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CHAPITRE II

IDENTIFICATION DE MARIE DE BETHANIE
AVEC MARIE-MADELEINE LA PÉCHERESSE

Argument: Les Grecs ont toujours distingué ces deux Maries. Réponse: En grande majorité, les Grecs ont toujours admis l'unité de ces deux Maries.

Le second argument de nos adversaires est que nos traditions, en identifiant Marie de Béthanie avec MarieMadeleine la pécheresse, vont contre la croyance de l'Orient. M. Duchesne l'a réédité en ces termes : « Les Grecs ont toujours distingué Marie-Madeleine de Marie de Béthanie (1). »

Cette proposition si absolue ne pourrait s'appliquer qu'à un très petit nombre d'écrivains grecs; mais encore ceux-là n'ont-ils que des textes dont l'obscurité laisse planer quelque incertitude sur leur véritable sentiment. D'ailleurs, M. Duchesne ne cite ni un auteur, ni un texte. C'était cependant le cas de nous en opposer au moins un, ayant assez d'autorité et de force pour dissiper toute équivoque et fermer la bouche à toute contradiction.

Anquetin, Clicthoue, Lefèvre d'Étaples, dom Calmet crurent avoir trouvé le texte sauveur qui faisait remonter aux temps apostoliques la distinction des deux Maries. L'auteur était Théophile, « le sixième évêque d'Antioche depuis saint Pierre et disciple des disciples du Christ ». Son texte était si clair qu'il n'y avait qu'à le lire pour faire cesser toute controverse. Le voici : « Quoique les quatre

(1) Duchesne, La Légende, p. 4.

évangélistes parlent d'une femme qui répandit un parfum sur Jésus, il y en a deux et non pas une seule : la première, nommée par saint Jean, qui est la soeur de Lazare; la seconde dont parlent les autres évangélistes. Et même si vous y faites attention, vous en trouverez trois l'une nommée par saint Jean, l'autre par saint Luc, et la troisième dont les deux autres évangélistes font mention (1). » A ce texte publié avec tant de fracas, il ne manquait qu'une chose d'être de l'auteur auquel il était attribué. Hélas! ce Théophile du second siècle n'était en réalité qu'un Théophylacte de la fin du onzième, dont le nom avait été travesti dans les premières éditions de la Chaîne d'or de saint Thomas (2).

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Au lieu de remonter aux sources, les adversaires avaient trouvé plus facile de se copier, de confiance, les uns les autres ; et il a suffi que le premier, quoique de bonne foi, se soit mépris sur le nom de l'auteur, pour que tous les autres soient tombés dans la même confusion et la même erreur. Le mot du divin Maître est applicable même à nos polémiques : « Un aveugle qui conduit un aveugle, l'entraîne avec lui dans l'abîme (3). »

Je ne pouvais suivre cet exemple. Pour chaque auteur, j'ai consulté les éditions les plus sûres, et entre bien d'autres textes, je n'ai gardé que ceux dont l'authenticité et la précision démontrent, me semble-t-il, d'une manière irréfutable, que l'identification de Marie de Béthanie avec Marie-Madeleine est, à l'unisson de l'Église latine, le sentiment traditionnel de l'Église d'Orient.

II° siècle (seconde moitié). Clément d'Alexandrie: « Je sais qu'une femme, ayant apporté un vase d'albâtre plein de parfum, le répandit sur les pieds du Seigneur et que cette action lui fut agréable... Mais c'était une femme

(1) Anquetin, Dissertation sur sainte Madeleine, p. 317, 318.- Faillon; Monuments inédits, t. I, p. 49 et 50.

(2) Saint Thomas d'Aquin, Catena in Marcum, cap. XIV. (3) S. Luc, VI, 39.

non encore participante du Verbe (car elle était pécheresse). Ayant pris ce qu'elle avait de plus précieux: un parfum, elle en fit hommage au Seigneur. Elle se servit de ses cheveux, l'ornement de son corps, pour essuyer les pieds de Jésus à qui elle offrit, en même temps, les larmes de la pénitence: c'est pourquoi ses péchés lui sont remis... Cela peut aussi représenter sa Passion (1). »

Où est la distinction ? Dans le récit d'un repas unique, saint Clément ne donne pas le nom de la pécheresse; mais dire que l'action du vase d'albâtre fut agréable à Jésus; faire allusion à ces paroles: « Elle a réservé ce parfum pour ma sépulture, ut in diem sepulturæ meæ servet illud, n'est-ce pas se faire l'écho des paroles évangéliques adressées à Marie, la sœur de Lazare (2)?

