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fortune, il employa son temps à l'étude des sciences et il y réussit. Il développait ses idées par le commerce des philosophes dont sa maison était le rendez-vous. Les soupers où il les réunissait firent sa véritable importance; ils consolidaient la position du parti en lui fournissant un noyau d'agglomération. D'Holbach ne se contenta pas de cette célébrité, il voulut écrire, et il publia de nombreux ouvrages sous le voile de l'anonyme ou du pseudonyme. Le métier d'auteur était dans les mœurs du temps; pour être à la mode, chacun voulait faire son livre. Le plus célèbre de ceux du baron d'Holbach, le Système de la nature, parut en 1770, sous le nom de Mirabaud. Cet ouvrage est le manifeste le plus scandaleux, mais aussi le plus franc et le plus complet de la philosophie du xvi siècle. Point de voile, point de périphrases ni de détours: le matérialisme, l'athéisme, le cynisme y sont professés, non pas avec enthousiasme, mais avec une froideur lourde, un dogmatisme pesant. L'auteur le plus sévère n'aurait pu prendre un ton plus sérieux. Long et ennuyeux réquisitoire contre toutes les vérités qui élèvent l'homme au-dessus de la brute, ce livre est un crime de lèse-humanité. Il excita un vif déplaisir parmi la frac tion modérée des philosophes; la correspondance de Voltaire ne cesse de s'en plaindre. Cette fois-ci, du moins, nous voyons Voltaire, oubliant ses propres attaques, prendre enfin la défense de l'humanité outragée. Il est vrai que l'odieux des doctrines forçait l'attention.

Le baron de Grimm était originaire de Bavière, mais issu d'une famille pauvre et ignorée. Il fit en Allemagne d'excellentes études, puis il vint de bonne heure en France où il se fixa. Il y était arrivé en qualité de gouverneur d'un jeune seigneur allemand; lié avec les philosophes, il obtint une petite position diplomatique, puis il devint le correspondant littéraire de plusieurs princes étrangers, de la cour de Gotha entre autres, et même de l'impératrice de Russie. Cette correspondance dura près de quarante ans, et ne finit qu'en 1791. Grimm y eut la plus forte part, mais il y fut cependant aidé par Diderot et par un Zuricois nommé Henri Meister. C'est à ce dernier qu'il faut attribuer presque toute la troisième partie de ce recueil, composé de quinze volumes, retrouvé et publié en 1812. Sans cette correspondance, qui a jeté tant de jour sur le XVIIIe siècle, nous ne connaitrions guère le baron de Grimm que par les Confessions de J.-J. Rousseau, qui, après avoir vécu avec lui dans une sorte d'intimité, finit par

une brouillerie. Ces lettres nous révèlent l'influence que Grimm dut exercer dans le cercle dont il faisait partie; elles nous instruisent d'une foule d'événements et de détails importants pour la connaissance philosophique et littéraire du siècle de Louis XV.

Nous y voyons d'ailleurs un critique fort distingué, éminent par son savoir, la force de son esprit, l'indépendance de ses jugements. Tout en faisant partie de la coterie philosophique, Grimm apprécie ses amis avec sévérité et justesse ; Voltaire même n'est pas épargné. Grimm avait trop d'esprit et des connaissances trop solides pour acquiescer à toutes les extravagances du parti. Comme critique, il a des aperçus remarquables sur l'esthétique et la théorie de l'art. Au total, cette correspondance, quoique parfois dégoûtante à lire, est un précieux document de l'époque. (M. Vinet, Histoire de la littérature française au XVIIIe siècle.)

QUELQUES MOTS SUR L'ENCYCLOPÉDIE.

