Page images
PDF
EPUB
[merged small][ocr errors]

de ces héros à qui il faut un grand théâtre, & des foules de fpectateurs. Ce n'eft que par l'exercice des vertus domestiques qu'un peuple fe prépare à la pratique des vertus publiques. Qui ne fait être ni mari, ni père, ni voisin, ni ami, ne saura pas être citoyen. Les moeurs domeftiques décident à la fin des mœurs publiques. Penferez-vous, Ariftias, que des hommes accoutumés à obéir à leurs paffions dans le fein de leur famille, & fans vertu les uns à l'égard des autres dans le cours ordinaire de la vie, prendront fubitement un nouveau génie & de nouvelles habitudes, en entrant dans la place publique & dans le fénat ; ou que leurs paffions & leurs vices n'oferont les infpirer quand il s'agira de délibérer fur les intérêts de la république, & de décider de fon fort? Lycurgue, moins préfomptueux que nos fophiftes & nos orateurs, ne l'efpéroit pas; auffi eut-il une attention Spartiates. Il porta plus de loix pour faire d'honnêtes gens, que pour régler la forme du fénat, & la police des affemblées de la place publique. Il favoit que des hommes vertueux vont, comme par inftinct, au-devant de leurs devoirs, & qu'ils auront toujours de bons magiftrats.

Entrons dans le détail des vertus que la Politique doit cultiver; mais répondez-moi d'abord, Ariftias. Quand vous achetez un esclave, vous importe-t-il peu qu'il foit gourmand, pareffeux, fripon, menteur, ou qu'il ait les qualités oppofées à ces vices? Ne vous eft-il pas avantageux que votre voifin foit jufte, humain & bienfaifant? Vous eft-il égal que votre ami foit emporté dans fes goûts, débauché, injufte, crapuleux, ou qu'il foit attentif à remplir tous les devoirs d'un hon-particulière à former les mœurs domestiques des nête homme? Quand un mariage, que je vous fouhaite heureux, vous aura élevé à la dignité de père de famille, vous fera-t-il indifférent que vos enfans contractent l'habitude du vice ou de la vertu, & que votre femme ait les moeurs d'une courtifane, ou foit chafte, modefte, retirée & économe?

Je n'attends pas votre réponse, poursuivit Phocion, je la fais. Mais puifqu'une femme, des enfans, des amis, des voifins vertueux & des efclaves fidèles à leurs devoirs, font fi propres à nous rendre heureux dans le fein de nos familles où nous paffons la plus grande partie de notre vie, pourquoi la Politique négligeroit-elle cette branche importante de notre bonheur? Je n'ignore pas que, fous prétexte de je ne fais quelle élévation d'efprit, nos Athéniens, que je ne comprends pas, plaifantent aujourd'hui avec dédain des vertus domeftiques. On diroit que ce n'eft pas la peine d'être honnête homme, à moins que d'être un héros. Mais c'est parce que la corruption qui règne dans le fein de nos maisons, nous rend incapables de pratiquer les vertus domeftiques, que nous avons pris le parti de les méprifer. La modeftie dans les moeurs nous paroît baffeffe ou rufticité. Nous voulons que nos maifons foient une espèce d'afyle, où la loi n'ofe point entrer pour nous inftruire de nos devoirs; & cependant c'eft dans le fein des familles que des pères tendres & prudens ont donné Je premier modèle des loix & de la fociété. Nous difons que c'eft dégrader les magiftrats, que de les occuper de nos foins domeftiques; mais en effet, nous ne vo lons qu'avoir impunément de mauvaises mœurs. Dégoûtés de la fimplicité de nos pères, nous voulons du fafte & de l'élégance jufques dans les vertus. Que c'eft bien mal connoître leur nature, & le lien qui les unit les unes aux autres !

