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notre table sont traités par nous en hôtes vulgaires; nous ignorons leur nature immortelle jusqu'au jour de leur disparition. En quittant la terre ils se transfigurent, et nous disent, comme l'envoyé du ciel à Tobie : « Je suis l'un des Sept qui sommes présents devant le Seigneur. »

Ces divinités méconnues des hommes à leur passage ne se méconnoissent point entre elles. Qu'a besoin mon Shakespeare, dit Milton, pour ses os vénérés de pierres entassées par le travail d'un siècle; ou faut-il que ses saintes reliques soient cachées sous une pyramide à pointe étoilée '? Fils chéri de la mémoire, grand héritier de la gloire, que t'importe un si foible témoignage de ton nom, toi qui t'es bâti, à notre merveilleux étonnement, un monument de longue vie....? Tu demeures enseveli dans une telle pompe, que les rois pour avoir un pareil tombeau souhaiteroient mourir. >>

What needs my Shakspear, for his honour'd bones,

The labour of an age in piled stones?

Or that his hallow'd reliques should be hid

Under a star-ypointing pyramid?

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INS

Dear son of memory, great heir of fame,

What needst thou such weak witness of thy name?
Thou in our wonder and astonishment

5 0.957

Hast built thyself a live-long monument.

OF CAFORD

BR

And so sepulchred in such pomp dost lie,

That Kings for such a tomb would wish to die.

Michel-Ange, enviant le sort et le génie de Dante, s'écrie:

Pur fuss' io tal: ..

Per l'aspro esilio suo con sua virtute,

Darei del mondo il piu felice stato.

« Que n'ai-je été tel que lui!.... Pour son dur exil avec sa vertu, je donnerois toutes les félicités de la terre. »

Le Tasse célèbre Camoëns encore presque ignoré, et lui sert de renommée en attendant la messagère aux cent bouches:

Vasco.

buon Luigi

Tant' oltre stende il glorioso volo,

Che i tuoi spalmati legni andar men lunge.

(CAMOENS.)

1. C'est la traduction mot pour mot: on peut aussi traduire (par un de ces souvenirs classiques si familiers au génie de Milton) une pyramide dont le sommet frappo les astres, porte les astres, perce les astres.

« Vasco.

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Camoëns a tant déployé son vol

glorieux, que tes vaisseaux spalmés ont été moins loin. »

Est-il rien de plus admirable que cette société d'illustres égaux se révélant les uns aux autres par des signes, se saluant et s'entretenant ensemble dans une langue d'eux seuls connue?

Mais que pensoit Milton des prédictions heureuses faites aux Stuarts à travers le terrible drame du Prince de Danemark? L'apologiste du jugement de Charles Ier étoit à même de prouver à son Shakespeare qu'il s'étoit trompé; il pouvoit lui dire, en se servant de ces paroles d'Hamlet: L'Angleterre n'a pas encore usé les souliers avec lesquels elle a suivi le corps! La prophétie a été retranchée : les Stuarts ont disparu d'Hamlet comme du monde.

QUE J'AI MAL JUGÉ SHAKESPEARE AUTREFOIS.
FAUX ADMIRATEURS DU POETE.

J'ai mesuré autrefois Shakespeare avec la lunette classique; instrument excellent pour apercevoir les ornements de bon ou de mauvais goût, les détails parfaits ou imparfaits; mais microscope inapplicable à l'observation de l'ensemble, le foyer de la lentille ne portant que sur un point et n'embrassant pas la surface entière. Dante, aujourd'hui l'objet d'une de mes plus hautes admirations, s'offrit à mes yeux dans la même perspective raccourcie. Je voulois trouver une épopée selon les règles dans une épopée libre qui renferme l'histoire des idées, des connoissances, des croyances, des hommes et des événements de toute une époque; monument semblable à ces cathédrales empreintes du génie des vieux âges, où l'élégance et la variété des détails égalent la grandeur et la majesté de l'ensemble.

L'école classique, qui ne mêloit pas la vie des auteurs à leurs ouvrages, se privoit encore d'un puissant moyen d'appréciation. Le bannissement de Dante donne une clef de son génie : quand on suit le proscrit dans les cloîtres où il demandoit la paix; quand on assiste à la composition de ses poëmes sur les grands chemins, en divers lieux de son exil; quand on entend son dernier soupir s'exhaler en terre étrangère, ne lit-on pas avec plus de charme les belles strophes mélancoliques des trois destinées de l'homme après sa mort?

