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En parlant de la Nouvelle Héloïse, Rousseau dit : « J'ai vu les mœurs de mon siècle et j'ai donné ces lettres. » Il est triste de penser qu'il y ait eu un siècle dont les mœurs valaient moins que celles de la Nouvelle Héloïse. Au reste l'auteur se condamne lui-même, sous le rapport moral, lorsqu'il déclare dans sa préface que toute femme qui lit ce livre veut se perdre, ou plutôt, ajoute-t-il, elle est déjà perdue.

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L'ÉMILE.

L'Emile est un ouvrage essentiellement dogmatique. Il était tout simple que Rousseau, s'occupant d'éducation, voulût élever l'enfant, non pour la société, mais contre la société. Il est parti de cette base, et conséquemment a dû faire un ouvrage inapplicable. Un autre vice, c'est de placer l'enfant dans cet ensemble de circonstances factices, arrangées autour de lui pour produire un effet calculé. C'était avoir bien mal observé le premier âge. Aussi Rousseau tombe-t-il dans la plus grossière erreur sur la marche progressive des idées et des sentiments dans les enfants. Mais n'était-il pas juste qu'un père comme Rousseau méconnût l'enfance? Il faut en effet ignorer complétement les premières notions d'éducation pratique pour vouloir que l'enfant refasse, à lui, tout le travail de la civilisation, et qu'il invente tout ce qu'il doit apprendre, depuis les sciences jusqu'aux vertus.

Dans ce roman d'éducation, Rousseau se montra plus audacieux que jamais il s'efforça de prouver que dans la religion la morale est tout, et que si la morale est pure, peu importent le dogme et le culte. Insensé ! qui ne voyait pas qu'en annulant ainsi la religion, la morale restait nue et privée de base de sanction; que l'immoralité devenait seulement une affaire de goût. Mais sa morale est même loin d'être pure. Plus qu'Helvétius, il l'a fondée sur la considération de l'intérêt personnel; cela devrait être de la part d'un homme qui manqua toujours de bienveillance pour ses semblables. Et que dire encore d'un homme qui veut que dans l'éducation on suive en tout la nature, qu'on laisse germer et grandir les passions de l'enfant sans les combattre par la crainte de Dieu et l'enseignement des vérités religieuses; enfin que la religion, enseignée ou plutôt exposée tardivement, devienne pour l'élève un guide qu'il peut prendre ou laisser à son choix?

LE CONTRAT SOCIAL.

Sous l'enseigne trompeuse de la liberté et de la souveraineté, le Contrat social est en réalité un système de servitude et de despotisme plus oppresseur que les législations les plus tyranniques de l'antiquité. En posant des principes absolus dont il déduit les conséquences avec une rigueur géométrique, Rousseau, rejetant bien loin la prudente méthode de Montesquieu, ne s'est embarrassé ni de l'histoire ni de la science politique, ni de la pratique des affaires; sa pensée a combiné, dans l'isolement, les ressorts d'une machine simple et puissante, sans dessein d'application complète et prochaine, autant peut-être par ambition de montrer la force et la sagacité de son génie que par espérance de transformer un jour le monde.

Mais Rousseau sut donner à ces principes abstraits une forme neuve et piquante. La division en courts chapitres, le style impérieux et précis, les axiomes tranchants, le mélange de dialectique et d'humeur, d'abstractions et de saillies amères, firent beaucoup lire le Contrat social. La Révolution y puisa des principes et toute une nomenclature politique. Depuis la Déclaration des droits de l'homme jusqu'à la constitution de 1793, il n'est aucun grand acte de cette époque où vous ne trouviez l'influence bien ou mal comprise de Rousseau. C'est lui, et non pas l'éducation des colléges, comme on l'a dit, qui avait créé cet enthousiasme de l'antiquité, fécond en parodies et en crimes. Que de fois, en parcourant les annales de la tribune d'alors, on trouve les principes, les pensées, les phrases de Rousseau, imités, commentés, copiés, et souvent par quels hommes! Rousseau fut, à quelques égards, la Bible de ce temps.

