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public des vues dans lesquelles j'ai entrepris cette traduction, des raisons qui m'ont décidé à la faire en vers, et du systême de version que j'ai cru devoir suivre.

J'ai toujours regardé les traductions comme un des meilleurs moyens d'enrichir une langue. La différence de gouvernements, de climats, et de mœurs, tend sans cesse à augmenter celle des idiômes : les traductions, en nous familiarisant avec les idées des autres peuples, nous familiarisent avec les signes qui les expriment; insensiblement elles transportent dans la langue une foule de tours, d'images, d'expressions, qui paraissaient éloignés de son génie, mais qui, s'en rapprochant par le secours de l'analogie, quelquefois s'annonçant comme le seul mot, la seule expression, la seule image propre, sont soufferts d'abord, et bientôt adoptés. Tant qu'on écrit des ouvrages originaux dans sa langue, on n'emploie guère que des tours, des expressions déjà reçues; on jette ses idées dans des moules ordinaires, et souvent usés lorsqu'on fait une version, la langue dans laquelle on traduit prend imperceptiblement la teinture de celle dont on traduit. Écrire un ouvrage original dans sa langue, c'est, si j'ose m'exprimer ainsi, consommer ses propres richesses: traduire, c'est importer en quelque façon dans sa langue, par un commerce heules trésors des langues étrangères. En un mot, les traductions sont pour un idiôme ce que les voyages sont pour l'esprit.

reux,

La traduction des Géorgiques était plus propre qu'aucune autre, si elle eût été entreprise par un grand poète, à donner à notre langue des richesses inconnues. Une belle

version de l'Eneide l'enrichirait moins les aventures héroïques s'éloignent moins de son génie. Les opérations champêtres, les détails de la nature physique, voilà ce qu'il fallait la forcer à exprimer noblement; et c'eût été une véritable conquête sur sa fausse délicatesse et son dédain superbe pour tout ce que nos préjugés ont osé avilir.

J'ai préféré de traduire en vers, parce que, quoi qu'en dise l'abbé Desfontaines, la fidélité d'une traduction de vers en prose est toujours très-infidèle.

Un des premiers charmes des vers est l'harmonie. Or, l'harmonie de la prose ne saurait représenter celle des vers. La même pensée, rendue en prose ou en vers, produit sur nous un effet tout différent. Il y a dans La Bruyère et dans La Rochefoucauld autant de pensées fines et vraies que dans Boileau. Or, on retiendra quarante vers de Boileau, contre dix lignes de ces deux auteurs. C'est que l'oreille cherche naturellement le rhythme, et surtout dans la poésie.

Un autre charme de la poésie, comme de tous les autres arts, c'est la difficulté vaincue. Une des choses qui nous frappent le plus dans un tableau, dans une statue, dans un poëme, c'est qu'on ait pu donner au marbre de la flexibilité, c'est qu'une toile colorée fasse illusion à la vue, c'est que des vers, malgré la gêne de la mesure, aient la même liberté que le langage ordinaire; et c'est encore un avantage dont le traducteur en prose prive son original.

Enfin le caractère de la prose diffère trop de celui des vers. Ceux-ci ont une hardiesse qui effraie la timidité de l'autre, une vivacité de mouvement qui contraste avec sa

pesanteur, une rapidité de marche que sa lenteur ne saurait atteindre. Ce qui n'est que saillant en vers devient tranchant en prose; ce qui n'est que fort devient dur; ce qui n'est que vif devient brusque; ce qui n'est que hardi devient téméraire. Le traducteur en prose, cédant, sans s'en apercevoir, au caractère de ce genre d'écrire, remplacera la force par la faiblesse, l'expression figurée par l'expression simple, le mètre par le discours non mesuré, le charme de la difficulté vaincue par l'insipidité d'une prose facilement écrite. Après cela, qu'il soit un peu plus fidèle au sens littéral de quelques mots, à la construction de quelques phrases, le traducteur en vers lui abandonne sans peine cette apparente fidélité, qui ne saurait compenser des infidélités réelles, s'il est vrai que la hardiesse le mouvement, l'harmonie, les figures, fassent le mérite de la poésie.

