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nous ne pouvons sans elles marcher vers le souverain bien. La vie sociale est donc une des voies de notre perfection, puisque sous un rapport nous ne pouvons nous élever au souverain bien que par la justice. C'est ainsi que la science, l'art, et la politique, puisent, suivant Platon, leur raison d'être dans l'idée même du souverain bien, qui est leur but. Quant à l'art, l'identification qu'il fait toujours entre le beau et le bon est trop connue, pour que nous insistions sur ce point; et quant à la politique, la vie morale de chaque homme était tellement liée, pour lui, à la vie civile, qu'il dit (1) que celui qui, à l'aide de la philosophie, s'est maintenu pur de l'injustice et de l'impiété, n'est cependant pas arrivé au plus haut degré, s'il n'a pu vivre dans un état bien constitué.

Quand le Platonisme, l'Épicuréisme et le Stoïcisme, ces trois grandes solutions de la question posée par Socrate, eurent été largement développés, l'œuvre de la Grèce fut accomplie (2).

Alors le Christianisme vint. Il fit un mélange du Platonisme et du Stoïcisme. Il adopta la méta

(1) République, liv. VI.

(2) Nous laissons ici de côté, et pour cause, les travaux d'Aristote et de ses disciples. Quelque grand que soit Aristote, son rôle est tout autre que celui de Platon, d'Epicure, et de Zénon. Aristote n'a pas eu une opinion particulière et fondamentale sur la question fondamentale de la philosophie. Aristote est par excellence le faiseur d'instruments de la philosophie, si l'on peut s'exprimer ainsi; il a perfectionné la dia

physique de Platon et l'éthique de Zénon. Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer comment se fit ce mélange, comment cette alliance fut nécessaire, utile, providentielle : il nous suffit que le fait soit incontestable.

Comme les Stoïciens, les Chrétiens repoussèrent la Nature et la vie; comme eux, ils se crurent jetés dans le monde pour supporter et s'abstenir. Mais, tandis que les Stoïciens trouvaient leur refuge en eux-mêmes, les Chrétiens, ayant réalisé ce Verbe dont Platon avait cherché dans la Nature les rayons disséminés, s'inclinèrent devant ce Verbe divinisé. Alors non seulement la Nature, mais l'homme disparut; la Grâce se substitua partout. Les Stoïciens avaient déjà substitué la Vertu humaine à la Nature; les Chrétiens substituèrent l'action divine à la vertu de l'homme. Ainsi la Nature fut complètement abolie, abolie devant l'homme, abolie dans l'homme.

Mais vainement l'ancienne civilisation, vainement les Barbares consentirent à ce sacrifice complet de la Nature. L'anathème porté contre elle par le Christianisme était exagéré et faux: la sentence n’a pas tenu. La Nature et la vie ont périmé l'arrêt

lectique, il a organisé la logique, il a ouvert largement toutes les routes de la science; il a été aussi grandement créateur qu'il est donné à un homme de l'être. Mais, sur la question qui nous occupe, il n'a pris aucune attitude décisive. Quoi qu'on ait pu dire, Aristote, ne s'étant pas separé de son maître Platon sur le point essentiel, a pu avec raison être rattaché à Platon par les Platoniciens.

du Christianisme, et alors on a vu reparaître la doctrine d'Épicure.

Aujourd'hui le combat est entre l'Épicuréisme, qui tantôt se revêt du nom de Déisme, tantôt se déclare athée et matérialiste, et un Christianisme dégénéré, qui n'ose plus réprouver la Nature et la vie, et cherche honteusement à s'arranger de la terre.

§ 8. Du souverain bien.

Nous venons de voir que toute la Philosophie grecque, et le Christianisme à sa suite, furent une déduction de la question du bonheur, ou, comme disaient les anciens, du bien suprême, du souverain bien.

Voltaire, qui vint au monde pour critiquer toute la tradition antérieure du genre humain, ne comprit rien à cette dénomination de souverain bien, qui pourtant équivaut à la question même de la philosophie. Il crut que les anciens entendaient par là un état de félicité parfaite; il crut que les Stoïciens, par exemple, se vantaient d'être insensibles et invulnérables; il ne comprit pas qu'on pût faire intervenir les ressources de la vertu dans une question de sensations agréables ou douloureuses. En un mot, tout dans cette grande tentative des diverses philosophies grecques lui parut complètement absurde. « Le bien-être est rare, dit-il; <«<le souverain bien en ce monde ne pourrait-il pas

a

a être regardé comme souverainement chimérique? « Les philosophes grecs discutèrent longuement, « à leur ordinaire, cette question. Ne vous imagi<«< nez-vous pas, mon cher lecteur, voir des mendiants qui raisonnent sur la pierre philosophale? « Le souverain bien! quel mot! Autant aurait-il « valu demander ce que c'est que le souverain bleu, «< ou le souverain ragoût, le souverain marcher, le << souverain lire, etc. Chacun met son bien où il « peut, et en a autant qu'il peut, à sa façon, et à << bien petite mesure (1). »

Il faut convenir que jamais Voltaire ne se montra plus superficiel. Quelle est notre condition dans cette vie? De quel œil devons-nous considérer les biens et les maux qui s'y rencontrent? De la réponse que nous nous faisons à cette question naît en nous une certaine conviction philosophique ou religieuse, qui nous constitue en présence de ces biens et de ces maux, ne nous abandonne plus ensuite, et nous sert à supporter les uns et à jouir convenablement des autres. Sans cette conviction, nous ne sommes que des enfants déraisonnables; nous sommes, comme dit Fontenelle, abandonnés au hasard, ou à l'action de la Providence. Avec cette conviction, au contraire, nous sommes des hommes; nous avons en nous

(1) Dictionnaire Philosophique.

un principe d'action, un point d'appui, autre que nos passions, pour réagir sur nos passions et sur le monde extérieur. Voilà la différence d'un homme qui a une religion ou une philosophie, ce qui est la même chose, à un homme qui en est destitué. Est-il étonnant que tout le travail de l'humanité ait consisté dans l'édification des diverses doctrines sur le souverain bien?

Laissons donc de côté les badinages de Voltaire, et résumons en quelques traits la tradition du genre humain.

Sur cette question : Quelle est notre condition dans cette vie? et comment devons-nous nous y comporter par rapport aux biens et aux maux qui s'y rencontrent?

PLATON répond : Il faut vivre de cette vie, s'intéresser à cette vie, mais pour renaître.

ÉPICURE: Vivre, accepter la vie, sans penser à

renaître.

ZÉNON: Ne pas s'intéresser à cette vie, en quelque sorte ne pas vivre; mais être dès cette vie une force libre, une liberté, se faire Dieu, puissance absolue, vaincre complètement le Destin, s'émanciper, s'affranchir, bien certain qu'après cette vie l'enchaînement au monde est à jamais rompu.

SAINT PAUL, développé par S. Augustin : Ne pas s'intéresser à cette vie, ne pas vivre; penser, comme Platon, que c'est un état contraire à la na

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