Par quel prodige en effet une république verroitelle une fuite d'hommes de bien à la tête de fes affaires, fi elle ne commençoit pas par avoir pour citoyens des hommes accoutumés à pratiquer les devoirs de la vie privée ? Il faut qu'un peuple fache eftimer la vertu, pour donner à fes magiftrats le courage & la conftance néceffaires dans l'exercice de leurs fonctions. Il doit aimer la juftice pour defirer un magiftrat toujours jufte, toujours ferme, toujours auffi inflexible que la loi. Des citoyens corrompus le redouteroient, fa probité leur feroit à charge. Ils lui préféreront un Cléon qui flate leurs vices, dont le cœur est ouvert à l'intérêt, & dont la main nonchalante & foible laiffe pancher inégalement la balance de la juftice.

Jugez, mon cher Ariftias, de la doctrine que je vous expofe, par ce qui s'eft paffé de nos jours dans notre république. A peine Périclès eut-il corrompu nos moeurs, en prétendant les polir; à peine commençâmes-nous à nous piquer de recherche dans les arts inutiles, de fomptuofité dans nos fpectacles, de magnificence dans nos meubles, de délicateffe fur nos tables; à peine les courtifanes autrefois méprifées, à préfent les arbitres du goût, des vertus & des agrémens, eurent elles ouvert à nos jeunes gens une école de galanterie & d'oifiveté; à peine, en un mot, avons-nous eftimé la volupté, l'élégance, les richeffes, & refpecté les grandes fortunes, que nous en avons été punis voyant les graces, le fafte, le luxe & les richeffes tenir lieu de talens, & devenir autant Je ne crois pas aifément aux qualités fublimes de titres pour s'élever aux magiftratures. Qu'elle

en

à fe rendre le maître des paffions, & la règle auftère à laquelle il foumet la vertu. Peut-être a-t-il paffé les bornes de la prudence; mais cet excès même de précaution prouve combien il croyoit les moeurs néceffaires à la confervation de fon gouvernement.

république auroit pu réfifter aux hommes méprifa- toutes les parties feroient combinées avec le bles qui ont fuccédé à Périclès? Des volup- plus de fageffe, pût fe foutenir fans le fetueux, des étourdis, des avares, &c., n'ont cours des moeurs domeftiques. Lifez fa Répuvu, dans l'adminiftration dont ils étoient char-blique; voyez avec quelle vigilance il cherche gés, que le pouvoir de fatisfaire plus aifément leurs paffions. Ne craignant ni les regards, ni le jugement d'une multitude auffi vicieufe qu'eux, devoient ils fe gêner pour faire le bien ? Ils ne s'étudièrent, dans les conjonctures difficiles, qu'à éblouir & duper les fpectateurs. Ne gouvernant que par des cabales & des intrigues, ils ne cherchèrent qu'à rendre les loix fouples & dociles à leurs défirs. Ils eurent tout au plus l'adreffe ou la complaifance, pour ménager un refte de citoyens vertueux, de faire une ou deux actions honnêtes avec éclat & appareil, afin de pouvoir être impunément injuftes à l'abri d'une bonne réputation ufurpée.

[blocks in formation]

J'ai fouvent entendu raifonner Platon fur cette matière. Il blamoie la monarchie, la pure ariftocratie & le gouvernement populaire. Jamais, difoit-il, les loix ne font une sûreté fous ces adminiftrations, qui laiffent une carrière trop Ebre aux paffions. Il craignoit le pouvoir d'un prince, qui, feul légiflateur, juge feul de la juftice, de fes loix. Il étoit effrayé dans l'aristocratie, de l'orgueil & de l'avarice des grands, qui croyant que tout leur eft dû, facrifieront fans fcrupule les intérêts de la fociété à leurs avantages particuliers. I redoutoit dans la pure démocratie, les caprices d'une multitude toujours aveugle, toujours extrême dans fes défirs & qui condamnera demain avec emportement ce qu'ell approuve aujourd'hui avec enthoufiafme.

