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latines en France, appelle mon premier volume un travail de conscience destiné à rendre service aux élèves et aux maîtres de nos écoles. C'est en effet tout ce que j'ai voulu faire: mettre à la disposition de mes collègues de l'Université, en ne négligeant ni recherche, ni labeur, les principaux résultats acquis par la philologie contemporaine. Mais une faveur inattendue et bien flatteuse pour moi a été d'attirer l'attention d'un illustre critique1 que je ne peux trop remercier de son extrême bienveillance et de ses avis. Je me suis permis d'introduire dans mon commentaire un fragment extrait de ses observations, et après mûre réflexion, j'ai cru devoir sur un autre point me corriger d'après son goût. Cependant il est une partie de ma méthode où je persiste dans mon sentiment, contraire à celui que M. Sainte-Beuve a exprimé. Je ne pense pas que la rhétorique, même la bonne, doive trouver place dans un travail tel que le mien. Une appréciation littéraire des beautés de Virgile n'appartient pas à une telle édition, et je suis résolu à écarter tout ce qui pourrait y ressembler. Avant tout, en quelque endroit et de quelque manière qu'elle soit présentée, une appréciation littéraire doit être faite d'une manière absolument supérieure, et de main de maître, sous peine de devenir insupportable. Or, je ne me sens pas le talent d'écrivain nécessaire à une telle œuvre, ni le courage d'affronter le ridicule d'une entreprise au-dessus de mes forces. Je crois d'ailleurs que la plus grande partie du public ne goûterait pas une telle méthode. J'entends tous les jours, de la bouche des meilleurs professeurs, sortir des risées à propos des exclamations et des appréciations qu'un homme tel que Heyne a mises dans ses notes. Il est certain qu'au bout de vingt pages on est bientôt lassé de ces formules qu'il devient assez vite difficile de varier.

Je vais plus loin. Traiter ainsi les auteurs anciens, est-ce pour l'esprit français un impérieux besoin, et ses qualités n'ont-elles pas d'autres emplois utiles dans la connaissance et l'étude des textes ?

1. M. Sainte-Beuve, Moniteur universel, 2 décembre 1867.

J'accorde que nous réussissons assez bien dans ces développements esthétiques, comme on dit de l'autre côté du Rhin, ou du moins que nous y réussissons mieux que nos rivaux. Mais c'est, je crois, parce que nous avons davantage ce que l'on nomme le gout littéraire. Les Études sur des auteurs anciens sont une branche de la littérature générale, et non pas un moyen de connaître ou de faire mieux connaître l'antiquité. L'écrivain qui entreprend un tel travail se substitue d'ordinaire à son texte, le fait perdre de vue. Son triomphe est en effet d'agir de telle sorte sur le lecteur qu'il lui impose ses vues et ses jugements. Or, il faut le dire, il est plus facile de remuer des idées littéraires avec quelque éclat de style que d'être exact et sûr à propos d'un chef-d'œuvre classique. Telle est la cause qui a multiplié chez nous les essais en ce genre. C'est la rhétorique appliquée à la connaissance des textes; j'aimerais mieux dire, c'est la rhétorique substituée à la connaissance des textes. Et je crois que la notion vraie de l'antiquité y a perdu dans notre pays. Voilà pourquoi nous avons, comme le dit si spirituellement et si justement M. Sainte-Beuve, des littérateurs qui secouent dans tous les sens la balance de la critique, sans lire sincèrement ni relire sérieusement Virgile et Homère. Cette méthode tient à un travers plutôt qu'à un besoin de notre esprit. L'on pourrait remarquer qu'elle s'est développée chez nous à mesure que diminuait la connaissance véritable de l'antiquité, Pour ne parler que de Virgile, je crois être dans la vraie tradition de l'esprit français. L'édition du P. de la Ruë, ce livre qui est un modèle de saine et sobre érudition, composé à une époque où on savait lire les anciens, comme le comportait la science du temps, et leur prendre leurs beautés au lieu d'en faire des sujets de dissertation, l'édition du P. de la Ruë est exempte de toute rhétorique. Au surplus, je ne prétends pas que l'appréciation littéraire doive être proscrite. Je dis qu'il convient de nous en tenir aux morceaux exquis que nous devons à quelques-uns de nos maîtres, qui, sur ces questions comme sur d'autres, ont produit des œuvres rares. Il n'est pas bon que tout le monde veuille les imiter. Comme l'a très-bien dit

M. Boissier, tel qui n'est pas de taille à attaquer les sujets littéraires, peut faire des travaux utiles en choisissant des questions d'un caractère différent. M. Sainte-Beuve me permettra donc de renvoyer directement à sa charmante Étude les lecteurs curieux de développements littéraires achevés sur Virgile, et de ne pas risquer d'être le mauvais copiste d'un excellent modèle.

