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Virgile, ont dû donner, même aux traits imités, un caractère nouveau; et l'esprit aimé à franchir la distance qu'a mise entre les mêmes idées une exécution rendue différente par tant de causes et tant de circonstances. On se plaît à retrouver les Romains dans les Grecs, et les Grecs dans les Romains, et à distinguer ce qui appartient à chaque peuple et à chaque siècle. Dans les descriptions que le poète latin nous fait des exploits et des temps héroïques, on recoǹnaît la manière d'un poète plus moderne, habitant de la capitale du monde, formé par une cour polie, par les études qu'il avait faites à Athènes, et par son commerce avec les philosophes, alors très-accrédités et très-nombreux à Rome. Enfin les amours de Didon, la descente d'Enée aux enfers, etc., ont une telle supériorité sur les morceaux imités d'Homère que Virgile n'a jamais été plus original que dans cette imitation.

SUR LES ANTIQUITÉS.

On ne peut s'étonner assez de l'espèce de mépris avec lequel M. de La Harpe a traité la partie des origines italiennes et romaines, dont le poème de Vírgile est le dépôt le plus précieux et le plus riche. Ce poète peut être regardé comme le cicerone le plus exact et le plus intéressant pour ceux qui voyagent dans cette belle partie de l'Europe. Partout il a lié à l'histoire d'Enée les lieux les plus célèbres de ce pays. C'est sur le mont Caïète qu'est inhumée sa nourrice, qui lui a donné son nom; le plus fameux trompette de son armée a donné le sien au promontoire de Mycènes; un autre cap a reçu celui de Palinure, l'un de ses plus habiles pilotes, qui périt malheureusement dans la mer de Sicile. Enfin un habitant de l'Italie pouvait, l'Enéide à la main, la parcourir tout entière, en trouvant à chaque pas de grands souvenirs et d'illustres monumens des antiquités du Latium, des événemens militaires, politiques ou u reli gieux, et arriver de port en port, de ville en ville, presque de village en village, jusqu'à la ville impériale.

M. de La Harpe serait-il le seul qui n'eût pas senti le charme de ce bel épisode d'Évandre, admiré par tous les gens de lettres ? Ce bon roi, parent d'Enée, et bientôt son allié, habite, dans un coin de l'Italie, un palais de chaume; sa musique est le chant des oiseaux perchés sur son toit; son trône est une chaise d'érable; son lit, quelques feuilles recouvertes d'une pean de lion; sa garde, deux chiens fidèles qui l'ac compagnent dans ses courses. Toute la campagne qui environne sa petite ville est encore inculte et sanyage; mais c'est là que doit être un jour l'empla cement de Rome. Des troupeaux bêlent ou mugissent encore dans ces lieux agrestes; mais là doit exister un jour le Forum romanum, théâtre de la gloire de Ciceron, où se traiteront les plus grands intérêts du peuple souverain; là sera le magnifique quartier des Carennes, couvert encore de pâturages, de buissons et de ronces, qui doivent faire place aux palais des Crassus, des Lucullus, et devenir le rendez-vous du luxe, et le siége de la magnificence de Rome. Evandre, en montrant ces lieux à Enée, n'oublie aucun de ceux qui seront un jour célèbres. Il lui montre le bois d'Argilète, la porte Carmentale, ainsi appelée du nom de la prêtresse qui avait prophétisé les grandeurs de Rome; cette roche tarpéienne, destinée à une si terrible célébrité, et ce superbe Capitole, d'où devait partir, pour tous les royaumes du monde, la paix ou la guerre, des couronnes ou des fers. Déjà les habitans du pays ne voyaient qu'avec respect cette roche fameuse et le bois qui l'environnait; déjà ils étaient persuadés qu'une divinité habitait dans ces lieux; déjà, dans leur orgueilleuse superstition, ils avaient cru voir plus d'une fois Jupiter lui-même, assis sur un nuage, secouer sa redoutable égide, et faire gronder son tonnerre, qui semblait proclamer la puissance romaine. Je doute que les Grecs aient pu trouver dans aucun passage de l'Iliade une peinture de leurs antiquités aussi intéressante pour eux que celles-ci l'étaient pour les Romains; et, s'il s'agit de poésie, quoi de plus sublime que ces contrastes admirables

entre l'état obscur et sauvage de ces lieux et la splendeur des pompes triomphales qui lui étaient réservées!

CARACTÈRES.

Je ne me chargerai pas de justifier le caractère d'Enée, objet de tant de critiques mal fondées et de vaines déclamations. Il suffira de citer ici l'apologie, sans réplique, qu'en a faite l'abbé Desfontaines : « Le caractère d'Enée est à couvert de toute critique juste et sensée; c'est un caractère parfait, qui allie la bonté avec la fermeté, l'austérité avec la douceur, la valeur avec la politique; c'est un prince religieux, dont la valeur n'est point effrénée, qui sait triompher de ses passions, et vaincre l'amour, pour obéir au ciel, et pour se rendre digne de sa haute destinée. Il est aussi brave que Turnus son rival, mais d'une autre espèce de bravoure, puisqu'elle est prudente et réfléchie, qu'elle n'est ni féroce, ni fougueuse, comme celle de son ennemi. Dire que le héros de l'Iliade est au-dessus du héros de l'Enéide, c'est une pensée très-fausse, puisque le héros de l'Iliade est très-vicieux, et qu'au contraire celui de l'Enéide est un prince accompli, de quelque côté qu'on le considère. >>

Il est dommage que celui qui a justifié Virgile comme critique l'ait si souvent maltraité comme traducteur.