Qu'Homère n'ait pas existé; que ce soit la Grèce entière qui chante au lieu d'un de ses fils, je pardonne aux érudits cette poétique heresie: mais toutefois je ne veux rien perdre des aventures d'Homère. Car, le poëte a nécessairement joué dans son berceau avec neuf tour

terelles; son gazouillement enfantin ressembloit au ramage de neuf espèces d'oiseaux. Niez-vous ces faits incontestables? Comment comprendrez-vous alors la ceinture de Vénus? Nargue des anachronismes! Je tiens que la vie du père des fables a été retracée par Hérodote, père de l'histoire. Pourquoi donc serois-je allé à Chio et à Smyrne, si ce n'eût été pour y saluer l'école et le fleuve de Mélésigène, en dépit de Wolf, de Woold, d'llgen, de Dugaz-Montbel et de leurs semblables? Des traditions relatives au chantre de l'Odyssée, je ne repousse que celle qui fait du poëte un Hollandois. Génie de la Grèce, génie d'Homère, d'Hésiode, d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, de Sapho, de Simonide, d'Alcée, trompez-nous toujours je crois ferme à vos mensonges; ce que vous dites est aussi vrai qu'il est vrai que je vous ai vu assis sur le mont Hymète, au milieu des abeilles, sous le portique d'un couvent de caloyers: vous étiez devenu chrétien, mais vous n'en aviez pas moins gardé votre lyre d'or, et vos ailes couleur du ciel où se dessinent les ruines d'Athènes.

Toutefois, sijadis on resta trop en deçà du romantique, maintenant on a passé le but; chose ordinaire à l'esprit françois, qui sautille du blanc au noir comme le cavalier au jeu d'échecs. Le pis est que notre enthousiasme actuel pour Shakespeare est moins excité par ses clartés que par ses taches; nous applaudissons en lui ce que nous sifflerions ailleurs.

Pensez-vous que les adeptes soient ravis des traits de passion de Roméo et Juliette? Il s'agit bien de cela! Vous n'avez donc pas entendu Mercutio comparer Roméo à un hareng saure sans ses œufs?

Without his roe, like a dried herring.

Pierre n'a-t-il pas dit aux musiciens : « Je ne vous apporterai pas des croches, je ferai de vous un rẻ, je ferai de vous un fa; notez-moi bien? »

I will carry no crotchets : I'll re you, I'll fa you; do you note me. Pauvres gens qui ne sentez pas ce qu'il y a de merveilleux dans ce dialogue la nature elle-même prise sur le fait! Quelle simplicité ! quel naturel! quelle franchise! quel contraste comme dans la vie! quel rapprochement de tous les langages, de toutes les scènes, de tous les rangs de la société !

Et toi, Shakespeare, je te suppose revenant au monde, et je m'amuse de la colère où te mettroient tes faux adorateurs. Tu t'indignerois du culte rendu à des trivialités dont tu serois le premier à rougir, bien

qu'elles ne fussent pas de toi, mais de ton siècle; tu déclarerois incapables de sentir tes beautés des hommes capables de se passionner pour tes défauts, capables surtout de les imiter de sang-froid, au milieu des mœurs nouvelles.

OPINION DE VOLTAIRE SUR SHAKESPEARE.

OPINION DES ANGLOIS.

Voltaire fit connoître Shakespeare à la France. Le jugement qu'il porta d'abord du tragique anglois fut, comme la plupart de ses premiers jugements, pleins de mesure, de goût et d'impartialité. Il écrivoit à lord Bolingbroke vers 1730:

« Avec quel plaisir n'ai-je pas vu à Londres votre tragédie de Jules César, qui depuis cent cinquante années fait les délices de votre nation! >>

Il dit ailleurs :

« Shakespeare créa le théâtre anglois. Il avoit un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût et sans la moindre connoissance des règles. Je vais vous dire une chose hasardée, mais vraie : c'est que le mérite de cet auteur a perdu le théâtre anglois. Il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles répandus dans ses farces monstrueuses qu'on appelle tragédies, que ces pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. >>