[merged small][ocr errors]

En effet, à quoi ferviroit de donner la conf titution la plus fage à des hommes corrompus, dont on ne corrigeroit pas d'abord les vices? Lacédémone, en fortant des mains de Lycurge, eut un gouvernement tel que le défire Platon. Les deux rois, le fénat & le peuple, revêtus d'une autorité différente, formoient une conftitution mixte, dont toutes les branches fe tenoient mutuellement en refpect, par l'efpèce de cenfure qu'elles exerçoient les unes fur les autres. Quelque admirables que foient les proportions de ce gouvernement, il n'écarta cependant de Sparte les cabales, les partis, les troubles, les défordres qui ont perdu les autres républiques de la Grèce, qu'autant qu'il fut attentif à maintenir en vigueur les loix que Lycurgue avoit faites pour les mœurs.

Dès que Lyfander, en portant dans fa patrie les tributs & les dépouilles des vaincus, y eut développé le germe de cupidité jufqu'alors étouffé l'avarice fe gliffa fourdement avec les richeffes dans les maifons des Spartiates. La fimplicité de leurs pères, d'abord moins agréable, leur parut bientôt trop groffière. Un vice n'eft jamais feul dans une république; il en produit cent autres. Peu-à-peu les vertus & les talens perdirent autant de leur crédit, que les richeffes en acquirent. A mefure que les fpartiates apprenoient à jouir de leur fortune, ils fe perfuadèrent que les richeffes pourroient tenir lieu de mérite, & dès-lors elles commencèrent à donner quelque confidération à leurs poffeffeurs. La pauvreté fut enfin méprifée; & dès qu'il fut néceffaire d'acquérir des richeffes les fpartiates, occupés de leurs affaires domestiques, ne donnèrent plus toute leur attention aux intérêts de la république. Les paffions, alors enhardies, relâchèrent les refforts du gouvernement, & il lui fut impoffible de les réprimer, parce qu'il avoit eu l'imprudence de les laiffer naitre.

Les riches, tourmentés par la crainte qu'on ne les dépouillât de leurs richeffes, fe révoltèrent contre le partage de l'autorité établi par Lycurgue, & voulurent être tout puiffans, pour être en état de défendre leur fortune. Le peuple, de fon côté, tantôt rampant & tantôt infolent, n'eut plus que des éphores dignes de

ui. En vain tenteroit on aujourd'hui d'arrêter les défordres de Lacédémone, en rappellant les loix qui fixoient les bornes de la puiffance des rois, des fénateurs & du peuple. A quoi ferviroient des loix méprifées par les mœurs publiques, & auxquelles l'ambition & l'avarice ne peuvent plus obéir? Le vice les a énervées, la pratique de la vertu peut feule leur rendre leur force. Si on ne fe hâte, mon cher Ariftias, de réparer & d'étayer par la tempérance & la frugalité les reftes d'un gouvernement ébranlé par la licence des paffions, foyez sûr que ces rois, ces fénateurs, ces éphores, autrefois fi généreux, fi fages & fi magnanimes dans l'exercice de leur autorité, fe lafferont bientôt de cette forte de modération qu'ils affectent encore malgré eux, & cefferont d'être des magiftrats, pour devenir les oppreffeurs d'une république qui fe déchirera par fes querelles domeitiques, jufqu'à ce qu'elle devienne la proie d'un ennemi étranger.

Voulez-vous, mon cher Ariftias, pourfuivit Phocion, un fecond exemple de la puiffance des moeurs? Tranfportez-vous en Egypte, & vous verrez que fi leur décadence a rendu inutile dans Lacédémonie le fage gouvernement de Lycurge; leur fainte auftérité a autrefois purifié jufqu'au defpotifme même.