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L'abbé Desfontaines, comme je l'ai dit, est celui qui a soutenu le plus vivement le systême des traductions en prose. C'est assurément le meilleur traducteur de Virgile que nous ayons. Or, il est aisé de le réfuter par lui-même, c'est-à-dire, en citant quelques morceaux de sa traduction. Pour peu qu'on sente la beauté des vers de Virgile, on sera étonné des énormes infidélités qu'il a faites à son

auteur.

« Multùm adeo rastris glebas qui frangit inertes,
>> Vimineasque trahit crates, juvat arva; neque illum
>> Flava Ceres alto nequidquam spectat olympo:

» Et qui proscisso quæ suscitat æquore terga

» Rursus in obliquum verso perrumpit aratro,
>> Exercetque frequens tellurem, atque imperat arvis. »

» Cérès, du haut de l'olympe, jette toujours un regard » favorable sur le laboureur attentif qui a soin de briser » avec la herse ou le râteau les mottes de son champ; elle » ne favorise pas moins celui qui, avec le soc de sa char» rue, sait croiser les sillons, et qui ne cesse d'agiter sa

>>> terre. >>

De bonne foi qui peut reconnaître Virgile dans cette prose? Où est l'harmonie, surtout l'harmonie imitative, qui, par des vers travaillés et un rhythme pénible, me peint si bien les efforts du laboureur qui tourmente sa terre pour la forcer à la fécondité? Où sont ces expressions si pittoresques ou si justes, glebas inertes, trahit crates, exercet tellurem, et surtout imperat arvis? Je sens combien mes vers sont au-dessous de ceux de Virgile; mais, si j'ai été plus exact en vers que l'abbé Desfontaines en prose, j'aurai cause gagnée.

Voyez ce laboureur, constant dans ses travaux,
Traverser ses sillons par des sillons nouveaux;
Écraser sous le poids des longs râteaux qu'il traîne
Les glèbes dont le soc a hérissé la plaine;
Gourmander sans relâche un terrain paresseux:
Cérès à ses travaux sourit du haut des cieux.

<< Ac, dum prima novis adolescit frondibus ætas,
» Parcendum teneris: et, dum se lætus ad auras
» Palmes agit, laxis per purum immissus habenis,
» Ipsa acies falcis nondum tentanda; sed uncis
>> Carpendæ manibus frondes, interque legendæ.
» Inde ubi jam validis amplexæ stirpibus ulmos
>> Exierint, tum-stringe comas, tum brachia tonde;

(

» Antè reformidant ferrum : tum denique dura

>> Exerce imperia, et ramos compesce fluentes.

» Dans le temps qu'elle pousse ses premières feuilles, » ménagez un bois si tendre; et même lorsqu'il est devenu

>>

plus fort, et qu'il s'est élevé plus haut, abstenez-vous >> d'y toucher avec le fer arrachez les feuilles adroite» ment avec la main. Mais quand le bois est devenu ferme » et solide, et que les branches de votre vigne commen>> cent à embrasser l'orme, alors ne craignez point de la » tailler; n'épargnez ni son bois, ni son feuillage: elle ne >> redoute plus le fer. »

Je ne dis rien de la différence que met entre ces deux morceaux, d'un côté la mélodie la plus sensible, de l'autre le défaut total d'harmonie. Voyez seulement comment toutes les expressions figurées, toutes les images hardies, se sont évanouies dans la traduction,

<< Prima ætas adolescit.... Dum se lætus ad auras palmes agit.... » Laxis per purum immissus habenis..... Nondum acies falcis ten» tanda.... Dura exerce imperia..... Ramos compesce fluentes....... »

Enfin, la répétition de ces trois tum, qui donne au vers tant de mouvement et de vivacité.

Je demande encore pardon au lecteur de citer mes vers après ceux de Virgile; mais si j'ai réussi à conserver la plupart de ses images, que n'aurait pas fait un poète qui aurait plus de talents que moi pour manier sa langue?

Quand les premiers bourgeons s'empresseront d'éclore,
Que l'acier rigoureux n'y touche point encore :

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