointe la plus méridionale de l'Afrique : ils virent une vaste mer; elle les porta aux Indes orientales. Leurs périls sur cette mer et la découverte de Mozambique, de Mélinde et de Calicut, ont été chantés par le Camoëns, dont le poëme fait sentir quelque chose des charmes de l'Odyssée et de la magnificence de l'Enéide.

Les Vénitiens avoient fait jusque-là le commerce des Indes par les pays des Turcs, et l'avoient poursuivi au milieu des avanies et des outrages. Par la découverte du cap de BonneEspérance et celle qu'on fit quelque temps après, l'Italie ne fut plus au centre du monde commerçant; elle fut pour ainsi dire dans un coin de l'univers, et elle y est encore. Le com merce même du Levant dépendant aujourd'hui de celui que les grandes nations font aux deux Indes, l'Italie ne le fait plus qu'accessoirement.

Les Portugais trafiquerent aux Indes en conquérants : les lois gênantes (1) que les Hol landais imposent aujourd'hui aux petits princes indiens sur le commerce, les Portugais les avoient établies avant eux.

La fortune de la maison d'Autriche fut pro

(1) Voyez la relation de François Pyrard, part. II, ch. XV.

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