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CHAPITRE III

LA MADELEINE D'ÉPHÈSE

Argument: Marie-Madeleine avait son tombeau à Éphèse. Réponse: Cette Marie-Madeleine d'Éphèse est étrangère à l'Evangile.

Comme Launoy, qu'il déclare n'avoir pas lu (1), M. Duchesne oppose une Madeleine d'Éphèse à la Madeleine que nos traditions identifient avec Marie de Béthanie.

<< Celle-ci, dit-il, on l'a vu, a peu de relief. Il n'en est pas de même de la Madeleine, dont le tombeau était, dès le sixième siècle, un des lieux saints d'Éphèse (2). »

Ce qu'on a vu déjà, c'est la gloire qui, à travers vingt siècles, environne la Marie-Madeleine de nos traditions; mais ce qu'on n'a vu, d'aucune manière, c'est le <<< relief » de la Madeleine d'Éphèse. Quelle est donc cette Madeleine? Dire que c'est celle qui avait un lieu saint dans cette ville, n'est pas la faire suffisamment connaître. Dans l'Évangile, le surnom de Madeleine n'est donné qu'à une Marie; et cette Marie-Madeleine, « de laquelle Jésus avait chassé sept démons » (3), est la même « qui le suivait avec les autres saintes femmes » (4), la même

(1) Duchesne, La Légende, p. 1: « Je n'ai pris aucune connaissance des travaux de Launoy. J'en suis encore à remuer un de ses tomes, et je ne pense pas que l'esprit qui les inspira se communique à moi par le contact

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qui était auprès de la croix » (1), « au tombeau avec les parfums et à laquelle apparut d'abord le Sauveur ressuscité » (2).

Dans les traditions provençales, nous professons nettement que cette Madeleine est la pécheresse qui reçut le pardon aux pieds de Jésus; et que cette Madeleine pécheresse est Marie, la sœur de Lazare. Or, l'on a vu que, sur l'identité de ces deux Maries, nous avons avec nous le sentiment presque universel de l'Église d'Orient; et l'on sait que tel a toujours été le sentiment unanime de l'Église

latine.

A tant de précision de notre part, pourquoi M. Duchesne n'oppose-t-il qu'un personnage vague, imprécis ? Quand il voudra lui rapporter ou appliquer des écrits, des témoignages, des monuments, n'aurons-nous pas le droit de l'arrêter et de lui demander qui l'autorise ainsi à faire une telle application à une Madeleine inconnue ? Rien, en effet, à travers les siècles que nous avons parcourus, ne nous a révélé, je ne dis pas son relief, mais même son existence; et M. Duchesne ne daigne pas écrire un mot pour expliquer cette éclipse totale. Grave lacune: car, dans de telles conditions, l'invention d'Ephèse se présente mal, et les témoignages cités en sa faveur peuvent à priori être logiquement récusés.

Mais comme mon but est de répondre à tous les arguments de M. Duchesne, je dois entendre et étudier les témoignages qu'il nous oppose.

« Grégoire de Tours, l'homme le plus renseigné de son temps, en matière de pèlerinages, connaît ce sanctuaire : In ea urbe (Éphèse) Maria Magdalena quiescit nullum super se tegumen habens (3).

<< Au temps de Charles-Martel, il fut visité par le moine anglo-saxon Willibald. Modeste, évêque de Jérusalem,

(1) S. Jean, XIX, 25.

(2) S. Marc, XVI, 9.- S. Jean, XX, 11-18.- S. Luc, XXIV, 10.

(3) Grégoire de Tours, De Gloria Martyrum, 29.

dans la première moitié du septième siècle, le mentionnait dans une de ses homélies... En 899, le corps de Lazare fut tiré de Chypre par l'empereur Léon VI, pour être transporté à Constantinople, avec celui de sainte Madeleine venu d'Éphèse. On les déposa dans une église nouvellement érigée, au lieu appelé Tóno, tout près de la mer, au-dessous de l'ancien palais impérial, à l'endroit où le Bosphore débouche dans la Propontide. Cette double translation est relatée par un grand nombre d'historiens byzantins du dixième siècle; elle ne saurait être mise en doute (1). »

On ne peut vraiment qu'être ébahi devant cette légion de témoins. Mais que de causes où le grand nombre de témoins n'apporta pas la moindre lumière ! Que d'autres causes où les témoins déposèrent même contre ceux qui les avaient cités ! Dans l'affaire d'Éphèse, n'y aurait-il pas quelque dénouement de ce genre?

§ 1. Témoignage de Grégoire de Tours.

Grégoire de Tours n'est jamais allé à Éphèse. Il ne connaît ce tombeau que par « le voyageur syrien qui l'a aidé à transcrire les Actes des Sept Frères Dormants » (2). D'ailleurs, la facilité avec laquelle il a accepté certaines légendes fait douter de son exactitude en ce qui concerne les pèlerinages d'Orient.

Veut-on quelques exemples? « L'étoile de Bethléem est encore visible dans un puits qui est près de la grotte.Ceux qui ont le cœur pur viennent se pencher sur la margelle: et, se couvrant la tête avec un linge, ils voient l'étoile passer lentement sur l'eau. Ceux qui peuvent le plus jouir

(1) Duchesne, La Légende, p. 4 et 5.

