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veaux progrès de la philosophie. Les clameurs vulgaires contre les novateurs ne l'auraient pas empêché de porter témoignage en leur faveur; il n'aurait répudié aucune de ses sympathies, et il aurait chanté mon maître Saint-Simon. Et lui aussi eût été novateur les vrais poëtes sont toujours prophètes. Il aurait cueilli par avance des fruits mystérieux au sommet de l'arbre de la science, invitant. la philosophie à s'en saisir à son tour :

HUMANITÉ, règne! voici ton AGE,

Que nie en vain la voix des vieux échos.
Déjà les vents au bord le plus sauvage
De ta pensée ont semé quelques mots.
Paix au travail! paix au sol qu'il féconde!
Que par l'amour les hommes soient unis;
Plus près des cieux qu'ils replacent le monde;
Que Dieu nous dise: Enfants, je vous bénis!

Du genre humain saluons la famille!
Mais qu'ai-je dit? pourquoi ce chant d'amour?
Au feu des camps le glaive encor scintille;
Dans l'ombre à peine on voit poindre le jour.
Des nations aujourd'hui la première,
France, ouvre-leur un plus large destin;
Pour éveiller le monde à ta lumière,

Dieu t'a dit : Brille, étoile du matin!

Je traite de l'humanité dans ce livre : nous avons le même culte. J'y prouve combien vos vers sont fondés et prophétiques. Car je détruis, par le raisonnement, les idées fantastiques qu'on s'est faites du ciel, et je cherche à montrer où est vraiment le ciel. Il faudra bien à la fin que les plus aveugles sachent où est la vraie religion, quand nous aurons prouvé (ce que pour ma part j'essaie de faire en ce livre) que Christianisme, Mosaïsme, toutes les religions positives, se résument en ce grand mot HUMANITÉ! Il faudra bien alors que cette humanité règne, comme vous dites, et que vienne son age. Place, place sur la terre à la famille du genre humain. La terre n'a

jusqu'ici servi de piédestal qu'à la statue de Prométhée, à cette statue formée d'argile et restée trop longtemps argile mais la terre elle-même se transformera quand cette statue deviendra ce que Prométhée a voulu la faire, un être puissant, divin, semblable aux dieux. La terre redeviendra l'Eden quand l'homme, chassé de l'Eden par sa faute, comprendra sa faute, et marchera dans la vie éternelle sous la bénédiction de Dieu.

Il est vrai que, comme vous le dites, nous sommes encore dans les ténèbres : Dans l'ombre à peine on voit poindre le jour. Je vous dédie même ce livre en un moment plus triste que les autres. De toutes parts l'horizon annonce la tempête. A la guerre intestine, ouverte ou déguisée, que les hommes se livrent au sein de chaque nation, va s'ajouter peut-être la discorde de l'Europe, la guerre des nations entre elles. Quoi qu'il arrive, que la France songe à la mission que Dieu lui a donnée!

Oui, tous les fléaux qu'engendre la discorde du genre humaín règnent encore sur la terre. Mais qu'opposer aux passions, au mal, et à l'erreur, sinon notre inaltérable conviction?

Parce que des frères (ce que nous voyons trop souvent) se font la guerre, sont-ils moins frères ?

Le mal existe qu'importe! la vérité est la vérité, et l'erreur ne prévaudra point contre elle. L'erreur et l'égoïsme seront vaincus ; et Satan, qui n'est autre que l'erreur et l'égoïsme, sera relégué de plus en plus dans le non-être, dans la mort, dans le néant.