La raison humaine, émancipée du joug de la foi religieuse et comme enivrée de son indépendance et de ses conquêtes, pensait avoir atteint les limites de la science. Elle avait voulu, pour célébrer son triomphe prétendu, réunir, sous le titre fastueux d'Encyclopédie, l'ensemble des connaissances humaines, Ces architectes avaient l'ambition de construire un édifice à l'abri des injures du temps. Il arriva qu'ils ne purent l'achever, que le plan en était défectueux, que l'inhabileté et l'indiscipline de quelques-uns des ouvriers ne permirent pas même de mettre en œuvre tous les matériaux dont on pouvait disposer, que dès les premiers essais les mécomptes furent nombreux, et que le bâtiment, battu en brèche par les ennemis du dehors pendant qu'on y travaillait avec ardeur, vit s'écrouler quelques-unes de ses parties qui furent des ruines anticipées. Voltaire avouait qu'il était bâti moitié de marbre et moitié de boue; d'Alembert, usant d'une autre métaphore, y voyait un habit d'arlequin, où il y a quelques morceaux de bonne étoffe et trop de haillons. Ainsi les auteurs mêmes de l'œuvre en signalaient les imperfections, et, comme on le voit, ils n'imputaient pas tous les torts aux intrigues et aux voies de fait des adversaires de l'entreprise. Il y avait d'insurmontables difficultés qui tenaient à la matière même et aux artisans de l'œuvre. (M. Géruzez, Histoire de la littérature française.)

PHILOSOPHIE: CONDILLAC.

De Condillac et de ses ouvrages.

Réflexions sur sa métaphysique.

DE CONDILLAC ET DE SES OUVRAGES.

Né à Grenoble, en 1715, dans une famille de robe, Condillac, élevé pour être abbé, devint philosophe; mais sa philosophie, au lieu d'être exclusivement novatrice et militante, se tourna toute en recherches spéculatives; et il parut moins vouloir servir une cause que fonder une science: l'objet de cette science était grand, l'analyse de l'esprit humain. Il y consacra toute sa vie, car ses ouvrages sur divers sujets, psychologie, logique, histoire, calcul, ne furent que des applications réitérées de la méthode suivie dans le premier, l'Essai sur l'origine des connaissances humaines. C'est le point de vue qui occupa pendant quarante ans Condillac, et d'où il a tiré une philosophie que sa clarté apparente et sa simplicité ont rendue célèbre.

Cette philosophie affecte surtout d'écarter les systèmes et de s'appuyer sur l'observation et le raisonnement: elle parle une langue précise et sans images, mais agréable par la justesse. A ce titre, et par l'influence qu'elle exerça sur les lettres, elle doit fixer notre attention; elle le doit bien plus sous un autre rapport: elle marquait un point d'arrêt et un schisme dans le xvIIIe siècle. Condillac fit douter sérieusement le matérialiste; il cherche, examine, distingue là où le xvшe siècle affirmait; il voit la double nature de l'homme dans ce que Diderot, Helvétius, d'Holbach expliquaient par la fermentation de la matière et le jeu des organes. Le caractère de sa philosophie avait, dès l'origine, frappé les yeux des matérialistes ; et la différence entre eux et lui avait tout d'abord éclaté. Diderot, en le louant publiquement pour quelques articles donnés à l'Encyclopédie, s'indignait de quelques passages de ses écrits, et le trouvait scolastique et idéaliste. C'est même, en partie, pour le combattre qu'il se jeta dans ses explications physiolo

giques de la pensée. Pour beaucoup d'autres, cependant, plus clairvoyants et plus logiques, Condillac parut un adversaire de la métaphysique religieuse, un observateur favorable au scepticisme. Ils comprirent dès lors toutes les conséquences qui devaient sortir d'une philosophie qui part de l'action des sens et pour laquelle les plus nobles opérations de l'âme ne sont que des sensations transformées.

Quoi qu'il en soit, Condillac succéda presque, en France, à la grande réputation que Voltaire avait faite à Locke, comme fondateur d'une nouvelle et libre philosophie.

Condillac, cependant, ne suivait pas Locke d'aussi près qu'on l'a dit. Dès son premier ouvrage il s'en sépare, et quelquefois pour les choses mêmes que Voltaire avait le plus louées dans le philosophe anglais.

