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Virgile fut le premier, parmi les Romains, qui introduisit trois genres de poésie empruntés de trois fameux poètes grecs, Théocrite, Hésiode et Homère. Théocrite et Homère lui ont toujours disputé la palme, l'un dans le poëme pastoral, et l'autre dans le poëme épique; mais il a laissé Hésiode bien loin derrière lui dans le poëme géorgique. Hésiode était plus agriculteur que poète; il songe toujours à instruire, et rarement à plaire; jamais une digression agréable ne rompt chez lui la continuité et l'ennui des préceptes. Cette manière de décrire chaque mois l'un après l'autre a quelque chose de trop uniforme et de trop simple, et donne à son ouvrage l'air d'un almanach en vers. On retrouve, il est vrai, la nature dans sa poésie; mais ce n'est pas toujours la belle nature. Il n'est pas plus judicieux dans ses préceptes, qui souvent sont entassés sans choix, chargés de détails minutieux, et revêtus d'images puériles. Après tout, il faut regarder son ouvrage comme la première esquisse du poëme géorgique : l'antiquité de ce monument nous offre quelque chose de vénérable. Mais si nous voulons voir cette esquisse s'agrandir, les figures devenir plus correctes, les couleurs plus brillantes, et le tableau parfait, il faut l'attendre de la main d'un plus grand maître.

Tel est le poëme de Virgile. Je crois devoir essayer ici de détruire quelques préjugés que j'ai trouvés répandus à ce sujet, même parmi un certain nombre de gens de lettres et de personnes éclairées. A quoi bon, m'a-t-on dit, traduire un ouvrage plein d'erreurs, écrit sans méthode, et dont le fond est peu intéressant?

1o. Je crois que ceux qui regardent les Géorgiques

comme un ouvrage rempli d'erreurs, en jugent moins d'après une connaissance exacte de ce poëme, que d'après sa qualité de poëme et son antiquité.

On s'imagine d'abord qu'un poète, même dans une matière sérieuse, songe plus à plaire qu'à instruire, et sacrifie souvent une vérité ennuyeuse à une erreur agréable. Je crois Virgile absous de cette accusation par le respect avec lequel tous ceux qui, parmi les Romains, ont écrit après lui sur l'agriculture, parlent de ses ouvrages. Pline le naturaliste s'appuie souvent sur son autorité. Un pareil suffrage est assurément très-décisif en faveur de Virgile. Si quelqu'un de nos premiers poètes avait écrit sur l'histoire naturelle, de quel poids ne serait pas pour lui l'avantage d'être cité par M. de Buffon! Il est vrai que Virgile n'est point entré dans les détails; il n'a embrassé que les grands principes de l'agriculture; et, comme ils sont à peu près les mêmes dans tous les temps et dans tous les lieux, c'est une preuve de plus en sa faveur.

On croit, en second lieu, que l'antiquité de ce poëme le rend justement suspect d'erreur. Mais si on veut observer que l'agriculture était, après l'art de vaincre, l'art favori des Romains, qu'ils se vantaient de lui devoir leur grandeur, que l'art le plus honoré est toujours le mieux cultivé, que celui-ci était l'occupation de ce qu'il y avait de plus grand et de plus éclairé; si l'on songe de plus que Virgile avait pu recueillir les observations de plusieurs siècles, s'enrichir des remarques d'une foule d'écrivains; on conviendra qu'il est possible que le plus grand poète des Romains ait bien écrit sur un art cultivé, dès les premiers temps de la république, par le premier peuple du monde. La lecture de

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ses ouvrages, jointe à ces présomptions, achèvera d'en convaincre ceux qui pourraient en douter.

Je ne vois de répréhensible que quelques vers sur les lunaisons dans le premier livre, et quelques morceaux du quatrième; encore dans celui-ci les erreurs n'intéressentelles que les choses de pure curiosité et la partie physique, sur laquelle les anciens, faute d'instruments propres à observer, étaient moins à portée que nous de s'instruire. La partie économique n'offre presque rien à réformer. La reproduction des abeilles est une tradition que Virgile adopta, sans doute, moins comme naturaliste que comme poète, parce qu'elle amène cette belle fable d'Aristée, qui est reconnue pour un chef-d'œuvre de sentiment et de poésie, et dont on achèterait volontiers les beautés par quelques

erreurs.