Dieu règnera sur la terre quand le but final qu'il s'est proposé dans sa théodicée, en faisant l'homme à son image, et en créant, non pas des hommes, mais l'homme, c'està-dire l'humanité, quand, dis-je, ce but final sera atteint, par le développement de la charité humaine, de l'activité

humaine, de la connaissance humaine, c'est-à-dire par le développement de l'homme, ou des hommes, ou de la conscience humaine. Que ce but soit reculé dans un lointain indéfini et tout à fait mystérieux pour nous, cela est certain: mais doit-il moins pour cela régner dans nos ames, et n'est-il pas évident d'ailleurs qu'à mesure que nous marcherons vers ce but, de plus en plus aussi se réalisera ce règne céleste sur la terre évangélisé par Jésus, et qui, dans la forme où le Christianisme l'a présenté, n'était qu'une prophétie ?

Je cherche donc à prouver dans ce livre que c'est à ce but final que la Providence de Dieu conduit l'humanité. C'est le Dieu immanent dans l'univers, dans l'humanité, et dans chaque homme, que j'adore. C'est le Dieu dont vous avez dit :

Il est un Dieu, devant lui je m'incline.

Ce n'est ni le Dieu des idolâtres, ni le Dieu d'Épicure. Chose remarquable! tandis qu'au dix-huitième siècle, Bolingbroke et Voltaire avaient tenté, par opposition au dieu des idolâtres, de remettre en honneur le fatalisme, sous le nom de nature, et le fantôme de Divinité impassible d'Épicure, sous le nom de Dieu, ce triste système, qui aboutissait nécessairement à deux autres, à un matérialisme grossier et à un déisme sans conséquence, n'a pu prendre les esprits sérieux ni les cœurs ardents des générations nouvelles. Les religions positives sont revenues; et, bien qu'elles ne fussent plus que des fantômes, elles n'ont pas eu de peine à foudroyer ces autres fantômes. Mais en même temps le sentiment divin des choses a repris le dessus dans nos cœurs et dans nos intelligences; l'idéalisme s'est révélé.

Le Dieu des idolâtres ressemble assez, par un certain côté, à celui d'Épicure: car il est hors de nous comme celui d'Épicure; seulement il est méchant, tandis que celui d'Épicure est indifférent. Vous les avez mis souvent aux prises l'un avec l'autre, et vous avez employé quelquefois comme personnage comique le Dieu qui occupe je ne sais quel lieu dans l'espace, et qui met seulement, comme dans une de vos chansons, le nez à la fenêtre, pour se rire de la folie des hommes.

Ce que la poésie ne doit pas tenter à une époque telle que la nôtre, et ce que la philosophie doit tenter, sonder de nouveau les antiques problèmes de la théologie, parler doctrinalement du vrai Dieu, remettre en honneur le vrai Dieu, et par conséquent la religion, j'ai osé, consultant plus mon zèle et le devoir que mes forces, l'entreprendre.

Dieu, le vrai Dieu, le Dieu incompréhensible et caché bien qu'éternellement manifesté, se communique à nous dans une Révélation éternelle et successive. C'est cette Révélation que j'étudie dans les religions antérieures et dans les philosophies positives; et, si j'ai prouvé qu'une certaine loi suprême, formant le dessein de Dieu sur l'humanité, est le fondement de toutes ces philosophies et de toutes ces religions, j'aurai au moins mis à découvert ce que ces anciennes religions et philosophies avaient de plus important et de vraiment divin.

Je cherche à retrouver, sous des formes éphémères, transitoires, caduques, et irrémissiblement tombées aujourd'hui, l'esprit des anciennes religions. Je montre l'idée moderne dans son germe antique, la Révolution dans l'Évangile, et l'Évangile dans la Genèse. Retrouver les titres de la doctrine moderne de liberté, d'égalité, et de fraternité, dans la profondeur des traditions, c'est donner plus d'autorité à cette doctrine.

Accueillez donc avec bonté cet essai de conciliation entre la philosophie moderne et les àntiques religions. Conservezmoi toujours l'appui de vos conseils; et, si j'erre dans mes pensées, redressez-moi. Je ne vous demande pas de me conserver votre amitié :

O ET PRÆSIDIUM ET DULCE DECUS MEUM !

Paris, 1er octobre 4840.

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