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l'Enéide a été composé, et il arrive à des résultats d'une grande probabilité. Ainsi, selon toute apparence, Virgile, après avoir arrêté les grandes lignes de son plan, et disposé les masses principales de sa matière, ne s'est pas astreint à en écrire les diverses parties dans leur ordre régulier. Il semble que l'ouvrage étant commencé depuis 725, les amis de Virgile, entre autres Properce, comme on peut le conjecturer d'après ses allusions (III, 32, 61 et suiv., éd. Keil), ont eu connaissance de l'ensemble et en particulier des deux premiers livres. Vers 731 ou 732, trois livres furent lus devant Auguste et Octavie; selon Suétone et Donat, c'est le second, le quatrième et le sixième ; selon Servius, le premier, le troisième et le quatrième. D'une discussion serrée, qu'il serait difficile d'analyser, et qu'on ne peut transcrire ici, M. Ribbeck tire les conséquences suivantes : le premier livre a dû être écrit entre 725 et 727; le huitième, à la même époque; le troisième et le quatrième, après 726; le sixième livre, vers 731 ou 732; le second, après le troisième et le quatrième; puis vint le cinquième, dont certaines parties furent composées après le neuvième qui est du même temps; le septième appartient aux dernières années de la vie du poëte; enfin on ne peut rien affirmer de certain au sujet du dixième, du onzième et du douzième. Varius et Tucca revirent le poëme sans y rien ajouter qui soit appréciable pour nous, malgré quelques témoignages; d'ailleurs leur rôle se borna plutôt à choisir entre les différentes leçons quelquefois laissées incertaines par Virgile. Enfin ils ne remplirent même pas les hémistiches demeurés inachevés.

Dès les temps anciens Virgile trouva des censeurs qui n'épargnèrent à son poëme aucun genre de critique. M. Ribbeck en donne la liste fort longue recueillie dans les témoignages des auteurs et des grammairiens anciens. Il donne aussi celle de ses commentateurs, non pas seulement de ceux dont nous possédons des gloses, ou du moins sous le nom desquels nous sont parvevenus des recueils de Scholies, mais de ceux aussi dont nous n'avons que des fragments épars çà et là dans les compilations de eurs successeurs. Ce qui n'est pas moins intéressant, c'est une

appréciation de la valeur de leurs témoignages au sujet du texte. Ainsi nous apprenons à faire grand cas d'Hyginus, d'Asper, de Probus, le plus sûr peut-être des érudits de l'époque impériale, de Vélius Longus. Nous sommes mis en défiance à l'égard de Donat, le maître de saint Jérôme, dont les études sur Virgile semblent inférieures à ses travaux sur Térence. Le nom de Servius est attaché à une compilation très-diverse d'aspects selon les manuscrits, et où le commentaire primitif du grammairien a été défiguré de mille manières, par des abréviations, des amplifications de différentes époques, enfin par l'accession de Scholies émanant d'autres grammairiens, et conçues dans un esprit opposé au sien. Toutefois on peut y reconnaître non pas seulement des attestations des textes vérifiés par l'auteur, mais aussi la tradition de conjectures émises déjà dans les écoles et par les éditeurs, ce que M. Ribbeck appelle criticarum curarum vulnera, les blessures infligées au poete par des critiques maladroits. Servius n'est pas sûr; son texte est souvent fautif, et il se trompe surtout dans les citations qu'il apporte comme exemples. Le témoignage de Philargyrius, celui des auteurs des Scholia Bernensia et des Scholia Veronensia, méritent d'être pris en considération. Les citations des auteurs et des grammairiens anciens ne peuvent être employées qu'avec une grande réserve. On doit quelques bonnes leçons à Quintilien, qui pourtant plus d'une fois s'est trompé, à Aulu-Gelle, à Macrobe, à Nonius. Mais Sénèque se fie trop à sa mémoire; Columelle offre très-peu de garanties; Priscien n'a pas eu sous les yeux des textes meilleurs que les nôtres, et en général il y a peu de fruit à tirer des citations des grammairiens médiocrement préoccupés dans leurs exemples de l'intégrité du texte, et se copiant les uns les au

tres.

La partie la plus considérable du travail de M. Ribbeck est celle où il établit la valeur relative des divers manuscrits. Il faut dire en effet qu'il a passé plusieurs années à en recueillir les variantes, à en collationner les textes, à en apprécier le caractère par les plus minutieuses comparaisons. Il n'en a découvert au

cun qui ne fût déjà connu, mais le premier il nous a donné la leçon exacte de plusieurs d'entre eux.

Virgile a eu la rare bonne fortune de nous parvenir dans des manuscrits d'une très-haute antiquité. Sept d'entre eux sont écrits en lettres capitales, sorte d'écriture usitée à la bonne époque de la littérature romaine, et qui s'est maintenue en Italie jusqu'au temps de l'invasion des Barbares. Ces manuscrits sont d'étendue fort inégale, les uns étant presque complets, les autres ne contenant plus que quelques feuilles. J'en ai déjà parlé dans l'INTRODUCTION du premier volume d'après les témoignages jusquelà portés sur leur état et leur valeur. Je crois utile de reprendre cette énumération et cette description après M. Ribbeck.

Le Vaticanus (n° 3225 de la bibliothèque du Vatican) est en fort mauvais état; il ne contient que des fragments épars des Géorgiques et de l'Enéide. Il est orné de miniatures remarquables, reproduites par Bartholi en 1741, avec la collation de Bottari. Il a successivement appartenu à Jovianus Pontanus, au cardinal Bembo, à Fulvio Orsini, qui en a fait don à la bibliothèque du Vatican, dont il était préfet. M. Ribbeck l'a collationné luimême en entier, et le désigne par la lettre F dans son édition.

