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sein qui vous a nourrie, je vous en supplie, réprimez cette fureur; vous-même aidez-vous: la volonté de guérir fut souvent une partie de la guérison. »

L'OEnone de Racine cherche aussi à émouvoir le coeur de Phedre par des souvenirs du premier âge, mais c'est pour la presser de rompre le silence et de révéler le mystère de la douleur qui la consume. C'est un chef-d'œuvre d'adresse que la manière dont l'auteur nous a préparés à supporter, dans une tragédie, un pareil personnage. D'abord OEnone se montre profondément touchée de la mélancolie mortelle de Phèdre, elle presse, elle prie, elle répand des larmes; mais à peine a-t-elle vaincu une longue résistance, que le nom d'Hippolyte la fait frissonner d'horreur :

Juste ciel! tout mon sang dans mes veines se glace!
O désespoir! ô crime! ô déplorable race!

Voyage infortuné! rivage malheureux,

Fallait-il approcher de tes bords dangereux !

Le premier mouvement du cœur, la première impression produite par une telle confidence, sont rendus avec vérité. Le poëte habile n'ajoute pas un mot de plus : il laisse Phèdre poursuivre son récit ; l'amour, après avoir commencé un tel aveu, a besoin de parler long-temps encore: c'est un torrent qui a rompu ses digues, rien ne peut plus l'arréter. Phèdre continue la peinture de la naissance

et des progrès de sa passion', et finit ainsi la scène:

J'ai conçu pour mon crime une juste terreur;

J'ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur;
Je voulais, en mourant, prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats;
Je t'ai tout avoué; je ne m'en repens pas :
Pourvu que, de ma mort respectant les approches,
Tu ne m'affliges pas par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler.

Dans ce moment, Panope vient annoncer la mort de Thésée. OEnone, qui cessait, dit-elle, de presser sa maîtresse de vivre, saisit cette nouvelle avidement, et sa pitié lui suggère une excuse pour une flamme devenue désormais innocente par le malheur qu'on vient d'apprendre. Le sentiment sévère des convenances, même dans une scène où la passion franchit toutes les bornes, exigeait qu'OE

Athènes me montra mon superbe ennemi :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

Tout ce passage est évidemment emprunté de la seconde idylle de Théocrite, intitulée la Pharmaceutrie. C'est le même art, ce sont les mêmes préparations, la même chaleur que dans le poëte grec, qui a pu même pousser plus loin encore la peinture du désordre physique et moral où l'amour a jeté la malheureuse Simèthe.

none fût présente à la déclaration de Phèdre : Racine sentait d'ailleurs le besoin qu'il avait de l'effet moral du spectacle déchirant de tant d'amour, de désespoir et d'humiliation sur le cœur de la faible OEnone. Cependant, lorsque Phèdre, qui a dû fuir après ce cri de fureur,

Ou, si d'un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras, donne-moi ton épée,

reparaît devant nous, OEnone lui conseille d'étouffer son fatal amour; mais ce n'est point avec cette force d'entraînement, avec cette éloquence que donne la conviction intime: on sent à ses discours qu'au fond du cœur elle plaint la passion de Phèdre; aussi ne refuse-t-elle pas d'aller fléchir le cœur d'Hippolyte en lui offrant la couronne. Tout-à-coup elle revient sur ses pas, rappelée par l'arrivée subite de Thésée. Ce changement inattendu, les premiers reproches de Phèdre, sa terreur, ses remords, et surtout ses périls, bouleversent OEnone tout entière, et c'est dans ce désordre que lui échappe l'affreux projet d'accuser l'innocence: elle se charge du crime, et Phèdre n'a le temps ni de refuser ni de consentir. Thésée a paru devant son épouse, qui n'a pu supporter sa présence. OEnone exécute ce qu'elle avait promis, et souille les yeux paternels par d'affreuses images. Hippolyte est condamné; il part, chargé des imprécations de Thésée. Un remords faisait voler Phèdre au se

cours de ce prince, lorsqu'elle apprend la passion d'Hippolyte pour Aricie. OEnone survient; Phedre donne un libre cours à ses jalouses fureurs, que suit bientôt l'expression du plus brûlant des remords. Comme Oreste, Phèdre voit les enfers entr'ouverts sous ses pas; mais, plus malheureuse encore que lui, au lieu d'embrasser avec joie son affreux supplice, elle recule d'épouvante devant l'image de son père, armé pour la punir. OEnone ne peut supporter ce spectacle; et celle qui a osé calomnier la vertu ne balance pas maintenant à vouloir excuser, par l'exemple des dieux eux-mêmes, l'amour incestueux de Phèdre, adorant Hippolyte sous les yeux de Thésée! A peine a-t-elle franchi ce dernier pas, qu'elle reçoit, dans les imprécations de sa maîtresse, le salaire de son double crime. Voilà de belles, de savantes combinaisons, et toutes puisées dans le cœur humain. Quand nous ne repoussons pas d'abord avec énergie une pensée coupable, on ne saurait prévoir les excès auxquels la mollesse de notre volonté, les lâches complaisances de notre cœur, peuvent nous conduire de faiblesse en faiblesse, une faute devient par degrés un crime énorme qui mérite la mort. Il faut l'avouer, les anciens, souvent plus vrais, plus naturels, plus pathétiques encore que les tragiques français, n'ont pas d'exemples d'un art aussi profond dans les développements d'un caractère et la conduite

:

d'une action; mais aussi on n'y trouverait pas des taches pareilles à celles qu'il faut bien relever ici, puisque la critique des défauts donne seule du prix à l'éloge senti des beautés.

Dans l'ordre naturel des choses, et quand il n'y a point de crime en perspective comme dans Phèdre, on admettrait l'indulgence d'une nourrice qui, vaincue par une tendresse aveugle, et craignant de voir sa maîtresse s'obstiner à mourir, se laisse entraîner à flatter une passion déclarée, qu'elle n'espère pas guérir mais comment excuser, dans un sage gouverneur, les conseils d'amour que Théramène donne à son élève? comment concevoir que le judicieux Racine ait placé dans la bouche d'un vieillard ces vers qui semblent être la traduction de quelques traits du discours d'Élise à Didon, et qui n'appartiennent qu'à une femme?

Enfin, d'un chaste amour pourquoi vous effrayer? S'il a quelque douceur n'osez-vous l'essayer? Ce qui suit est bien plus condamnable encore. Au reste, Théramène, racontant à Hippolyte les conquêtes amoureuses et les perfidies de Thésée, ne montrait pas beaucoup de prudence : non seulement on doit du respect à la pudeur de la jeumais encore il faut éviter de l'entretenir des

nesse,

Ne croit-on pas entendre Elise dire à sa sœur :

Placitone etiam pugnabis amori!

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