J'en viens à la seconde question que je me suis posée tout à l'heure l'esprit français n'a-t-il à propos des auteurs anciens d'autre emploi que la dissertation littéraire? Lui répugne-t-il d'aborder ouvertement les textes et de chercher à en résoudre les difficultés, à en éclaircir les endroits obscurs? Ne peut-il par son goût pour ce qui est simple, solide et clair, par sa hardiesse mesurée, par sa souplesse vigoureuse, se mettre, aussi bien que l'esprit germanique, en communication immédiate avec les Grecs et les Latins? Ne peut-il dans cette étude rendre des services éminents à la science philologique ? Cette fois j'en appelle à nos prédécesseurs du seizième et du dix-septième siècle, à qui je ferais injure si je répondais autrement que par l'affirmative. J'entends tous les jours dire que les Allemands sont les Allemands, et que nous sommes les Français, et ne pouvons leur ressembler. Cela est indubitable, mais cela ne prouve nullement que nous soyons incapables d'une étude exacte et détaillée de l'antiquité. Nous nous y appliquerons autrement, avec des méthodes et un goût un peu différents, avec cette audace géniale que Bernhardy célèbre dans Lambin. Seulement nous avons laissé si longtemps interrompre notre tradition, qu'il nous faut de plus grands efforts pour en renouer le fil. J'entends répéter encore tous les jours et je lis dans des préfaces d'éditions que les Allemands sont subtils, trop subtils, qu'ils dénaturent les textes et en torturent le sens naturel. Mais j'ai pu m'assurer, et je le dis en toute sincérité, que la plupart du temps ceux qui s'expriment ainsi n'ont qu'une connaissance assez superficielle de ces Allemands dont ils disent tant de mal, et qu'ils se sont rebutés

1. Revue des Deux-Mondes, 1er mai 1864.

aux premières aspérités de leur fréquentation. Il faut se défendre de tout esprit de paresse et de légèreté, si l'on veut faire quelque œuvre sincère et solide. A mon avis, ce qui sera le plus utile au public et ce qui l'aidera le mieux à connaître l'antiquité, ce qui sera favorable au développement même de notre esprit littéraire et au renouvellement de notre éducation nationale, c'est de faire une série d'enquêtes approfondies sur chacune des principales œuvres de la littérature grecque et latine, de chercher à savoir où en est la teneur du texte, comment on l'entend, et ce qu'on en a dit dans toute l'Europe, surtout en Allemagne, puisque l'Allemagne s'en est occupée plus qu'aucun autre pays. Notre esprit choisira, dans cet immense amas de matériaux, ce qui lui convient, ce qui lui agrée, ce qui pour lui est le vrai et le juste. De telles études deviendront alors le point de départ d'un progrès fécond dans la connaissance réelle des littératures anciennes, non-seulement pour nous-mêmes, mais aussi, une fois que nous serons au courant, pour nos voisins et nos rivaux.

J'avertis tout de suite ceux qui seraient tentés de concourir à un tel résultat que la grammaire devra tenir une grande place dans leurs études. La négliger porte malheur. Ceux qui se moquent de la grammaire découvrent quelquefois dans les grands écrivains des fautes de goût, qui ne sont que des fautes de sens commises par le critique ignorant des règles de la langue. D'ail-. leurs les amis des jouissances littéraires sérieuses n'ont pas à se trop épouvanter de la grammaire. En réalité elle n'est pas le but dernier de notre connaissance; elle est l'instrument d'un effort plus élevé de notre esprit. Les tournures, les locutions, les acceptions des mots sont les moyens dont l'auteur s'est servi pour rendre sa pensée. Lorsque nous sommes entièrement instruits sur la valeur de ces matériaux, nous pénétrons plus profondément dans cette pensée. L'emploi d'un génitif, d'un accusatif, d'un ablatif, d'un présent ou d'un parfait, d'un indicatif, d'un subjonctif, d'un infinitif, la place donnée à une particule, la disposition des mots dans la phrase ne sont pas une chose indifférente. La science de tous ces détails permet de saisir les nuances les plus délicates

de l'idée et du sentiment. La conception poétique apparaît sans voiles à celui qui sait ainsi en démêler les ressorts les plus secrets, et cela est vrai, surtout lorsqu'il s'agit d'un artiste de langage tel que Virgile. S'il m'était permis de hasarder ici une comparaison, je dirais que le commentateur littéraire est un habile homme qui éclaire à son gré une belle statue, faisant jouer la lumière tantôt ici et tantôt là, disposant des étoffes qui dissimulent telle partie ou donnent à telle autre plus de saillie. Le grammairien est un modeste ouvrier qui débarrasse le chef-d'œuvre de tout ce qui le dérobe à nos yeux, qui ouvre simplement les fenêtres, et donne tout le jour qui peut entrer, puis se retire discrètement, laissant le spectateur, s'il en trouve en lui les ressources, se livrer à la contemplation et admirer ingénument. En effet, les notes du grammairien ne suivent pas le lecteur en cherchant à régler ses jugements, ou à dominer et à fixer une impression nécessairement mobile et variable en certains points. Il n'y a plus deux personnages, le lecteur et le commentateur, qui souvent ne sont pas d'accord sur le degré d'enthousiasme auquel il faut se laisser aller. Le sentiment n'a rien à faire dans l'interprétation grammaticale; le grammairien s'adresse à la seule raison, et quand son argument est accepté, cet argument devient propre au lecteur resté seul en face du texte. Qu'il le relise alors seulement, et il verra ce que sa connaissance a gagné en étendue, ce que son sentiment a reçu en profondeur. J'en ai fait l'expérience moimême. Après de longues veillées passées à parcourir de nombreux volumes, à peser minutieusement des variantes, à étudier lavaleur d'un cas ou d'un mode, je relisais les passages les plus connus, je dirais presque les plus rebattus, sur lesquels la rhétorique s'est épuisée en admirations. Mais mon impression avait une fraîcheur, une nouveauté, une vivacité que je ne lui avais jamais trouvée; je voyais face à face le grand poëte, je jouissais de l'entendre parler lui-même, et je goùtais un plaisir pour lequel je donnerais sans peine tout celui que pourraient me procurer l'audition des plus éloquentes leçons, ou la lecture des plus habiles commentaires du chantre d'Énée et de Rome.

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