Une telle influence n'est pas celle qui convient au caractère et au progrès de la liberté moderne ; et de nos jours un célèbre publiciste a pu dire, sans être démenti :

« Je ne connais aucun système de servitude qui ait consacré des erreurs plus funestes que l'éternelle métaphysique du Contrat social. a (Benjamin-Constant, Cours de politique constitutionnelle, tome 1, page 329.)

L'expérience a ruiné les théories politiques de Rousseau; notre siècle n'admet pas l'infaillibilité du peuple; il contrôle, par l'éternelle idée de la justice, les actes de tous les pouvoirs, quels qu'ils soient, et l'autorité n'est légitime à ses yeux que

par l'exercice régulier de la puissance souveraine. La foule communique la force par son assentiment, Dieu seul donne le droit. (M. Gérusez, Histoire de la littérature française.)

CONFESSIONS.

En tête de ses Confessions, dit M. Villemain, Rousseau se vante de former une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et n'aura point d'imitateurs. Je lui connais cependant deux modèles, saint Augustin et Cardan, un saint et un charlatan de génie; quant aux imitations, elles sont nombreuses, si on compte les ouvrages où l'amour-propre nous a longuement occupés de lui. Le livre vraiment unique, c'étaient les Confessions de saint Augustin, ce cri d'humilité et cet hymne à Dieu tout ensemble, ce souvenir d'un pécheur et cette prière d'un converti. Le récit est moins anecdotique, moins varié que celui de Rousseau. Ce n'est pas que le saint manque de franchise, mais sa langue est trop pure pour tout raconter. Quelques expressions sensibles et vives lui suffisent à rappeler les égarements de sa jeunesse et les séduisantes images dont il fut trop charmé. Partout, d'ailleurs, même dans les détails les plus minutieux de l'enfance, il porte une sérieuse métaphysique. Son repentir est pieux et passionné. Il voit en lui-même la misère humaine; il remonte aux plus anciens souvenirs, à ces premiers instincts d'orgueil et de colère qui, dans la faiblesse innocente du corps, montrent déjà les germes des tentations de l'âme, et cette nature libre, mais déchue, que l'homme apporte en naissant.

Les Confessions de l'évêque d'Hippone ne sont pas écrites avec l'élégance expressive et l'art passionné de Rousseau. Saint Augustin a perdu l'accent du pur et beau langage. En sentant avec énergie, il a souvent une diction barbare ou subtile, comme un Romain d'Afrique au ve siècle. Mais quelle. élévation morale, quelle effusion de charité! Rousseau, moins humilié de ses fautes qu'il ne s'attendrit sur ses malheurs, a mis, à force de talent, le pathétique dans l'égoïsme même. Augustin est plein de tendresse pour les autres, autant que de sévérité pour lui. Rien de haineux dans sa tristesse ni d'orgueilleux dans son repentir. Il n'étale pas de ces tableaux où l'âme, en recherchant curieusement ses vices, satisfait encore sa vanité, le plus intime de tous. Il ne raconte pas complaisamment ce qu'il se reproche; et son imagination ne reste pas complice de ce qui fait le sujet de ses remords. Par là, cette

confession d'une ardente jeunesse et d'une vie longtemps égarée est un livre édifiant.

Les Confessions de Rousseau, plus détaillées, plus curieuses, n'offrent pas cet intérêt si pur et cette grandeur morale. L'auteur a beau marquer l'époque où il adopte une vie plus sévère, des vêtements plus simples, où il supprime les bas blancs et les dentelles; il a beau même annoncer sa réforme extérieure, on la sent faiblement, et les derniers livres de ses Confessions semblent ne racheter que par des malheurs les fautes racontées dans les premiers. Toutefois, quelques parties de cet ouvrage et d'autres écrits de Rousseau qui s'y rapportent, ont offert un modèle de composition nouveau dans notre langue. Là, Rousseau a excellé dans deux choses: le sentiment de la nature vraie, prise sur le fait, dans les champs, dans les bois, et le pathétique familier, la mélancolie dans les petites choses: ce sont là deux traits originaux de son éloquence.

JUGEMENT GÉNÉRAL.