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Origène : « Un grand

IIIe siècle (première moitié). · nombre d'interprètes pensent qu'il s'agit d'une seule et même personne, parce que les quatre évangélistes qui ont rapporté ce fait d'une femme ont tous semblablement nommé le vase d'albâtre... Il y a donc une grande ressemblance et comme un accord dans les quatre évangélistes... (3). »

Voilà donc, d'après Origène, un grand nombre d'interprètes qui admettent l'unité. Pourquoi M. Duchesne n'en

(1) « Scio quod cum (unguenti alabastrum) ad sanctam cœnam mulier attulisset, unxit pedes Domini, et eum delectavit...- Sed mulier quidem, quæ Verbi nondum fuerat particeps (erat enim adhuc peccatrix) eo quod apud se esse pulcherrimum existimabat, nempe unguento, honoravit Dominum itaque etiam ornamento corporis, nempe capillis suis, abstergit unguentum quod redundabat, libans Domino lacrymas pœnitentiæ : propterea cjus «peccata remissa sunt »... Potest autem hoc esse signum ejus Passionis. » (Patr. græc. de Migne, VIII, col. 466.) (2) S. Jean, XII.

(3) « Multi quidem existimant de unâ eâdemque muliere quatuor evangelistas exposuisse, quia conscripserunt tale aliquid de muliere, et omnes similiter alabastrum unguenti nominaverunt... Multa ergo similitudo et cognatio quædam de muliere apud quator evangelistas. » (Migne, Patrol. grecque, t. XIII, col. 1726, n° 77: Commentariorum series in Matthæum.)

a-t-il tenu aucun compte? Est-ce qu'un grand nombre serait pour lui quantité négligeable?

Quant au sentiment personnel d'Origène, qu'on a voulu faire l'inventeur de la distinction des deux Maries, il serait malaisé de le connaître. Le savant éditeur de ses œuvres, Huet, ne peut lui-même nous le dire nettement. Mais son aveu est loin de favoriser les prétentions de nos adversaires : « L'opinion d'Origène, sur cette question, paraît fortement incertaine (incerta) et changeante (desultoria). Au chapitre qui nous occupe (in Matthæum), il remarque que cette femme est la même qui est indiquée par Luc (VII), puisqu'il l'appelle scortatricem, pécheresse publique, et qu'il parle de ses larmes sur les pieds de Jésus et de l'onction avec du parfum. Quant à Simon, dans la maison duquel ces choses se passèrent et que Luc appelle pharisien, Origène l'appelle lépreux, comme Matthieu et Marc. Il en fait donc un seul et même Simon. En conséquence, comme cela ressort de plusieurs passages, il paraît avoir cru qu'il n'y a qu'une seule et même Marie... multis argumentis vinci potest, unam consequenter eamdemque Mariam videtur credidisse (1). »

Ammonius (extrait

IIIe siècle (première moitié). de l'Harmonie): « Six jours avant Pâques, Jésus vint à Béthanie, où était mort Lazare qu'il avait ressuscité; et comme il était dans la maison de Simon le lépreux, on lui donna, dans ce lieu, un repas... Marthe y servait et Lazare était un des convives. Or, Marie prenant un vase d'albâtre qui renfermait un parfum de nard pur et de grand prix, le rompit et répandant ce parfum sur la tête de Jésus pendant qu'il était à table, lui oignit aussi les pieds, qu'elle essuya avec ses cheveux, et toute la maison se trouva embaumée de l'odeur de ce parfum... Or le pharisien qui avait invité Jésus, voyant ces choses, se mit à dire en lui-même: Si celui-ci était prophète, il saurait fort bien que cette femme qui le touche est

(1) Origène, in Matth., t. III, 516.

une pécheresse. Alors Jésus, répondant à sa pensée, lui dit Simon, j'ai quelque chose à te demander. -Parlez, Maître, lui dit-il. Un créancier avait deux débiteurs... C'est pourquoi je te le déclare: beaucoup de péchés lui seront remis, parce qu'elle a beaucoup aimé. Celui à qui on fait une moindre remise aime moins. Il dit ensuite à cette femme : Tes péchés te sont pardonnés (1). »

Ici, Marie, sœur de Lazare, n'est-elle pas nettement confondue avec la pécheresse à qui les péchés sont remis ? L'unité des deux Maries peut-elle être plus formellement indiquée ? Or, nous n'avons pas là un de ces discours où l'abondance du langage couvre parfois l'exactitude du texte. Non, c'est un traité fait exprès, se composant exclusivement des récits évangéliques et qui, au témoignage d'Eusèbe de Césarée, demanda long travail et grande sagacité (2).

IV siècle (première moitié).

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Eusèbe de Césarée :

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Ce tableau a son éloquence. Si, comme le dit saint Jérôme, « dans le premier canon, concordent les quatre évangélistes » (3), la pécheresse de saint Luc sera la même que la Marie de saint Jean, la sœur de Lazare, faisanı

(1) Bibliotheca Patrum, t. XIX, p. 732.

(2) « Testantur id etiamnum lucubrationes viri illius ob ea quæ reliquit ingenii monumenta celeberrimi. » (Eusèbe de Césarée, Hist., liv. VI, chap. XIX.).

(3) In canone primo concordant quatuor Matthæus, Marcus, Lucas, Joannes.» (Saint Jérôme, t. I. col. 1426.)

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