Telles furent les premières opinions de Voltaire sur Shakespeare; mais lorsqu'on eut voulu faire passer ce génie pour un modèle de perfection, lorsqu'on ne rougit point d'abaisser devant lui les chefs-d'œuvre de la scène grecque et françoise, alors l'auteur de Mérope sentit le danger. Il vit qu'en révélant des beautés il avoit séduit des hommes qui, comme lui, ne sauroient pas séparer l'alliage de l'or. Il voulut revenir sur ses pas; il attaqua l'idole par lui-même encensée; il étoit trop tard, et en vain il se repentit d'avoir ouvert la porte à la médiocritė, déifié le sauvage ivre, placé le monstre sur l'autel.

Irons-nous plus loin dans notre engouement que nos voisins euxmêmes? En théorie, admirateurs sans réserve de Shakespeare, leur zèle en pratique est beaucoup plus circonspect : pourquoi ne jouent-ils pas tout entier l'œuvre du dieu? Par quelle audace ont-ils resserré, rogné, altéré, transposé des scènes d'Hamlet, de Macbeth, d'Othello, du Marchand de Venise, de Richard III, etc.? Pourquoi ces sacriléges ontils été commis par les hommes les plus éclairés des trois royaumes?

Dryden assure que la langue de Shakespeare est hors d'usage, et il a repétri avec Davenant les ouvrages de Shakespeare. Shaftesbury déclare que le style du vieux ménestrel est grossier et barbare, ses tournures et son esprit tout à fait passés de mode. Pope remarque qu'il a écrit pour la populace, sans songer à plaire à des esprits d'une meilleure sorte; qu'il présente à la critique le sujet le plus agréable et le plus dégoûtant. Tate s'étoit approprié Le roi Lear, alors si complétement oublié qu'on ne s'aperçut pas du plagiat. Rowe dans sa Vie de Shakespeare prononce aussi bien des blasphèmes. Sherlock a osé dire qu'il n'y a rien de médiocre dans Shakespeare; que tout ce qu'il a écrit est excellent ou détestable; que jamais il ne suivit ni même ne conçut un plan, mais qu'il fait souvent fort bien une scène. Lansdown a poussé l'impiété jusqu'à refaire Le Marchand de Venise. Prenons bien garde à d'innocentes méprises: quand nous nous pâmons à telle scène du dénouement de Roméo et Juliette, nous croyons brûler d'un pur amour pour Shakespeare, et nos ardents hommages s'adressent à Garrick. Comme le jeune Diafoirus, nous nous trompons de caresses, de personnes et de compliments : « Madame, c'est avec justice que le ciel vous a concédé le nom de belle-mère. Ce n'est pas ma femme, monsieur, c'est ma fille à qui vous parlez. - Où donc est-elle ? - Elle va venir. Attendrai-je, mon père, qu'elle soit venue? >>

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Écoutons Johnson, le grand admirateur de Shakespeare, le restaurateur de sa gloire : « Shakespeare avec ses qualités a des défauts, et des défauts capables d'obscurcir et d'engourdir tout autre mérite que le sien... Les effusions de la passion, quand la force de la situation les fait sortir de son génie, sont pour la plupart frappantes et énergiques; mais, lorsqu'il sollicite son invention, et qu'il tend ses facultés, le fruit de cet enfantement laborieux est l'enflure, la bassesse, l'ennui et l'obscurité, tumour, meanness, tediousness and obscurity. Dans la narration, il affecte une pompe disproportionnée de diction... Il a des scènes d'une excellence continue et non douteuse; mais il n'a pas peut-être une seule pièce qui, si elle étoit aujourd'hui représentée comme l'ouvrage d'un contemporain, pût être entendue jusqu'au bout. »

Sommes-nous meilleurs juges d'un auteur anglois que le célèbre critique Johnson? Et néanmoins, si nous venions dire maintenant en France des choses aussi crues, ne serions-nous pas lapidés? Le malin Aristarque n'auroit-il pas raison, quand il soupçonne certains enthousiastes de caresser leurs propres difformités sur les bosses de Shakespeare?

Si vous vous rappelez ce que j'ai dit des changements survenus dans

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