En résumé, Jean-Jacques Rousseau ne fut, sous le rapport moral, qu'un grand et funeste sophiste; sous le rapport littéraire, c'est l'un des maîtres en l'art d'écrire. L'éloquence est à la fois un don naturel et un grand art. Rousseau n'avait négligé aucune partie de cet art. L'étude de la philosophie et surtout des philosophes de génie lui avait donné ce fonds. précieux d'observations et d'idées qui enrichit l'orateur; quelques notions de mathématiques, laborieusement acquises, avaient fortifié la précision naturelle de son esprit. L'amour des champs, les souvenirs d'une vie errante, avaient nourri sa vive imagination. Son goût s'était formé dans la solitude, loin des préjugés d'école et de parti. Il n'était pas jusqu'à sa langue qui ne fût excellente, malgré quelque peu d'origine exotique. Cette langue de Genève, il l'avait renouvelée aux sources abondantes de notre idiome, dans le français d'Amyot, dans Rabelais, Montaigne, Charron, dans tous nos vieux auteurs naïvement expressifs, que l'élégance moderne faisait chaque jour oublier davantage. Enfin, à la beauté de l'expression, il joignit, par son instinct musical et presque italien, ce sentiment de l'harmonie si recommandé par les anciens, et chez nous presque inconnu des écrivains qui ne sont pas orateurs. Ajoutez cette verve d'humeur et de mépris contre le siècle, cette fierté républicaine empruntée à des souvenirs de patrie

et d'étude, et qui charmait notre mollesse monarchique, en la faisant rougir.

Avant Rousseau, vous voyez une littérature élégante, majestueuse, qui faisait partie, pour ainsi dire, de la hiérarchie, et se liait à toutes les convenances du grand monde. Bossuet luimême, le génie le plus élevé, l'homme de la plus libre éloquence, est une portion de la monarchie de Louis XIV et en représente la dignité et la grandeur, par son langage autant que par la place qu'il y remplit. Il en est de même de presque tous les grands écrivains de cette époque, hormis la Fontaine. Plus tard, Voltaire, si novateur dans ses principes, était cependant assujetti, plié, sur bien des points, à l'ordre social du temps. II n'y avait plus au xvnre siècle un roi puissant et respecté pour lui-même, mais il y avait encore la cour; et, de même que Bossuet et Racine, avec leur gravité magnifique ou leur noble élégance, ont quelque chose d'assorti à Louis XIV, ainsi Voltaire pouvait paraître le poëte naturel de cette cour licencieuse et spirituelle, qui garde les abus dont elle se moque, et profite encore des choses qu'elle ne croit plus.

Il n'y a plus rien de cela dans Rousseau. Son imagination s'anime ailleurs. Une fleur des champs, un buisson lui plaît mieux que les parcs taillés de Versailles et ces jets d'eau de Chantilly, « qui ne se taisaient ni jour ni nuit. » Sa libre rêverie exprime souvent des choses que la bienséance interdisait aux écrivains du XVIIe siècle. Plus abandonnée, plus libre, elle n'est pas toujours plus naïve; s'arrêtant à plus de détails intimes, elle n'est pas plus vraie. Le naturel que peint Rousseau est celui d'un malade, plutôt que d'un homme en santé. Sa sensibilité, si délicate et si vive pour peindre les beautés des champs, est parfois cynique dans la peinture de l'homme. Il aime à décrire, avec une subtilité ennemie de lui-même, quelques-uns de ces mauvais sentiments qui traversent l'âme et s'enfuient bien vite; il les arrête pour les expliquer. Mais ce mélange n'en produisait pas moins un art nouveau de plaire et d'entraîner. Tout en abaissant l'aristocratie du style, et en étendant le cercle des choses qui pouvaient s'écrire, Rousseau avait gardé une singulière habileté de langage. Par là, devant un siècle amoureux des lettres, il avait fait tout supporter, en sachant tout ennoblir. Le goût déjà moins pur, le langage déjà moins sévère, ne s'offensaient pas des formes un peu déclamatoires et parfois incorrectes qui se mêlent à la diction forte et colorée; et ses mouvements, son

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