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sait vite retrouver. Virgile est comme ces monuments de l'architecture dont toutes les parties sont assemblées avec une si juste symétrie, que nous ne croyons d'abord y rencontrer rien d'extraordinaire, mais dont la conception grandiose devient manifeste, quand une étude attentive nous en fait apercevoir les dimensions. Dante même, malgré son incomparable puissance, peut-il être mis au-dessus de Virgile, et l'édifice admirable du poëte latin a-t-il moins de majesté que l'entassement gigantesque de celui qui, sans faire tort à son propre génie, l'a pris pour maître et pour guide? Je ne dis rien des poëmes indiens; les bons juges ne paraissent pas, tant s'en faut, assigner à ces œuvres d'un génie fécond, mais démesuré, la supériorité sur les productions des grandes époques classiques. Ce sont d'ailleurs de ces sujets dont il faut laisser parler les seuls initiés, sans les croire à la lettre. On se passionne en effet toujours pour ce qu'on estime savoir à l'exclusion des autres. Reste Homère. Ici c'est autre chose; nous sommes sur un terrain accessible à plus de monde. Certes, pour mon compte, je fais profession d'admirer autant que personne les enfants de la muse grecque à son aurore, et je puis le faire avec sincérité, ayant lu plus d'une fois, et par profession et par goût, l'Iliade et l'Odyssée, en entier, dans leur langue originale. Si l'on tient absolument à fixer des rangs, j'avouerai sans difficulté qu'il y a dans les poëmes homériques quelque chose de plus élevé, de plus vif et de plus charmant, que dans quelque épopée que ce soit, et que le naturel si libre des Grecs est supérieur à l'effort et au raffinement des Latins. Mais à quoi bon assigner ainsi des rangs, et en pesant avec rigueur les raisons que l'on a d'admirer, se donner tant de peine pour goûter moins de plaisir?«< Faisons-nous, autant que nous le pouvons, un goût large et flexible, capable de comprendre les poëtes de tous les pays et de tous les temps 1. Laissons-nous entraîner par le torrent de poésie qui coule de la source vive ouverte par le vieil Homère. Mais sachons aussi être émus de cet art merveilleux,

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1. Boissier, Revue des Deux-Mondes, t. LXVII, p. 879.

où la sensibilité la plus touchante est rendue plus profonde encore par la sobriété de l'expression, où l'ingénieux est poussé jusqu'au grand, où l'imitation est une manière de naturel, une des formes les plus fines de l'invention poétique, et qui enfin a réalisé autant qu'il est donné à l'homme l'idéal de la poésie polie et civilisée1.

Mais quoi! Virgile est l'adulateur d'Auguste, s'écrie-t-on d'un autre côté; il n'a su revêtir d'une forme admirable qu'une fable mythologique sans intérêt, dont le principal titre était pour lui de célébrer la généalogie de la famille d'Auguste. Virgile subordonne ses compositions aux intérêts et aux prétentions de la famille impériale et devient le complice d'un système politique ambitieux. Voilà de terribles griefs, sans doute. Néanmoins une érudition plus curieuse d'examiner les textes de près en juge

tout autrement.

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M. Ribbeck, et je suis volontiers de son avis, pense que trois vers de Virgile, objet de nombreuses controverses, peuvent servir à nous renseigner sur les dispositions du poëte à cette époque. On lit en effet, G. III, 46:

Mox tamen ardentes accingar dicere pugnas
Cæsaris et nomen fama tot ferre per annos
Tithoni prima quot abest ab origine Cæsar.

Il semble bien difficile d'appliquer ces expressions à la composition de l'Énéide. En effet Probus nous dit que quelques commentateurs reprochent à Virgile de n'avoir pas tenu sa parole. M. Ribbeck suppose donc, non sans apparence de raison, que le prince avait demandé à Virgile un poëme en son honneur, tel que le Panegyricus de Varius, et que le poëte s'était d'abord engagé, mais qu'il recula comme il avait déjà reculé devant la peinture des guerres civiles3. Il inséra donc, dans la description du bouclier d'Énée, la narration de la bataille d'Actium, où, comme le dit encore Probus, il s'acquittait de sa promesse;

1. Sainte-Beuve, Étude sur Virgile, passim.

2. Prolegomena, p. 56.

3. Voyez l'Argument de l'Églogue VI.

4. Cette opinion n'est-elle pas favorisée par la considération que le livre VIII fut composé peu de temps après la publication des Géorgiques? Voyez plus haut, p. xII.

puis il éleva et agrandit son sujet, unissant dans un poëme admirable la mythologie à l'histoire, les origines de la famille des Jules à celles de la nation latine. Virgile a donc résisté à l'attrait de plaire par un acte de poésie proprement officielle. Louer uniquement Auguste ne convenait pas à sa nature délicate; s'il aimait et admirait le prince, il ne séparait pas sa gloire de celle de Rome, mêlant ainsi le patriotisme aux sentiments d'affection et de reconnaissance qui l'unissaient à son bienfaiteur. Est-il nécessaire de reprendre ici et de développer de nouveau les raisons si bien présentées par des critiques, dont l'indépendance ne peut être suspectée, pour expliquer comment Virgile a pu chanter Auguste, sans faire autre chose que répondre au sentiment unanime de ses contemporains? Je renvoie ceux qui seraient curieux là-dessus d'une démonstration éloquente et inattaquable, à M. Boissier, et surtout à M. Sainte-Beuve1.