Est-il bien vrai, en troisième lieu, que les Georgiques manquent de méthode? J'avouerai ici, puisque l'occasion s'en présente, que je trouve peu fondée la préférence que nous accordons en ce genre à nos ouvrages sur ceux des anciens; et j'observe que ce préjugé a pris naissance dans un temps où Perrault censurait ce qu'il n'entendait pas, où La Motte défigurait Homère pour le corriger. Je crois qu'en fait d'écrits il y a deux sortes de méthodes; celle qui doit se trouver dans les ouvrages de raisonnement, et celle qu'on exige dans les ouvrages d'agrément. Dans les uns, l'esprit, déjà rebuté par la sécheresse des matières, ou fatigué de leur obscurité, veut au moins que l'ordre le plus méthodique, la filiation la plus exacte des idées, lui épargne une attention trop pénible. Dans les autres, l'auteur doit songer d'abord à la suite naturelle des idées, sans doute: mais un

devoir non moins essentiel, c'est l'effet et la variété; il faut qu'il place chaque objet dans son plus beau point de vue, qu'il le fasse ressortir par les oppositions, qu'il contraste les couleurs, qu'il varie les nuances, que le doux succède au fort, le riant au sombre, le pathétique aux descriptions. L'esprit, qui veut être amusé, ne demande pas qu'on le traîne lentement sur toutes les idées intermédiaires, qu'on lui fasse compter, pour ainsi dire, successivement tous les anneaux de cette chaîne; il veut voler d'objets en objets, faire une promenade et non pas une route. Voilà la méthode de Virgile.

Un exemple rendra la chose sensible. Prenons le commencement du poëme des Géorgiques. Le poète prescrit d'abord le temps du labour: nous voilà dans la sécheresse didactique. Il recommande ensuite d'étudier la nature du terrain, ce qui amène un morceau agréable et presque épisodique sur les diverses productions des différents sols. La généralité de ce précepte semblait devoir déterminer le poète à en faire la base des autres; mais, comme il était plus susceptible de poésie que celui qui le précède, Virgile l'a placé le second pour faire oublier la sécheresse du premier. Ce premier précepte lui-même ne contient que dix vers. Virgile veut nous accoutumer insensiblement à la sévérité du ton didactique; et à peine l'a-t-il pris, qu'il l'abandonne aussitôt pour une description riante. Voilà, si je ne me trompe, l'art du grand poète, et c'est celui qui règne dans tout cet ouvrage.

On reproche aussi à Virgile le défaut de transitions. J'avoue qu'elles sont moins marquées, ou plutôt moins traînantes que celles de nos ouvrages de philosophie, et

même de poésie et d'éloquence. Elles consistent pour l'ordinaire dans une conjonction qui marque, entre ce qui précède et ce qui suit, ou une opposition, ou une ressemblance, ou quelque autre rapport. Cette conjonction tient peu de place par ce moyen le style marche rapidement; point de vide d'idées; point de liaisons froides, alongées : où nous mettons une phrase, Virgile ne met qu'un mot. Il doit en être d'un poëme comme d'un tableau; les teintes qui séparent les différentes couleurs doivent être si légères que l'œil le plus attentif, même en apercevant leur variété, ne puisse distinguer celle qui finit de celle qui commence. Mais, pour que les liaisons aient cette légèreté, il faut que les idées elles-mêmes se lient naturellement, et que, pour passer de l'une à l'autre, l'auteur n'ait pas besoin d'un long circuit. Personne n'a mieux connu cet art que Virgile ses transitions sont dans les choses plus que dans les mots; et comme il n'y a jamais un grand intervalle entre l'idée qui suit et celle qui précède, il ne lui faut pas de longues transitions pour le remplir.

Un reproche bien plus grave, c'est le défaut d'intérêt. Deux choses sont nécessaires pour rendre un ouvrage d'esprit intéressant, l'agrément et l'utilité. Les poètes doivent non seulement peindre la nature, mais l'imiter dans ses procédés partout elle réunit dans ses ouvrages l'agréable et l'utile. Les Géorgiques réunissent ce double intérêt. L'auteur a pris pour sujet le premier de tous les arts, celui qui nourrit l'homme, qui est né avec le genre humain, qui est de tous les lieux, de tous les temps: rien de plus utile. Pour l'agrément, je ne conçois pas de sujet plus heureux. L'attrait naturel de la campagne, les travaux et les amusements

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