(2) Grégoire de Tours, De Gloria Martyrum, lib. I : « Passio eorum quam Syro quodam interpretante in Latinum transtulimus. >>

de cet intéressant spectacle sont ceux qui ont l'âme plus innocente (1). »

« Joseph d'Arimathie, saisi par la police juive, le soir de la mort du Sauveur, put s'évader au moment de la résurrection, en passant par-dessous les murs de la prison. complaisamment soulevés par la main d'un ange (2). »

<< Au sommet d'une montagne, il y a quatre murs sans toiture. Là, toujours en prière, Jean obtint qu'aucune pluie ne tombât dans cet endroit, jusqu'à ce qu'il eût achevé son Évangile. Accordant au-delà de cette demande, le Seigneur perpétue le miracle; et ni pluie, ni violent orage ne viennent atteindre ce lieu (3). »

M. Duchesne m'accusera, peut-être, comme il l'a fait pour un de ses contradicteurs (4), de m'autoriser de ces naïvetés pour diminuer la valeur de Grégoire de Tours.

Qu'il se détrompe. Je ne veux rien enlever à Grégoire; et c'est de tout cœur que je m'associe au chant triomphal par lequel Fortunat saluait l'entrée de ce pontife dans la glorieuse cité de Tours. « Une auréole de lumière entoure le front de Grégoire; c'est un rayonnement nouveau, émané des sphères supérieures où brillent

(1) Est autem puteus magnus in Bethleem, ubi sæpius aspicientibus miraculum illustre monstratur, id est stella ibi mundis corde quæ apparuit Magis, ostenditur. Venientibus devotis ac recumbentibus super os putei aperiuntur linteo capita eorum. Tunc ille cujus meritum obtinuerit videt stellam ab uno pariete super aquas migrare ad alium. Et cum multi aspiciant ab illis tantum videtur quibus est mens sanior. »> (Grégoire de Tours, De Gloria Martyrum, cap. II ; Patrol. lat., LXXI.)

(2) « Sed resurgente Domino... nocte parietes de cellula in qua Joseph tenebatur, suspenduntur in sublimi, ipse vero de custodia, absolvente angelo, liberatur, parietibus restitutis in locum suum. » (Grégoire de Tours, Patrol. lat., LXXI, p. 172: Historia Francor., I, 20.)

(3) « Sunt in summitate montis illius proximi quatuor sine tecto parietes. In his enim orationi insistens... morabatur... obtenuitque ne in illo loco imber ullus descenderet donec ille Evangelium adimpleret... Sed et usque hodie ita præstatur a Domino ut nulla ibi descendat pluvia nec imber violentus adveniat. » (Grégoire de Tours, De Gloria Martyr., cap. XXX.)

(4) Bulletin critique, numéro du 5 mars 1896: Réponse à M. C. Bellet.

l'héroïque Athanase, l'illustre Hilaire, la riche pauvreté de Martin, la douceur d'Ambroise, le génie resplendissant d'Augustin (1). » Je le salue aussi du beau titre de «< Père de l'histoire de France » que lui a donné la postérité reconnaissante. Mais est-ce d'une injuste critique que d'être un peu sceptique à l'égard des récits d'un historien. qui, dans les faits du même lointain pays, s'est montré trop crédule? M. Duchesne n'a-t-il pas lui-même traité de « candeur admirable » la façon dont Grégoire raconte la légende de saint Patrocle (2)? N'a-t-il pas ailleurs jeté un grave discrédit sur l'autorité de l'historien qu'il voudrait maintenant déclarer infaillible (3)?

Eh bien, je laisse de côté toutes ces légendes orientales; j'admets même qu'elles aient été mises indûment à l'actif de Grégoire de Tours; je ne retiens que le texte produit contre nos traditions: In ea urbe (Éphèse) Maria Magdalena quiescit nullum super se tegumen habens. 1° Ce texte est-il authentique?

L'annotateur des œuvres de Grégoire de Tours fait remarquer que ce texte manque au Codex de Clermont (4). Or, les manuscrits de Clermont, Codices Claromontani, sont les plus en faveur dans le monde savant. « Composée presque tout entière d'anciens manuscrits sur parchemin du huitième au treizième siècle, cette collection donne un tableau parlant de l'activité intellectuelle dans les monastères de France... L'Allemagne paya cette collection 375.000 marks ou environ 468.750 francs. Ce chiffre dit

(1) Venant. Fortunat, Ad cives Turonicos, lib. V, cap. 3. (Patr. lat., LXXXVIII.)

(2) Fastes épiscopaux, I, p. 53.

(3) S'il fallait ajouter foi à ce que dit Grégoire de Tours, Eutrope aurait été envoyé en Gaule par saint Clément de Rome. Saintes est la seule église pour laquelle Grégoire revendique une antiquité aussi démesurée. Il est vrai qu'il enlève lui-même toute autorité à son dire en ajoutant que nul ne connaissait l'histoire de saint Eutrope avant la translation de ses reliques vers 590. (Duchesnes, Fastes épiscopaux, p. 22.)

(4) « Hoc caput deest in codice Clarom. » (Migne, Patr. lat., t. LXXI: Grégoire de Tours, De Gloria Martyrum, liv. I, p. 1.)

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