L'œuvre de Virgile n'est, comme on l'a prétendu, ni une œuvre de cabinet, ni une œuvre d'adulation. C'est une œuvre singulièrement nationale et populaire, populaire même au point de devenir le livre des écoles, le livre d'enseignement par excellence, au point de meubler la mémoire des gens du peuple, de trouver place dans les épitaphes ou sur les murs des villes 2. Les Romains de toute classe, de toute condition se voyaient euxmêmes dans l'Énéide; ils y voyaient Rome, son histoire, sa gloire, ses mœurs et traditions. Les témoignages de l'antiquité ne varient pas à cet égard, et j'ai déjà cité' ce fait remarquable de quelques grammairiens prétendant que le vrai titre du poëme de Virgile était les Hauts Faits du Peuple Romain, Gesta Populi

Romani.

Mais il faut entrer plus avant dans la considération du détail de l'Énéide. Laissant le lecteur, qui voudra reconnaître le plan extérieur du poëme, c'est-à-dire la fable inventée par Virgile,

1. Revue des Deux-Mondes, t. LXVII, P. 874. Étude sur Virgile, p. 63 et suiv.

2. M. Ribbeck se sert très-ingénieusement d'un de ces graffiti pour appuyer la

leçon vulgaire, qui est celle du Mediceus, contre le texte du Palatinus, Æn. II, 148. Voyez Ribbeck, Prolégomènes, p. xv.

3. TOME I, p. LXXII.

lire les sommaires placés en tête des différents livres, je préfère étudier ce qui dans l'Énéide tient à la conception patriotique du poëte, à sa pensée intime, à son dessein véritable.

La légende d'Énée a-t-elle été choisie par Virgile uniquement parce qu'elle était celle de la généalogie des Jules, et Virgile pouvait-il en choisir une autre?

Si cela était vrai, je me demanderais quel sujet il aurait pu prendre, qui fut capable de fournir la matière d'un poëme épique, capable d'obtenir ce que M. Sainte-Beuve appelle le vrai et vivant succès. Je n'en vois aucun qui intéressât les Romains comme celui qu'a traité Virgile. On a parlé de la guerre punique, dont certes les souvenirs n'étaient pas oubliés. Mais quelque importance que cette grande lutte ait eue dans le développement de la grandeur romaine, à l'époque d'Auguste, elle n'était pas au premier plan, elle avait, si l'on peut s'exprimer ainsi, perdu de son actualité. Quelque habilement que le sujet eût été mis en vers, un tel poëme eût sans doute été supérieur, pour le style, à celui de Silius, il n'aurait pas davantage attiré l'attention publique par le choix de la matière. Il est difficile, en effet, de montrer dans la guerre punique le noeud des destinées de Rome. En réalité, la nation romaine était faite à cette époque, qui ne peut être regardée que comme une partie d'une action plus grande. Virgile, avec son goût exquis, y a vu l'occasion d'allusions nombreuses, la matière de l'épisode le plus important de son poëme, mais non de quoi en fournir le sujet même. Les autres guerres ont été relativement obscures et sans éclat. Dans cette longue suite de combats et d'expéditions, il n'y en avait pas, d'ailleurs, qui dominât d'assez haut les autres; il n'y en avait pas qui se prêtât sans une invraisemblance trop choquante à l'emploi du merveilleux, élément indispensable d'une œuvre épique.

Chez les peuples de l'antiquité, ce qui prime tout le reste, ce qui appelle les principaux respects, c'est la question des origines. Sans prendre tout à fait à la lettre, pour ce qui regarde l'Énéide, ce que dit M. Fustel de Coulanges, dans son livre de la

Cité antique', il y a dans ses assertions une part incontestable de vérité; c'est qu'Enée étant le héros fondateur de Rome, son histoire, quoique, il est permis de le dire, entièrement mythique, avait pour les Romains un intérêt extraordinaire, supérieur à celui des récits les plus certains. Elle n'était d'aucun temps, elle était de tous, elle était toujours actuelle. Elle s'était, en quelque sorte, imposée naturellement aux naïfs poëtes épiques des premiers temps avec les procédés de leur art. Dès l'abord, l'imitation de ces vieux initiateurs de Rome à la poésie s'était portée sur Homère, le maître de l'épopée grecque. Ennius avait même fini par lui emprunter son mètre, l'avait fait accepter aux Romains. Mais, sitôt que la conscience nationale s'était éveillée, le premier qui avait voulu, non plus traduire, mais écrire un poëme romain, Névius avait spontanément reproduit les traits de la fable d'Enée. Ennius l'avait suivi, et la tradition, devenue indiscutable, s'était chaque jour consacrée plus fortement; chaque jour, elle avait jeté des racines plus profondes dans les croyances de la nation.

Comment cette tradition des origines s'était introduite à Rome, c'est ce que j'ai déjà dit rapidement dans l'INTRODUCTION du précédent volume 2, et ce qu'on pourra voir avec détail dans Mommsen et dans Preller*. La passion des Grecs de tout expliquer par des histoires où les faits généraux, les influences lointaines se personnifient et prennent corps; d'un autre côté l'ignorance des Romains, leur grossièreté, leur envie de se rattacher d'une manière quelconque à l'histoire du peuple le plus brillant du monde, en ce temps-là, ont fait beaucoup. L'orgueil des familles, jalouses de se créer des généalogies héroïques, a contribué aussi à populariser la légende. Mais à cette époque on ne songeait pas encore à l'empire. Aussi les Jules n'étaient pas les seuls qui se proclamassent issus d'Énée. Les Émiliens affichaient la même prétention. Denys d'Halicarnasse parle d'environ cinquante familles qui se glorifiaient d'être de sang troyen; et nous

1. Pages, 178 et suiv.

2. Page LXVIII.

3. Rom. Geschichte, t. I, p. 457 et suiv. 4. Rom. Mythologie, p. 666 et suiv.

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