J'observerai que dans ce passage, d'ailleurs trèsraisonnable, Desfontaines ne rend pas assez de justice au caractère d'Achille. L'idée seule de l'absence de ce héros, rendant inutiles tous les efforts de la Grèce, est, parmi les conceptions épiques; l'une des plus sublimes que l'on connaisse: on peut dire que l'action tout entière du poème est remplie d'Achille absent; les vices même de son caractère lui donnent un nouvel éclat, et de nouveaux moyens au poète. Il ne suffit pas qu'un caractère soit moral, il faut qu'il soit poétique, et celui du héros de l'Iliade l'est au plus haut degré. On peut en suivre le développement dans le progrès de l'action de ce poème : << Achille a juré de ne sortir de sa tente et de son re

pos que lorsque les Grecs seraient réduits aux dernières extrémités. Lorsque déjà de grands dangers les environnent, il refuse encore de les secourir en personne, mais il leur envoie son ami Patrocle avec ses armes divines. « A peine les Troyens ont aperçu l'aigrette d'Achille, qu'ils fuient épouvantés; » idée vraiment grande et digne d'Homère. « Patrocie périt dans le combat; alors Achille, transporté de fureur, et brûlant de toute la rage de l'amitié désespérée, oublie l'injure d'Agamemnon, quitte sa tente, et court le venger. » Toute cette marche est admirable, parce qu'elle met en contraste de grands défauts et de grandes qualités. J'ai essayé, dans un de mes ouvrages, de rendre tout ce que le caractère d'Achille a de plus frappant sous ce rapport vraiment poétique :

J'admire le sang-froid du sage Idoménée,

Et le prudent Ulysse, et le pieux Enée;

Mais qu'on me montre Achille, Achillé, ame de feu,
Dont la rage est d'un tigre et les vertus d'un dieu;
D'amitié, de fureur, héroïque assemblage,
Sentant profondément le bienfait et l'outrage;
Tonnant dans les combats; ou, la lyre à la main,
Seul, au bord de la mer, consolant son chagrin,
Pour apaiser Patrocle, en sa demeure sombre,
Tourmentant un cadavre, et punissant une ombre;
Et, quand Priam d'Hector vient chercher les débris,
Respectant un vieux père, et lui rendant son fils:
Ce grand tableau m'étonne, et mon ame tremblante
Frémit tout à la fois de joie et d'épouvante.

Par le même artifice, lorsque cet homme implacable reçoit les ambassadeurs grecs envoyés pour le fléchir, Homère suppose qu'il traite peu favorablement Ulysse et Ajax, mais qu'il accorde l'hospitalité la plus affectueuse à son gouverneur Phoenix. Tous ces contrastes concourent merveilleusement à faire ressortir l'admirable composition du caractère d'Achille. Je n'en suis pas moins d'un avis différent de ceux qui admirent aveuglément tous les défauts de ce personnage. Homère n'a pas le droit de nous faire aimer la peinture d'une nature dégradée: le beau idéal est le premier modèle de tous les artisteser de tous les poètes.

Pour revenir au caractère d'Énée, on a supposé dans l'intention de le déprécier, qu'il ne se présente que comme un fugitif qui vient injustement usurper le trône, et traverser les amours de Turnus et de Lavinie; mais Virgile a eu soin de fonder ses droits à l'empire sur la volonté des dieux, manifestée par les oracles, et même sur la consanguinité. Quant aux amours de Turnus et de Lavinie, il n'en est pas dit un seul mot dans toute l'Enéide: ce n'est pas de l'amour que Virgile a donné à Turnus, c'est de l'ambition. On lui reproche aussi de la cruauté, et on allègue en preuve le meurtre de Turnus. Mais comment n'a-t-on pas vu que c'est là que le poète a mis un goût exquis et une convenance admirable? Turnus, prêt à recevoir le coup mortel, s'est jeté aux pieds d'Enée pour lui demander, non pas la vie, mais la consolation d'être porté dans le tombeau de ses pères. Enée est prêt à lui faire grace, lorsqu'il aperçoit sur le corps de son ennemi le baudrier du jeune Pallas égorgé par Turnus. A cette vue sa fureur se réveille, et il l'inimole sans pitié en disant : « Ce n'est pas moi qui te tue, c'est Pallas. »

Immolat.

Pallas, te hoc vulnere, Pallas

Voilà, je crois, le personnage d'Enée suffisamment justifié. Mais on a prétendu qu'en général Virgile, sous le rapport des caractères, était resté fort inférieur à Homère. Une foule de héros, nous dit-on, se signalent dans l'Iliade; chacun a sa physionomic par ticulière, et cette richesse est un des principaux mérites de ce poème: tandis que, dans Virgile, Enée seul est remarquable par ses grandes qualités. Des gens de goût ont, à mon avis, complètement justifié Vir gile à cet égard. On se rappelle ce qui arriva lorsque La France eut le malheur de perdre le grand Turenne. Louis XIV nomma alors plusieurs officiers généraux, qu'on appela plaisamment la monnaie de M. de Turenne. De grands hommes d'états et de conditions dif férentes ont souvent entr'eux des rapports inattendus. Homère a fait comme Louis XIV; Achille, par son

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