Les rois d'Egypte n'avoient que les dieux audeffus d'eux, & ils partageoient en quelque forte avec eux l'hommage de leurs fujets. Leurs ordres étoient autant de loix facrées & inviolables, & tout devoit fe profterner en filence devant leur trône. Quelque terrible que dût être ce pouvoir fans bornes entre les mains d'un homme, les égyptiens n'en éprouvèrent aucun effet funefte, parce qu'ils avoient des moeurs, & en donnèrent à leur maître. Il n'étoit point permis à ces monarques tout puiffans d'être avares, oififs, prodigues ou voluptueux. Tous les momens de leur journée étoient remplis par quelque devoir. A peine avoient-ils facrifié aux dieux, & médité dans le temple fur quelque vérité des livres facrés, qu'ils étoient arrachés à eux-mêmes. Il falloit écouter les plaintes des malheureux, juger les procès de leurs fujets, tenir des confeils, & expédier des ordres dans les provinces pour y prévenir quelque abus, ou y former quelque établissement avantageux. Jufqu'aux délaffemens & aux befoins de l'humanité, tout étoit prefcrit par les loix. Le bain, la promenade, les repas, avoient des heures marquées. La table étoit un autel élevé à la frugalité; on y mefuroit le vin, jamais on n'y fervoit que deux mets, & toujours les mêmes. Dans le palais aucun falte n'infultoit à la condition des fujets, & n'infpiroit de l'orgueil au maître. L'amour enfin, cette paffion, Ariftias, trop fouEncyclopédie. Logique, Métaphyfique & Mora

vent fi impérieufe, fi puérile, fi emportée, fi molle, n'étoit qu'un fimple délaffement après le travail; c'étoit la loi qui fermoit & ouvroit l'appartement de la reine au prince.

C'est ainsi que les égyptiens firent leur bonheur. Leur pays ne renfermoit, pour ainsi dire, qu'une nombreufe famille, dont le monarque étoit le père. Le prince, toujours roi, n'avoit pas le tems d'être homme. L'ordre conftant & périodique de fes occupations accoutumoit fon efprit à la règle, & tenoit lieu de tout l'art que nous employons fouvent inutilement pour empêcher que nos magiftrats n'abufent de l'autorité qui leur eft confiée. Les paffions étoient étouffées dans le coeur du maître; & ne pouvant défirer & vouloir que le bien, il importoit peu aux égyptiens d'avoir cette liberté dont nous fommes fi jaloux. Les loix toujours juftes & impartiales, quoique faites par un feul homme, étoient également aimées & refpectées par tous les ordres de l'état. C'eft ainfi que malgré le defpotifme, les bonnes moeurs endirent l'Egypte heureufe, & nos anciens philofophes l'ont regardée comme le bercea de la fageffe.

Je dévore vos difcours, s'écria Ariftias, je me fens entraîné par la force de vos raifons. Sans doute c'eft profaner la Politique, qui doit rendre les fociétés heureufes & floriflantes, que d'en donner le nom à ce petit manège toujours incertain de rufe, d'intrigue & de fourberie, que je regardois comme un grand art, & qui n'a été en effet imaginé que par des ignorans incapables de s'élever à de plus hautes idées, ou par de mauvais citoyens qui ne regardoient, dans l'adminiftration de la république, que le malheureux avantage de fatisfaire eux mêmes leur ambition & leur avarice. Sans doute que les mœurs doivent fervir de bafe à la loi, & que fans leur fecours le légiflateur n'élevera jamais qu'un édifice chancelant, & prêt à s'écrouler.

Mais, vous l'avouerai je? Phocion, continual Ariftias en baiffant la vue & d'un ton affligé ; dans le moment même que je cède à l'évidence de vos raifonnemens, mes anciens préjugés semblent fe révolter contre ma raifon. L'Egypte, autrefois vertueufe, a été heureuse, & Lacédémone n'a perdu fa profpérité, qu'en perdant fes moeurs. Sans doute il eft digne de la fagcffe de l'auteur de la nature, que le bonheur foit le prix de la vertu, & l'adverfité la compagne du vice. Tel eft l'ordre le plus ordinaire; mais n'eft il point d'exception à ces loix générales? Celui qui les a portées, pour des raifons qu'il feroit téméraire de vouloir pénétrer, n'y déroge-t-il jamais? N'a-t-on pas vu quelquefois des empires élever leur fortune fur l'injuftice, & fleurir par des moyens que la Morale réprouve? Quelle vertu ont les Perfes qui

Ton. III.