« Je ne sais, dit-il, comment Locke a pu avouer qu'il nous sera peut-être éternellemeut impossible de connaître si Dieu n'a pas donné à quelque amas de matière disposée d'une certaine façon la puissance de penser. Le sujet de la pensée doit être un ; or, la matière n'est pas un. »

Et tout ce qui suit établit avec force la distinction des deux substances. Condillac rejette également bien loin l'opinion de Locke, qu'il n'y a pas de morale innée, et ses tristes efforts pour montrer que les coutumes les plus barbares ont prévalu chez quelques peuples, comme bonnes et saintes. Faux et vain travail, pourrait-on dire à Locke, démenti par vous-même qui le faites, et qui prétendez conclure, de la monstruosité de ces coutumes, l'absence du sentiment moral, à l'instant même où ce sentiment vous révèle qu'elles sont monstrueuses!

Condillac, sur bien des points encore, contredit les opinions du philosophe anglais, et il ne l'avoue jamais pour son maître. Quant à la base même de cette philosophie, l'influence des sens sur la pensée, on se rappelle l'axiome antique : Nihil est in intellectu, quod non prius fuerit in sensu. Mais on sait aussi que Leibnitz a magnifiquement complété cet axiome par ces mots : Nisi intellectus ipse. « Il n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait été auparavant dans les sens, si ce n'est l'intelligence ellemême. » La théologie chrétienne avait compris cette vérité avant Leibnitz. « L'entendement humain, dit saint Thomas, dans l'état présent, ne conçoit rien sans images sensibles. >> nihil intelligit sine phantasmate. Mais saint Thomas ajoutait : « Les sens sont étrangers à toute idée spirituelle; ils ignorent même leur propre opération. La vue ne pourrait se voir, ni

voir qu'elle voit. » Et ainsi, dans la prédominance même de l'action des sens, il montrait la nécesssté du principe intellectuel.

Condillac lui-même n'a sans doute pas d'autre but. Il redit sans cesse : « L'âme seule sent à l'occasion des organes. » Mais suivez-le dans ses déductions détaillées et dans son analyse des siens, l'activité de l'âme disparaît. Il reproche à Locke d'avoir reconnu deux sources de nos idées, les sens et la réflexion. Il lui reproche d'avoir fait des facultés de l'âme autant de qualités innées, tandis qu'elles tirent leur origine de la sensation ellemême. La sensation transformée est tout : elle devient tour à tour attention, comparaison, jugement. Mais, dira-t-on, les bêtes ont des sensations, et cependant leur âme n'est pas capable des mêmes facultés que celle de l'homme. A cette objection, que répond Condillac? « C'est, dit-il, que l'organe du tact est moins parfait dans les bêtes. Or, c'est le tact qui surtout excite l'attention, et fait naître la réflexion. « Diderot n'eût pas mieux fait; et voilà où le philosophe idéaliste est tombé par l'abus de sa méthode, et sa prétention d'avoir tout découvert dans l'analyse unique de la sensation transformée.

Mais il ne suffit pas d'une seule clef pour ouvrir l'esprit humain. La dualité même de notre nature ne permet pas qu'un seul procédé d'observation rende compte de tout notre être ; et c'est ainsi que la philosophie de Condillac, faible et vulnérable par les côtés mêmes qui, longtemps, l'avaient rendue populaire, a vu tomber son influence, reniée d'abord dans le pays d'où elle avait tiré ses plus fortes armes, puis attaquée en France par un homme éloquent (*), qu'a suivi toute une école. Une grande part lui reste cependant. Si les ouvrages de Condillac ne suffisent pas à l'interprétation psychologique de notre nature; si le philosophe a, plus d'une fois, dévié de son but, son travail du moins est instructif et fécond en expériences. Condillac a beaucoup profité de deux esprits plus puissants que le sien, Hobbes et Locke; mais il observait et pensait beaucoup par lui-même.

Pour son principal ouvrage, le Traité des sensations, il fut encore aidé par les ingénieux entretiens d'une personne douée, dit-on, du génie des spéculations métaphysiques, Mademoiselle Ferrand. La mort lui enleva cette amie; et il écrivit seul l'ouvrage médité en commun. Mais peut-être, dans la forme délicate

(*) M. Royer-Collard.

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