Le Sangallensis se compose de feuillets anciens, ayant servi de reliure à des livres plus modernes, dans la bibliothèque de Saint-Gall. Il renferme quelques fragments des Géorgiques et de l'Énéide, lus une première fois par C. G. Müller, puis par M. Ribbeck, qui le nomme G.

Le Mediceus (Plut. XXXIX, no 29, de la bibliothèque Laurentienne) appartint jadis à la bibliothèque du Vatican. Il se trouva plus tard entre les mains du cardinal de Carpi, dont les héritiers le vendirent à Cosme Ier, duc de Toscane. Il a été étudié d'abord par Alde Manuce, puis par Nicolas Heinsius, enfin publié en fac-simile par Foggini en 1741. M. Ribbeck n'a pu obtenir d'en faire la collation complète; mais il s'est assuré que le travail de Foggini avait un caractère suffisant d'exactitude. Toutefois les surcharges en rendent la lecture pénible, et peut-être serait-il bon de chercher de nouveau la leçon primitive. Le

Mediceus commence au vers 48 de l'Églogue VI, et se continue sans interruption jusqu'à la fin de l'Énéide. M. Ribbeck le désigne par la lettre M.

Le Palatinus (no 1631 de la bibliothèque du Vatican et enlevé au dix-septième siècle à la bibliothèque Palatine de Heidelberg) est défiguré par d'assez nombreuses lacunes. Il a jadis servi aux éditions de Commelin, 1589, 1599, 1603, dont la collation a été fort inexacte. L'édition qu'Ambrogi en a faite à Rome au dixhuitième siècle est absolument sans autorité. M. Ribbeck, le premier, en donne la leçon complète, et il est juste de dire que c'est l'une des plus intéressantes nouveautés de son travail. Le Palatinus est désigné par la lettre P.

Le Romanus (no 3867 de la bibliothèque du Vatican) a perdu plusieurs feuillets contenant des fragments des Bucoliques, des Géorgiques et de l'Énéide. Au treizième siècle, il était dans un des monastères dépendants de l'abbaye de Saint-Denis, si l'on s'en rapporte à une note écrite sur l'un des feuillets, puis il fut transporté à Rome. Là il fut l'objet de l'attention de Politien, puis de Piérius. Au dix-huitième siècle, Bottari en donna une médiocre collation à la suite de son fac-simile du Vaticanus. M. Ribbeck l'a collationné entièrement et le nomme R.

Le Veronensis est un palimpseste conservé dans la bibliothèque du chapitre de Vérone, sous le chiffre 38. Le cardinal Angelo Mai, en 1818, puis M. Keil, en 1848, en ont tiré les Scholia Veronensia, recueil attribué à Probus. M. Ribbeck a pu y recueillir quelques leçons qu'il a consignées dans son édition, en les marquant de la lettre V.

L'Augusteus, ainsi nommé par M. Pertz, qui le premier en a découvert et rassemblé les fragments, selon ce savant, serait contemporain d'Auguste; il se compose de quelques feuillets, les uns récemment achetés à la Haye, en 1862, et déposés à Berlin, les autres appartenant à la bibliothèque du Vatican où Mabillon les a vus au dix-septième siècle. Ceux-ci sont un don de Claude du Puy à Fulvio Orsini. M. Ribbeck le désigne par la lettre A.

Ces manuscrits doivent être considérés sous deux rapports différents, celui de leur ancienneté et celui de leur valeur.

L'âge de chacun d'eux a été autrefois établi d'une manière assez complaisante par les éditeurs qui en ont fait usage, ou les paléographes qui les ont examinés. Ainsi les Bénédictins ont cru le Vaticanus contemporain de Septime Sévère. Bottari juge le Mediceus antérieur à Théodose et à Valens. On a proclamé le Palatinus du quatrième ou du cinquième siècle, le Romanus du quatrième. Enfin M. Pertz, en nommant l'Augusteus, admet qu'il appartient peut-être au premier siècle de l'ère chrétienne. Mais les arguments sont susceptibles de controverse lorsqu'on veut établir ces propositions. La vérité est que les textes écrits en capitales ne peuvent guère être postérieurs à la fin du cinquième siècle, époque à laquelle ce genre d'écriture commença d'être abandonné. D'un autre côté, aucun n'est tel qu'un homme riche n'ait pu dans toute cette période en faire exécuter un pareil par des scribes habiles et choisis. M. Ribbeck a soin de donner un spécimen de chacun d'eux. L'Augusteus et le Sangallensis offrent sans contredit le type le plus pur du beau caractère de la meilleure époque. Le Romanus et le Palatinus appartiennent à une école de calligraphie différente et inférieure. Le corps des lettres a perdu de son ampleur; il est devenu grêle et allongé. Le Vaticanus et le Veronensis offrent un mélange des deux types précédents, mais dans lequel certaines lettres marquent déjà la décadence. Enfin, le Mediceus est celui qui nous montre l'écriture capitale sous l'aspect le plus altéré, déjà gâtée par l'emploi de majuscules et de minuscules usitées à des époques subséquentes.

Maintenant, M. Ribbeck a su reconnaître, en comparant les fautes de tout genre dont fourmillent ces textes, les meilleurs de tous, qu'ils dérivent d'un archétype unique, ou du moins de plusieurs archetypes analogues les uns aux autres. D'après certaines transpositions, on peut conjecturer que cet archetype renfermait huit vers à la page; on reconnaît qu'il était d'ailleurs d'une qualité médiocre, rempli d'abréviations et de ligatures qui ont embarrassé les copistes, chargé de conjectures, de gloses, de

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