[ocr errors]

dominent fur l'Afie entière? Il me femble que Philippe, à qui tout réuffit, n'a guère plus de vertu que nous, qui tombons en décadence; il me femble que tous les jours des intriguans, à force de lâchetés & de fcélérateffes, enlèvent à des hommes de bien la récompenfe qui n'eft due qu'à la probité. Pourquoi, par les mêmes voies, "des états ne pourroient-ils donc pas obtenir les mêmes fuccès? Nous avons vu des tyrans ufurper dans leur ville la fouveraineté, jouir de leur vol, & mourir tranquillement dans leur lit. Socrate, au contraire, n'a poffédé aucune de nos magiftratures, & il a trouvé des juges qui l'ont condamné à boire la cigue. Ah, Phocion, Phocion, quel fpectacle fcandaleux ne nous préfente pas quelquefois l'hiftoire du bonheur & du malheur des hommes?

Prenez y garde, mon cher Ariftias, lui répon dit Phocion, ce n'eft pas votre raifon, ce font vos paffions qui viennent de parler. C'est parce que vous confondez encore les dignités, les richeffes, l'éclat, le pouvoir avec le bonheur, que vous voudriez qu'ils fuffent la récompenfe de la vertu; mais ils ne peuvent tout au plus pro. curer qu'un plaifir paflager, tel que le donnent les carelles trompeufes d'une courtifane; & des plaifirs paffagers ne font pas le bonheur.

ment pourroit-on le foupçonner d'avoir été in-
quiet fur le jugement qu'il attendoit? Pendant les
trente jours qui s'écoulèrent depuis qu'on lui
prononça fa fentence, jufqu'au moment de l'exé-
cution, il continua à inftruire fes difciples. Il
leur parla de l'immortalité de l'ame & du bon-
heur attaché à la vertu. Les yeux les plus perçans
ne virent point qu'il fit quelqu'effort pour être
ou paroître tranquille, & qu'il foupçonnât que
fa prifon & fa mort fuffent une objection contre
fa doctrine. Il regarda la mort comme nous
voyons le coucher du foleil & l'approche du
fommeil; il remercia les dieux de lui donner
une fin qui lui épargnoit les infirmités de la
vieilleffe & les angoiffes douloureufes de l'agonie.
C'eft Athènes feule qui étoit malheureuse;
& quelle longue fuite de calamités ne pouvoit-on
pas prédire à une ville affez aveugle & affez cor-
rompue, pour punir la vertu de Socrate du der-
nier fupplice?

A l'égard de la profpérité des états, je conviens, pourfuivit Phocion, qu'il s'eft formé de grands empires par des moyens que la morale défavoue; mais répondez-moi, ces états quorqu'injuftes, ambitieux & fans foi, n'étoient-ils pas moins abandonnés aux voluptés, à la pareffe & à l'amour des richeffes que les peuples qu'ils ont foumis? N'étoient-ils pas plus exercés au courage & à la difcipline? N'avoient-ils pas moins d'indifférence pour leur patrie & plus d'amour pour la gloire? Ce n'eft point parce que Philippe a peu de vertu que nous le craignons, c'eft parce que nous en avons encore moins que lui, & qu'il fe fert de nos vices pour nous accabler. L'ambition, l'injustice, la rufe, la vio

pires; mais c'eft parce qu'à ces vices on n'oppofe que d'autres vices d'ailleurs, quel eft l'avantage de cette grandeur ufurpée ? Peut-elle faire la profpérité d'un état, puifqu'il eft impoffible de l'affeoir fur un fondement folide?

Vous voyez tous les jours des hommes méprifables qui parviennent aux premières magiftratures; mais foyez sûr qu'elles ne font un bien que pour l'homme vertueux qui fe dévoue à fa patrie, qui eft affez habile pour la rendre heureufe, ou qui du moins a tout tenté pour y réuffir. Le bonheur dans chaque individu, c'est la paix de l'ame, & cette paix naît du témoignage qu'il felence peuvent fans doute former de grands emrend de fe conduire par les règles de la juftice. Ces tyrans, ces ambitieux dont la multitude admire la profpérité, gémiffent en fecret fous le poids de l'adminiftration à laquelle ils ont la lâcheté infenfée de ne pouvoir renoncer. Que ne pouvez vous lire dans leur coeur déchiré par la crainte, l'envie, la haine, l'avarice & les remords? Mon cher Ariitias, que cette apparence de profpérité, qui n'environne que trop fouvent le vice, ne vous fcandalife pas. L'élévation des méchans, faifant à la fois leur châtiment, & celui des peuples qu'ils gouvernent & qui les élèvent, eft au contraire une nouvelle preuve que le bonheur n'eft attaché qu'à la vertu.

Vous me citez Socrate; mais ce verre de

cigue, qui déshonorera éternellement vos pères, ne troubla point fon repos. Les fcélérats qui vouloient le perdre, étoient incertains du fuccès de leurs calomnies, & il étoit sûr de fon innocence. Puifqu'il ne fit aucune plainte, aucune follicitation, & qu'il refufa de fe fouftraire par la fuite à la haine de fes ennemis, com

La Politique, dupe d'un bonheur paffager & toujours fuivi des revers les plus funeftes, doitelle donc facrifier l'avenir au moment préfent? O mon cher Ariftias, fi vous aimez votre patrie, que les dieux vous préfervent de lui fouhaiter des fuccès qui prépareroient fa décadence & fa ruine. C'est pour avoir voulu ufurper l'empire de la Grèce, que nous & les fpartiates fommes aujourd'hui à la veille de perdre notre liberté. La modération de nos villes les avoit nifes en état de repouffer Xerxès; leur ambition va les foumettre à Philippe. De grandes provinces & de grandes richeffes, quoi qu'en difent nos orateurs, ne contribuent ni au bonheur domestique des citoyens, ni à la sûreté de la république à l'égard des étrangers. Que fert aux Perfes d'avoir conquis l'Afie entière? En font-ils plus libres?

Le fujet jouit-il avec plus de confiance de fa fortune, depuis que le prince a monftrueufement augmenté la fienne? Qu'un grand empire eft foible, puifqu'Agéfilas, avec une poignée de foldats, a porté la terreur jufques dans Babylone! Une autre fois je vous développerai les preuves de cette vérité; mais dans ce moment contentez-vous de remarquer, Ariftias, que fi l'être, protecteur de la vertu, fe fert quelquefois des vices d'un peuple pour en détruire un plus vicieux, il ne manque jamais de brifer l'inftrument de fa vengeance après s'en être fervi. Ce n'eft point par des miracles qu'il agit, mais par une fuite naturelle de l'ordre qu'il a établi dans le gouvernement du monde.

Je ne hafarde point ici une conjecture vaine & téméraire. Examinez avec moi le choc, la marche, le concours des paffions, le mouvement réciproque qu'elles fe communiquent, & vous en verrez réfulter cet ordre favorable à la Morale. La trahifon, la fourberie, la rufe peuvent furprendre & tromper un état qui n'eft pas précautionné contre leurs pièges, & obtenir d'abord quelque fuccès; mais leur fuccès même déchire le voile fous lequel elles fe cachoient, & la mauvaise foi, en infpirant une défiance & une haine générales, fe trouve enfin elle-même embarraffée dans les embuches qu'elle dreffoit. Intimidée par la crainte qu'elle a fait naître, dupe de fes propres fineffes, jamais elle ne peut prévoir tous les dangers dont elle eft menacée ; fans ceffe elle fe précautionne contre des accidens chimériques. Marchant ainfi fans règle, elle ne peut réuffir que par hafard, & bientôt doit néceffairement échouer. Ces fophiftes, qui tâchent de réduire en art la perfidie, & qui nous étalent avec complaifance cent exemples d'injuftices heu reufes, fe gardent bien de nous en faire connoître les fuites funeftes. Toujours vagues dans leurs difcours, ils n'analyfent jamais les caufes des fuccès de l'injuftice & de la mauvaife foi; jamais ils n'établiront le point fixe, où, triomphant de tous les obftacles, elles font sûres de réuffir. La force de la vérité oblige au contraire les fophiftes à fe réfuter eux-mêmes. Ils ne peu vent le déguifer que les fuccès paffagers de l'injuftice ne préparent qu'un avenir, malheureux. Pourquoi nous confeillent-ils d'éviter la haine & le mépris, comme les deux écueils les plus funeftes de la Politique ? N'eft-ce pas convenir du danger des vices, reconnoître le prix de la vertu, & avouer que fes opérations feules font sûres?

Si un peuple, au lieu de la rufe & de la fourberie, emploie la force & la violence contre fes voifins, il eft impoffible qu'il ne foit pas lui-même agité par la crainte qu'il infpire. En même tems qu'il augmente le nombre de fes ennemis, il devient suspect à ses alliés. En croyant fe rendre

puiffant, il multiplie fes dangers & diminue fes forces. Plus heureux que plufieurs nations dont nous connoiffons l'hiftoire, & qui fe font affoiblies, & enfin ruinées à force d'efforts, pour augmenter leur fortune; je veux qu'il ne fuccombe pas fous le poids des difficultés qui l'entourent, & que la réfiftance de fes ennemis aiguife au contraire fon courage, fes forces & fes talens. Le moment fatal du fuccès arrive; il triomphe, mais le vainqueur périt au milieu de fes conquêtes.

Remarquez-le, mon cher Ariftias, c'est l'ambition, c'est l'avarice déguifées fous le nom d'une fauffe gloire., qui peuvent feules porter les hommes à être conquérans ; & par quel prodige ces deux paffions, qui n'ont pas craint de violer tous les droits humains & de verfer des torrens de fang, uferoient elles avec prudence de la victoire, fi capable d'enivrer d'orgueil les hommes les plus modérés ? Séfoftris, peu content de régner fur 1 Egypte, fait violence à ces fages loix dont je vous parlois il n'y a qu'un moment: il medite la conquête de l'Afie, & rien ne réfifte d'abord à ces égyptiens fobres, laborieux, tempérans & courageux qu'il a armés pour fervir fon injufte ambition. Mais fes foldats victorieux prennent bientôt les vices & les moeurs des peuples vaincus. Ces hommes, amollis par les voluptés & les richeffes, rapportent dans leur patrie les dépouilles de l'Orient. Le peuple, étonné l'ambition & de l'avarice, fe croit parvenu au d'un fpectacle qui développe en lui le germe de comble de la gloire & de la prospérité: cependant la vertu, ébranlée dans tous les cœurs, eft prête à les abandonner; &, au milieu des chants d'allégreffe & de triomphe, le châtiment de l'EBypte commence. Une négligence présomptueufe relâche les refforts du gouvernement: tous les anciens établiffemens font bientôt détruits par les paffions. Les fucceffeurs de Séfoftris, efclaves d'une fortune qui les accabloit, devinrent des tyrans voluptueux, & d'autant plus terribles, qu'affoiblis par la ruine des loix, ils ne fe croyoient plus en sûreté. Ils craignirent des fujets que la imolleffe, le fafte, la pauvreté & les richeffes avoient rendus à la fois lâches & infolens; & leur royaume, fans défenfe & troublé plutôt par des émeutes que par des révoltes, eft deftiné à devenir la proie du premier conquérant qui voudra s'en emparer.

L'hiftoire nous offre mille exemples pareils. Les mèdes, en afferviffant les affyriens, perdirent les moeurs & les loix qu'ils devoient à la fageffe de Déjocès: ils ceffèrent d'être heureux par une trop grande profpérité, & préparèrent une conquête aifée aux perfes, qui, à leur tour, amollis & corrompus auffi-tôt que vainqueurs, fondèrent un grand empire dont tout annonçoit la décadence. Que de leçons pour la Politique, fi elle veut connoître les devoirs ! Vous parlera je,

« PreviousContinue »